Je fus donc
toujours traité comme si j’eusse insisté pour
venir au monde, malgré les règles de la raison, de la
religion et de la morale, et malgré les remontrances de mes
meilleurs amis. Toutes les fois que j’allais chez le tailleur
pour prendre mesure de nouveaux habits, ce dernier avait ordre de me
les faire comme ceux des maisons de correction et de ne me laisser,
sous aucun prétexte, le libre usage de mes membres.
Joe et moi, en nous rendant à l’église,
devions nécessairement former un tableau fort émouvant
pour les âmes compatissantes. Cependant ce que je souffrais en
allant à l’église, n’était rien
auprès de ce que je souffrais en moi-même. Les terreurs
qui m’assaillaient toutes les fois que Mrs Joe se rapprochait
de l’office, ou sortait de la chambre, n’étaient
égalées que par les remords que j’éprouvais
de ce que mes mains avaient fait. Je me demandais, accablé
sous le poids du terrible secret, si l’Église serait
assez puissante pour me protéger contre la vengeance de ce
terrible jeune homme, au cas où je me déciderais à
tout divulguer. J’eus l’idée que je devais choisir
le moment où, à la publication des bans, le vicaire
dit : « Vous êtes priés de nous en
donner connaissance », pour me lever et demander un
entretien particulier dans la sacristie. Si, au lieu d’être
le saint jour de Noël, c’eût été un
simple dimanche, je ne réponds pas que je n’eusse
procuré une grande surprise à notre petite
congrégation, en ayant recours à cette mesure extrême.
M. Wopsle, le chantre, devait dîner
avec nous, ainsi que M. Hubble ; le charron, et Mrs
Hubble ; et aussi l’oncle Pumblechook (oncle de Joe, que
Mrs Joe tâchait d’accaparer), fort grainetier de la ville
voisine, qui conduisait lui-même sa voiture. Le dîner
était annoncé pour une heure et demie. En rentrant, Joe
et moi nous trouvâmes le couvert mis, Mrs Joe habillée,
le dîner dressé et la porte de la rue (ce qui n’arrivait
jamais dans d’autres temps), toute grande ouverte pour recevoir
les invités. Tout était splendide. Et pas un mot sur le
larcin.
La compagnie arriva, et le temps, en s’écoulant,
n’apportait aucune consolation à mes inquiétudes.
M. Wopsle, avec un nez romain, un front chauve et luisant,
possédait, en outre, une voix de basse dont il n’était
pas fier à moitié. C’était un fait avéré
parmi ses connaissances, que si l’on eût pu lui donner
une autre tête, il eût été capable de
devenir clergyman, et il confessait lui-même que si l’Église
eût été « ouverte à tous »,
il n’aurait pas manqué d’y faire figure ;
mais que l’Église n’étant pas « accessible
à tout le monde », il était simplement,
comme je l’ai dit, notre chantre. Il entonnait les réponses
d’une voix de tonnerre qui faisait trembler, et quand il
annonçait le psaume, en ayant soin de réciter le verset
tout entier, il regardait la congrégation réunie autour
de lui d’une manière qui voulait dire : « Vous
avez entendu mon ami, là-bas derrière ; eh bien !
faites-moi maintenant l’amitié de me dire ce que vous
pensez de ma manière de répéter le verset ? »
C’est moi qui ouvris la porte à la
compagnie, en voulant faire croire que c’était dans nos
habitudes, je reçus d’abord M. Wopsle, puis Mrs
Hubble, et enfin l’oncle Pumblechook. – N. B. Je ne
devais pas l’appeler mon oncle, sous peine des punitions les
plus sévères.
« Mistress Joe, dit l’oncle
Pumblechook, homme court et gros et à la respiration
difficile, ayant une bouche de poisson, des yeux ternes et étonnés,
et des cheveux roux se tenant droits sur son front, qui lui donnaient
toujours l’air effrayé, je vous apporte, avec les
compliments d’usage, madame, une bouteille de Sherry, et je
vous apporte aussi, madame, une bouteille de porto. »
Chaque année, à Noël, il se
présentait comme une grande nouveauté, avec les mêmes
paroles exactement, et portant ses deux bouteilles comme deux
sonnettes muettes. De même, chaque année à la
Noël, Mrs Joe répliquait comme elle le faisait ce
jour-là :
« Oh !... mon... on... cle...
Pum... ble... chook !... c’est bien bon de votre part ! »
De même aussi, chaque année à
la Noël, l’oncle Pumblechook répliquait :
comme il répliqua en effet ce même jour :
« Ce n’est pas plus que vous ne
méritez... Êtes-vous tous bien portants ?...
Comment va le petit, qui ne vaut pas le sixième d’un
sou ? »
C’est de moi qu’il voulait parler.
En ces occasions, nous dînions dans la
cuisine, et l’on passait au salon, où nous étions
aussi empruntés que Joe dans ses habits du dimanche, pour
manger les noix, les oranges, et les pommes. Ma sœur était
vraiment sémillante ce jour-là, et il faut convenir
qu’elle était plus aimable pour Mrs Hubble que pour
personne. Je me souviens de Mrs Hubble comme d’une petite
personne habillée en bleu de ciel des pieds à la tête,
aux contours aigus, qui se croyait toujours très jeune, parce
qu’elle avait épousé M. Hubble je ne sais à
quelle époque reculée, étant bien plus jeune que
lui. Quant à M. Hubble, c’était un vieillard
voûté, haut d’épaules, qui exhalait un
parfum de sciure de bois ; il avait les jambes très
écartées l’une de l’autre ; de sorte
que, quand j’étais tout petit, je voyais toujours entre
elles quelques milles de pays, lorsque je le rencontrais dans la rue.
Au milieu de cette bonne compagnie, je ne me
serais jamais senti à l’aise, même en admettant
que je n’eusse pas pillé le garde-manger. Ce n’est
donc pas parce que j’étais placé à l’angle
de la table, que cet angle m’entrait dans la poitrine et que le
coude de M. Pumblechook m’entrait dans l’œil,
que je souffrais, ni parce qu’on ne me permettait pas de parler
(et je n’en avais guère envie), ni parce qu’on me
régalait avec les bouts de pattes de volaille et avec ces
parties obscures du porc dont le cochon, de son vivant, n’avait
eu aucune raison de tirer vanité. Non ; je ne me serais
pas formalisé de tout cela, s’ils avaient voulu
seulement me laisser tranquille ; mais ils ne le voulaient pas.
Ils semblaient ne pas vouloir perdre une seule occasion d’amener
la conversation sur moi, et ce jour-là, comme toujours, chacun
semblait prendre à tâche de m’enfoncer une pointe
et de me tourmenter. Je devais avoir l’air d’un de ces
infortunés petits taureaux que l’on martyrise dans les
arènes espagnoles, tant j’étais douloureusement
touché par tous ces coups d’épingle moraux.
Cela commença au moment où nous nous
mîmes à table.
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