J’ai le plus grand désir d’être utile à un ami... »

Wemmick pinça sa boîte aux lettres et secoua la tête, comme si son opinion était morte pour toute fatale faiblesse de cette sorte.

« Cet ami, continuai-je, essaye d’entrer dans la vie commerciale, mais il n’a pas d’argent et trouve les commencements difficiles et décourageants... Je voudrais, d’une manière ou d’une autre, l’aider à commencer...

– Avec de l’argent comptant ? dit Wemmick d’un ton plus sec que de la sciure de bois.

– Avec un peu d’argent comptant, et peut-être aussi en anticipant un peu sur mes espérances.

– Monsieur Pip, dit Wemmick, j’aimerais à récapituler avec vous sur mes doigts, s’il vous plaît, les noms des divers ponts jusqu’à Chelsea. Voyons : il y a le pont de Londres, un ; Southwark, deux ; Blackfriars, trois ; Waterloo, quatre ; Westminster, cinq ; Wauxhall, six ; Chelsea, sept1. »

Il avait marqué chaque pont à son tour, en frappant avec la poignée de sa clef sur la paume de sa main :

« Il n’y en a pas moins de sept à choisir, vous voyez.

– Je ne vous comprends pas, dis-je.

– Choisissez votre pont, monsieur Pip, repartit Wemmick, promenez-vous sur votre pont, et lancez votre argent dans la Tamise par-dessus l’arche centrale de votre pont, et vous en connaîtrez la fin. Rendez service à un ami, prêtez-lui de l’argent, et vous pourrez également en savoir la fin ; mais c’est une fin moins agréable et moins profitable. »

J’aurais pu mettre un journal à la poste dans sa bouche, tant il l’entrebâillait après avoir dit cela.

« C’est bien décourageant, dis-je.

– Je n’ai pas voulu faire autre chose.

– Alors, votre opinion, dis-je légèrement indigné, est qu’un homme ne devrait jamais...

– Placer un avoir portatif chez un ami, dit Wemmick, certainement non ; à moins qu’il ne veuille se débarrasser de l’ami ; et alors, le tout est de savoir quelle somme portative il peut falloir pour se débarrasser de lui.

– Et c’est là votre dernier mot, monsieur Wemmick !

– C’est là ! répondit-il, mon dernier mot... ici...

– Ah ! dis-je en le pressant, car je croyais voir jour derrière lui. Mais serait-ce votre dernier mot chez vous, à Walworth.

– Monsieur Pip, répliqua-t-il avec gravité, Walworth est un endroit, et cette étude en est un autre, de même que mon père est une personne, et que M. Jaggers est une autre personne : il ne faut pas les confondre l’un avec l’autre. Mes sentiments de Walworth doivent être pris à Walworth ; ici, dans cette étude, il ne faut compter que sur mes sentiments officiels.

– Très bien, dis-je, considérablement soulagé ; alors j’irai vous trouver à Walworth, vous pouvez y compter.

– Monsieur Pip, répondit-il, vous y serez le bienvenu, comme connaissance personnelle et privée. »

Nous avions dit tout cela à voix basse, sachant bien que les oreilles de mon tuteur étaient les plus fines parmi les plus fines. Comme il se montrait dans l’embrasure de sa porte, en essuyant ses mains, Wemmick mit son pardessus et se tint prêt à éteindre les chandelles. Nous descendîmes dans la rue tous les trois ensemble, et, sur le pas de la porte, Wemmick prit de son côté, M. Jaggers et moi de l’autre.

Je ne pus m’empêcher de désirer plus d’une fois ce soir-là que M. Jaggers eût dans Gerrard Street, ou un vieux, ou un canon, ou quelque chose, ou quelqu’un pour le piquer un peu et dérider son front. C’était une considération désagréable pour un vingt-et-unième anniversaire de naissance et cela ne valait guère la peine de songer qu’on atteignait sa majorité pour entrer dans un monde méfiant où il fallait toujours être sur ses gardes comme il le faisait. Il était mille fois mieux informé et plus intelligent que Wemmick et pourtant j’aurais mille fois préféré avoir Wemmick à dîner que lui. M. Jaggers ne me rendit pas seul mélancolique, car lorsqu’il fut parti Herbert me dit en fixant les yeux sur le feu, qu’il lui semblait avoir commis une mauvaise action et l’avoir oubliée, tant il se sentait abattu et coupable.





VIII



Pensant que le dimanche était le jour le plus convenable pour aller consulter M. Wemmick à Walworth, je consacrai l’après-midi du dimanche suivant à un pèlerinage au château. En arrivant devant les créneaux, je trouvai le pavillon flottant et le pont-levis levé ; mais, sans me laisser décourager par ces démonstrations de défiance et de résistance, je sonnai à la porte, et fus admis de la manière la plus pacifique.

« Mon fils, monsieur, dit le vieillard, après avoir assuré le pont-levis, avait dans l’idée que le hasard pourrait vous amener aujourd’hui, et il m’a chargé de vous dire qu’il serait bientôt de retour de sa promenade de l’après-midi. Il est très réglé dans ses promenades, mon fils... très réglé en toutes choses, mon fils. »

Je faisais des signes de tête au vieillard, comme Wemmick lui-même aurait pu faire, et nous entrâmes nous mettre près du feu.

« C’est à son étude que vous avez fait la connaissance de mon fils, monsieur ? » dit le vieillard en gazouillant selon son habitude, tout en se chauffant les mains à la flamme.

Je fis un signe affirmatif.

« Ah ! j’ai entendu dire que mon fils était très habile dans sa partie, monsieur. »

Je fis plusieurs signes successifs.

« Oui, c’est ce qu’on m’a dit. Il s’occupe de jurisprudence. »

Je fis des signes sans interruption.

« Ce qui me surprend beaucoup chez mon fils, dit le vieillard, car il n’a pas été élevé dans cette partie, mais dans la tonnellerie. »

Curieux de savoir ce que le vieillard connaissait de la réputation de M. Jaggers, je lui hurlai ce nom à l’oreille. Il me jeta dans une grande confusion en se mettant à rire de tout son cœur, et en répliquant d’une manière très fine :

« Non, à coup sûr, vous avez raison ! »

Et, à l’heure qu’il est, je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il voulait dire, ni de la plaisanterie qu’il croyait que j’avais faite.

Comme je ne pouvais pas rester à lui faire perpétuellement des signes de tête, je lui demandai en criant s’il avait exercé la profession de tonnelier. À force de hurler ce mot plusieurs fois, en frappant doucement sur le ventre du vieillard, pour mieux attirer son attention, je réussis enfin à me faire comprendre.

« Non, dit-il, un magasin... un magasin... d’abord, là-bas. »

Il semblait me montrer la cheminée ; mais je crois qu’il voulait dire à Liverpool.

« Et puis, dans la Cité de Londres, ici. Cependant, ayant une infirmité, car j’ai l’oreille dure, monsieur... »

J’exprimai par gestes le plus grand étonnement.

« Oui, j’ai l’oreille dure, et voyant cette infirmité, mon fils s’est mis dans la jurisprudence et il a pris soin de moi, et petit à petit il a créé cette élégante et belle propriété. Mais pour en revenir à ce que vous disiez, vous savez, poursuivit le vieillard en riant de nouveau, je dis : non, à coup sûr ; vous avez raison. »

Je me demande modestement si mon extrême ingénuité m’aurait jamais mis à même de dire quelque chose qui l’aurait amusé moitié autant que cette plaisanterie imaginaire, quand j’entendis tout à coup un clic-clac dans le mur d’un côté de la cheminée, et que je vis s’ouvrir un carré montrant une petite planchette, sur laquelle on lisait :



John.



Le vieillard suivait mes yeux, et s’écria d’une voix triomphante :

« Mon fils est rentré ! »

Et tous deux nous nous rendîmes au pont-levis.

On aurait vraiment payé pour voir Wemmick m’adressant un salut de l’autre côté du fossé, pendant que nous aurions pu nous serrer la main par-dessus, avec la plus grande facilité. Le vieux était si enchanté de faire manœuvrer le pont-levis, que je n’offris pas de l’aider ; je me tins tranquille, jusqu’au moment où Wemmick eût traversé et m’eût présenté à miss Skiffins. C’était une jeune femme qui l’accompagnait.

Miss Skiffins avait l’air d’être en bois, et ouvrait la bouche comme celui qui l’escortait. Elle pouvait avoir deux ou trois ans de moins que Wemmick, et, à juger par l’apparence, elle paraissait assez à son aise ; la coupe de ses vêtements, depuis le haut de la taille, par derrière et par devant, la faisait ressembler beaucoup à un cerf-volant, et j’aurais pu trouver sa robe d’un orange un peu trop décidé et ses gants d’un vert un peu trop intense, mais elle paraissait être une excellente personne, et montrait les plus grands égards pour le vieux. Je ne fus pas longtemps à découvrir qu’elle rendait de fréquentes visites au château, car lorsque nous entrâmes, et que je complimentai Wemmick sur son ingénieux moyen de s’annoncer à son père, il me pria de fixer, pour un instant, mon attention de l’autre côté de la cheminée, et disparut. Bientôt on entendit un autre clic-clac, et un autre petit carré s’ouvrit, sur lequel on lisait :



Miss Skiffins.



Alors, le carré de miss Skiffins se ferma et celui de John s’ouvrit. Ensuite, miss Skiffins et John s’ouvrirent ensemble, et finalement ils se fermèrent ensemble. Lorsque Wemmick revint de faire manœuvrer ces petites mécaniques, j’exprimai toute l’admiration qu’elles m’inspiraient, et il me dit :

« Vous savez, elles sont toutes deux agréables et utiles au père, et par saint Georges, monsieur, c’est une chose digne de remarque, que de tous les gens qui viennent à cette porte, le secret de ces ressorts n’est connu que du vieux, de miss Skiffins et de moi !

– Et c’est M. Wemmick qui les a faits, ajouta miss Skiffins, de son imagination et de sa propre main. »

Miss Skiffins ôta son chapeau, mais elle garda ses gants verts pendant toute la soirée, comme un signe visible et extérieur qu’il y avait compagnie. Wemmick m’invita à aller faire un tour dans la propriété pour jouir de l’effet de l’île pendant l’hiver. Pensant qu’il agissait ainsi pour me fournir l’occasion de prendre ses sentiments de Walworth, j’en profitai aussitôt que nous fûmes sortis du château.

Ayant bien réfléchi à ce sujet, je l’abordai, comme s’il n’en avait jamais été question auparavant. J’appris à Wemmick que j’étais inquiet sur le compte d’Herbert Pocket, et je lui dis comment nous nous étions d’abord rencontrés, et comment nous nous étions battus. Je dis quelques mots en passant de la famille d’Herbert, de son caractère, de son peu de ressources personnelles, et de la pension inexacte et insuffisante qu’il recevait de son père. Je fis allusion aux avantages que j’avais tirés de sa société dans mon ignorance primitive et mon peu d’usage du monde, et j’avouai que je craignais de ne l’avoir que fort mal payé de retour, et qu’il aurait mieux réussi sans moi et mes espérances. Tenant miss Havisham à un plan très éloigné, je laissai entrevoir que j’aurais désiré prendre des arrangements avec lui pour son avenir, ayant la certitude qu’il possédait une âme généreuse, et qu’il était au-dessus de tout soupçon d’ingratitude ou de mauvais desseins.

« Pour toutes ces raisons, dis-je à Wemmick, et parce qu’il est mon compagnon et mon ami, et parce que j’ai une grande affection pour lui, je souhaiterais de faire refléter sur lui quelques rayons de ma bonne fortune, et, en conséquence, je viens demander conseil à votre expérience et à votre connaissance des hommes et des affaires, et savoir de vous comment, avec mes ressources, je pourrais assurer à Herbert un revenu réel, une centaine de livres par an, par exemple, pour le tenir en bon espoir et bon courage, et graduellement lui acheter une petite part dans quelque association. »

En concluant, je priai Wemmick de bien comprendre que je désirais tenir ce service secret, sans qu’Herbert en eût connaissance ou soupçon, et qu’il n’y avait personne autre au monde à qui je pusse demander conseil. Je terminai en posant ma main sur son épaule, et en disant :

« Je ne puis m’empêcher de me fier à vous, bien que je sache que cela vous embarrasse ; mais c’est votre faute, puisque vous m’avez vous-même amené ici. »

Wemmick garda le silence pendant un moment, puis il dit avec une sorte d’élan :

« Sachez-le, monsieur Pip, je dois vous dire une chose, c’est que cela est diablement bien à vous !

– Dites que vous m’aiderez à faire le bien alors.

– Diable ! répliqua Wemmick en secouant la tête, ça n’est pas mon affaire.

– Ce n’est pas non plus ici votre maison d’affaires, dis-je.

– Vous avez raison, répondit-il ; vous frappez le clou sur la tête, monsieur Pip ; je vais y réfléchir, si vous le voulez bien, et je pense que tout ce que vous voulez faire peut être fait petit à petit. Skiffins (c’est le frère de mademoiselle) est un comptable ; je le verrai et lui dirai votre projet.

– Je vous remercie dix mille fois.

– Au contraire, dit-il, c’est à moi de vous remercier ; car, bien que nous agissions strictement sous notre responsabilité privée et personnelle, on peut dire cependant qu’il reste toujours autour de nous quelques toiles d’araignée de Newgate, et cela les enlève. »

Après avoir causé quelques moments de plus, nous rentrâmes au château, où nous trouvâmes miss Skiffins en train de préparer le thé. La responsabilité du pain rôti était laissée au vieux, et cet excellent homme y mettait une telle ardeur, que ses yeux me semblaient être en danger de fondre.

Le repas que nous allions faire n’était pas seulement nominal, c’était une vigoureuse réalité. Le vieillard avait préparé une telle pyramide de rôties bourrées, que c’est à peine si je pouvais le voir par-dessus, tandis qu’il accrochait le gril au sommet de la barre supérieure de la grille à charbon de terre après les avoir enlevées et les avoir remplacées par d’autres qui commençaient à fumer. De son côté miss Skiffins brassait une telle quantité de thé que le cochon relégué dans un endroit retiré en fut fortement excité et qu’il manifesta à plusieurs reprises son désir de prendre part à la fête.

Le pavillon avait été baissé, le canon tiré à l’heure dite et je me sentais aussi séparé du reste du monde, qui n’était pas Walworth, que si le fossé avait eu trente pieds de largeur et autant de profondeur.