Rien ne troublait la tranquillité du
château, si ce n’est le bruit que faisaient en s’ouvrant
de temps à autre John et miss Skiffins, ces
petites portes semblaient en proie à quelque infirmité
spasmodique et sympathique, et je me sentis mal à l’aise
jusqu’à ce que j’y fusse habitué. D’après
la nature méthodique des arrangements de miss Skiffins, je
conclus qu’elle faisait le thé tous les dimanches soir,
et je soupçonnai certaine broche classique qu’elle
portait, représentant le profil d’une femme peu
séduisante, avec un nez aussi mince que le premier quartier de
la lune, d’être un cadeau de Wemmick.
Nous mangeâmes toutes les rôties et
bûmes du thé en proportion, et il était
réjouissant de voir combien après le repas nous étions
tous chauds et graisseux. Le vieux surtout aurait pu passer pour un
vieux chef de tribu sauvage nouvellement huilé ; après
un moment de repos, miss Skiffins, en l’absence de la petite
servante, qui, à ce qu’il paraît, se retirait dans
le sein de sa famille les après-midi du dimanche, lava les
tasses à thé, comme une dame qui le fait pour s’amuser,
et de manière à ne pas se compromettre vis-à-vis
d’aucun de nous ; puis elle remit ses gants verts, et nous
nous groupâmes autour du feu. Alors
Wemmick dit :
« Maintenant, vieux père,
lisez-nous le journal. »
Wemmick m’expliqua, pendant que le vieux
tirait ses lunettes, que c’était une vieille habitude,
et que le vieillard éprouvait une satisfaction infinie à
lire le journal à haute voix.
« Je ne chercherai pas de prétexte
pour l’en empêcher, dit Wemmick ; car il a si peu de
plaisir... Y êtes-vous, vieux père ?
– J’y suis, John, j’y
suis ! répondit le vieillard, en voyant qu’on lui
parlait.
– Faites-lui seulement un signe de tête
de temps en temps, quand il quittera le journal des yeux, dit
Wemmick, et il sera heureux comme un roi. Nous écoutons, vieux
père.
– Très bien, John, très
bien ! repartit le joyeux vieillard, si content et si affairé,
que c’était vraiment charmant de le voir.
Le vieillard, en lisant, me rappela la classe de
la grand-tante de M. Wopsle, avec cette plaisante particularité,
que sa voix semblait sortir par le trou de la serrure. Comme il avait
besoin que les chandelles fussent près de lui, et comme il
était toujours sur le point de brûler, soit sa tête,
soit le journal, il demandait autant de surveillance qu’un
moulin à poudre. Mais Wemmick était également
infatigable dans sa douceur et dans sa vigilance, et le vieux
continuait à lire, sans se douter des nombreux dangers dont on
le sauvait à tout moment. Toutes les fois qu’il levait
les yeux sur nous, nous exprimions tous le plus grand intérêt
et la plus grande attention, et nous lui faisions des signes de tête
jusqu’à ce qu’il continuât.
Comme Wemmick et miss Skiffins étaient
assis l’un à côté de l’autre, et
comme j’étais, moi, dans un coin obscur, j’observai
une extension longue et graduelle de la bouche de M. Wemmick, en
même temps que son bras se glissait lentement et graduellement
autour de la taille de miss Skiffins. Avec le temps, je vis paraître
sa main de l’autre côté de miss Skiffins ;
mais, à ce moment, miss Skiffins l’arrêta
doucement avec son gant vert, ôta son bras, comme si c’eût
été une partie de son propre vêtement, et, avec
le plus grand sang-froid, le déposa sur la table devant elle.
Le calme de miss Skiffins, pendant cette opération, était
un des spectacles les plus remarquables que j’eusse encore vus,
et on aurait presque pu croire qu’elle le faisait
machinalement.
Bientôt je vis le bras de Wemmick qui
recommençait à disparaître, et graduellement je
le perdis de vue. Un peu après, sa bouche commença à
s’élargir de nouveau. Après un intervalle
d’incertitude qui, pour moi du moins, fut tout à fait
fatigant et presque pénible, je vis sa main paraître de
l’autre côté de miss Skiffins. Aussitôt miss
Skiffins l’arrêta avec le calme d’un placide
boxeur, ôta cette ceinture ou ceste, comme la première
fois, et la posa sur la table. Supposant que la table était
l’image du sentier de la vertu, je dois déclarer que,
pendant tout le temps que dura la lecture du vieux, le bras de
Wemmick s’éloigna continuellement de ce sentier, et y
fut non moins continuellement ramené par miss Skiffins.
À la fin, le vieillard tomba dans un léger
assoupissement. Ce fut le moment pour Wemmick de produire une petite
bouilloire, un plateau et des verres, ainsi qu’une bouteille
noire à bouchon de porcelaine, représentant quelque
dignitaire clérical, à l’aspect rubicond et
gaillard. À l’aide de tous ces ustensiles, nous eûmes
tous quelque chose de chaud à boire, sans excepter le vieux,
qui ne tarda pas à se réveiller. Miss Skiffins
composait le mélange, et je remarquai qu’elle et Wemmick
burent dans le même verre. J’étais sans doute trop
bien élevé pour offrir de reconduire miss Skiffins
jusque chez elle ; et dans ces circonstances, je pensai que je
ferais mieux de partir le premier. C’est ce que je fis, après
avoir pris cordialement congé du vieillard, et passé
une soirée extrêmement agréable.
Avant qu’une semaine fût écoulée,
je reçus un mot de Wemmick, daté de Walworth, et
m’informant qu’il espérait avoir avancé
l’affaire dont nous nous étions occupés, et qu’il
serait bien aise de me voir à ce sujet. Je me rendis donc de
nouveau plusieurs fois à Walworth, et cependant je l’avais
souvent vu et revu dans la Cité ; mais nous n’ouvrions
jamais la bouche sur ce sujet dans la Petite-Bretagne ou ses
environs. Le fait est que nous trouvâmes un jeune et honorable
négociant ou courtier maritime, établi depuis peu, et
qui demandait un aide intelligent, en même temps qu’un
capital, et qui, dans un temps déterminé, aurait besoin
d’un associé. Un traité secret fut signé
entre lui et moi au sujet d’Herbert ; je lui versai
comptant la moitié de mes cinq cents livres, et je pris
l’engagement de lui faire divers autres versements, les uns à
certaines échéances sur mon revenu, les autres à
l’époque où j’entrerais en possession de ma
fortune. Le frère de miss Skiffins dirigea la négociation ;
Wemmick s’en occupa tout le temps, mais ne parut jamais.
Toute cette affaire fut si habilement conduite,
que Herbert ne soupçonna pas un instant que j’y fusse
pour quelque chose. Jamais je n’oublierai le visage radieux
avec lequel il rentra à la maison, une certaine après-midi,
et me dit comme une grande nouvelle qu’il s’était
abouché avec un certain Claricker, c’était le nom
du jeune marchand, et que Claricker lui avait témoigné
à première vue une sympathie extraordinaire, et qu’il
croyait que la chance de réussir était enfin venue. À
mesure que ses espérances prenaient plus de consistance et que
son visage devenait plus radieux, il dut voir en moi un ami de plus
en plus affectueux ; car j’eus là la plus grande
difficulté à retenir des larmes de bonheur et de
triomphe en le voyant si heureux. À la fin, la chose se fit,
et le jour qu’il entra dans la maison Claricker, il me parla
pendant toute la soirée avec l’animation du plaisir et
du succès. Je pleurai alors réellement et abondamment,
en allant me coucher, et en pensant que mes espérances avaient
fait au moins un peu de bien à quelqu’un.
Maintenant commence à poindre un grand
événement dans ma vie, et qui la fit dévier de
sa route. Mais avant que je raconte, et que je passe à tous
les changements qui s’ensuivirent, je dois consacrer un
chapitre à Estelle. C’est bien peu accorder au sujet
qui, depuis si longtemps, remplissait mon cœur.
IX
Si la vieille maison sombre qui se trouve près
de la pelouse à Richmond est jamais hantée après
ma mort, assurément ce sera par mon esprit. Oh ! combien
de fois... combien de nuits...
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