combien de jours... mon esprit inquiet a-t-il visité cette maison quand Estelle y demeurait ! Que mon corps fût n’importe où, mon âme errait, errait, errait sans cesse dans cette maison.

La dame chez laquelle on avait placé Estelle s’appelait Mrs Brandley ; elle était veuve et avait une fille de quelques années plus âgée qu’Estelle. La mère paraissait jeune et la fille vieille. Le teint de la mère était rosé, celui de la jeune fille était jaune. La mère donnait dans la frivolité, la fille dans la théologie. Elles étaient dans ce qu’on appelle une bonne position ; elles faisaient fréquemment des visites et recevaient un grand nombre de personnes. Je ne sais s’il subsistait entre ces dames et Estelle la moindre communauté de sentiments ; mais il était convenu qu’elles lui étaient nécessaires, et qu’elle leur était nécessaire. Mrs Brandley avait été l’amie de miss Havisham, avant l’époque où cette dernière s’était retirée du monde.

Dans la maison de Mrs Brandley, comme au dehors, je souffris toutes les espèces de torture de la part d’Estelle, et à tous les degrés inimaginables. La nature de mes relations avec elle, qui me mettait dans des termes de familiarité sans me mettre dans ceux de la faveur, contribuait à me rendre fou. Elle se servait de moi pour tourmenter ses autres admirateurs ; et elle usait de cette même familiarité, entre elle et moi, pour traiter avec un mépris incessant mon dévouement pour elle. Si j’avais été son secrétaire, son intendant, son frère de lait, un parent pauvre ; si j’avais été son plus jeune frère ou son futur mari, je n’aurais pu me croire plus loin de mes espérances que je l’étais, si près d’elle. Le privilège de l’appeler par son nom et de l’entendre m’appeler par le mien, devint dans plus d’une occasion une aggravation de mes tourments ; il rendait presque fous de dépit ses autres amants, mais je ne savais que trop qu’il me rendait presque fou moi-même.

Elle avait des admirateurs sans nombre ; sans doute ma jalousie voyait un admirateur dans chacun de ceux qui l’approchaient ; mais il y en avait encore beaucoup trop, sans compter ceux-là.

Je la voyais souvent à Richmond, j’entendais souvent parler d’elle en ville, et j’avais coutume de la promener souvent sur l’eau avec les Brandleys. Il y avait des pique-niques, des fêtes de jour, des spectacles, des opéras, des concerts, des soirées et toutes sortes de plaisirs, auxquels je l’accompagnais toujours, et qui étaient autant de douleurs pour moi. Jamais je n’eus une heure de bonheur dans sa société, et pourtant, pendant tout le temps que duraient les vingt-quatre heures, mon esprit se réjouissait du bonheur de rester avec elle jusqu’à la mort.

Pendant toute cette partie de notre existence, et elle dura, comme on le verra tout à l’heure, ce que je croyais alors être un long espace de temps, elle ne quitta pas ce ton froid qui dénotait que notre liaison nous était imposée ; par moments seulement il y avait un soudain adoucissement dans ses paroles, ainsi que dans mes manières, et elle semblait me plaindre.

« Pip !... Pip !... dit-elle un soir en s’adoucissant un peu, pendant que nous étions retirés dans l’embrasure d’une fenêtre de la maison de Richmond, ne voudrez-vous donc jamais vous tenir pour averti ?

– De quoi ?...

– De moi.

– Averti de ne pas me laisser attirer par vous, est-ce là ce que vous voulez dire, Estelle ?

– Ce que je veux dire ? Si vous ne savez pas ce que je veux dire, vous êtes aveugle. »

J’aurais pu répliquer que l’amour avait la réputation d’être aveugle ; mais par la raison que j’avais d’être toujours retenu, et ce n’était pas là la moindre de mes misères, par un sentiment qu’il n’était pas généreux à elle de m’imposer quand elle savait qu’elle ne pouvait se dispenser d’obéir à miss Havisham, je craignais toujours que cette certitude de sa part ne me plaçât d’une façon désavantageuse vis-à-vis de son orgueil et que je ne fusse cause d’une secrète rébellion dans son cœur.

« Dans tous les cas, dis-je, je n’ai reçu d’autre avertissement que celui-ci ; car vous-même m’avez écrit de me rendre près de vous.

– C’est vrai », dit Estelle avec ce sourire indifférent et froid qui me glaçait toujours.

Après avoir regardé un instant au dehors dans le crépuscule, elle continua :

« Miss Havisham désire m’avoir une journée à Satis House ; vous pouvez m’y conduire et me ramener si vous le voulez. Elle préférerait que je ne voyageasse pas seule, et elle refuse de recevoir ma femme de chambre, car elle a horreur de s’entendre adresser la parole par de telles gens. Pouvez-vous me conduire ?

– Si je puis vous conduire, Estelle !...

– Vous le pouvez ?... Alors, ce sera pour après-demain, si vous le voulez bien ; vous payerez tous les frais de ma bourse. Voilà les conditions de votre voyage avec moi.

– Et je dois obéir ? » dis-je.

Ce fut la seule invitation que je reçus pour cette visite, de même que pour toutes les autres. Miss Havisham ne m’écrivait jamais, et je n’avais seulement jamais vu son écriture. Nous partîmes le surlendemain, et nous la trouvâmes dans la chambre où je l’avais vue la première fois. Il est inutile d’ajouter qu’il n’y avait aucun changement à Satis House.

Miss Havisham fut encore plus terriblement affectueuse avec Estelle qu’elle ne l’avait été la dernière fois que je les avais vues ensemble. Je dis le mot avec intention, car il y avait positivement quelque chose de terrible dans l’énergie de ses regards et de ses embrassements. Elle mangeait des yeux la beauté d’Estelle, elle mangeait ses paroles, elle mangeait ses gestes, elle mordait ses doigts tremblants, comme si elle eût dévoré la belle créature qu’elle avait élevée.

Puis d’Estelle, elle reportait les yeux sur moi avec un regard inquisiteur, qui semblait fouiller dans mon cœur et sonder ses blessures.

« Comment agit-elle avec vous, Pip ?... Comment agit-elle avec vous ?... » me demanda-t-elle encore avec son ton brusque et sec de sorcière, même en présence d’Estelle.

Quand, le soir, nous fûmes assis devant son feu brillant, elle fut encore plus pressante. Alors, tenant la main d’Estelle, passive sous son bras et serrée dans la sienne, elle lui arracha, à force de lui rappeler le contenu de ses lettres, les noms et les conditions des hommes qu’elle avait fascinés ; et tout en s’étendant sur ce sujet, avec l’ardeur d’un esprit malade et mortellement blessé, miss Havisham posa son autre main sur sa canne, appuya son menton dessus, et me dévisagea avec ses yeux pâles et brillants. C’était un véritable spectre.

Je vis par tout cela, tout malheureux que j’en étais, et malgré le sens amer de dépendance et même de dégradation que cela éveillait en moi, qu’Estelle était destinée à assouvir la vengeance de miss Havisham sur les hommes, et qu’elle ne me serait pas donnée avant qu’elle ne l’eût satisfaite pendant un certain temps. Je voyais en cela la raison pour laquelle elle m’avait été destinée d’avance. En l’envoyant pour séduire, tourmenter et faire le mal, miss Havisham avait la maligne assurance qu’elle était hors de l’atteinte de tous les admirateurs, et que tous ceux qui parieraient sur ce coup étaient sûrs de perdre. Je vis en cela que moi aussi j’étais tourmenté par une perversion d’ingénuité, quoique le prix me fût réservé. Je vis en cela la raison pour laquelle on me tenait à distance si longtemps, et la raison pour laquelle on me tenait à distance si longtemps, et la raison pour laquelle mon tuteur refusait de se compromettre par la connaissance formelle d’un tel plan.