En un mot, je vis en cela miss Havisham telle que je l’avais vue la première fois, et telle que je la voyais devant mes yeux, et je vis en tout cela comme l’ombre de la sombre et malsaine maison dans laquelle sa vie était cachée au soleil.

Les bougies qui éclairaient cette chambre étaient placées dans les branches de candélabres fixées au mur ; elles étaient très élevées et brûlaient avec cette tristesse calme d’une lumière artificielle, dans un air rarement renouvelé. En regardant la pâle lueur qu’elles répandaient, en voyant la pendule arrêtée et les vêtements de noces de miss Havisham flétris, épars sur la table et à terre ; en voyant l’horrible figure de miss Havisham, avec son ombre fantastique, que le feu projetait agrandie sur le mur et sur le plafond, je reconnus en toute chose la confirmation de l’explication à laquelle mon esprit s’était arrêté, répétée de mille manières et retombant sur moi. Mes pensées pénétrèrent dans la grande chambre, de l’autre côté du palier, où la table était servie ; et je vis la même explication écrite dans les toiles d’araignée amoncelées sur tout, dans la marche des araignées sur la nappe, dans les traces des souris qui rentraient, leurs petits cœurs tout en émoi, derrière les panneaux, et dans les groupes des insectes sur le plancher, aussi bien que dans leur manière d’avancer ou de s’arrêter.

Il arriva, à l’occasion de cette visite, que quelques mots piquants s’élevèrent entre Estelle et miss Havisham. C’était la première fois que je voyais une discussion entre elles.

Nous étions assis près du feu, comme je l’ai dit tout à l’heure. Miss Havisham tenait encore le bras d’Estelle passé sous le sien, et elle serrait encore la main d’Estelle dans la sienne, quand Estelle essaya peu à peu de se dégager. Elle avait montré plus d’une fois une impatience hautaine, et avait plutôt enduré cette furieuse affection qu’elle ne l’avait acceptée ou rendue.

« Comment ! dit miss Havisham en jetant sur elle ses yeux étincelants, vous êtes fatiguée de moi ?

– Je ne suis qu’un peu fatiguée de moi-même, répondit Estelle en dégageant son bras, et en s’approchant de la grande cheminée, où elle resta les yeux fixés sur le feu.

– Dites la vérité, ingrate que vous êtes ! s’écria miss Havisham en frappant avec colère le plancher de sa canne ; vous êtes fatiguée de moi ! »

Estelle, avec un grand calme, leva les yeux sur elle, puis elle les rabaissa sur le feu ; son corps gracieux et son charmant visage exprimaient une froide impassibilité devant la colère de l’autre, qui était presque cruelle.

« Cœur de pierre ! s’écria miss Havisham, cœur froid !... froid !...

– Quoi !... dit Estelle en conservant son attitude d’indifférence pendant qu’elle s’appuyait contre la cheminée, et en ne remuant que les yeux, vous me reprochez d’être froide ?... vous !...

– Ne l’êtes-vous pas ? repartit fièrement miss Havisham.

– Vous devriez savoir, dit Estelle, que je suis ce que vous m’avez faite ; prenez-en toutes les louanges et tout le blâme ; prenez-en tout le succès et tout l’insuccès : en un mot, prenez-moi.

– Oh ! regardez-la ! regardez-la !... s’écria miss Havisham avec amertume ; regardez-la ! si dure, si ingrate, dans la maison même où elle a été élevée... où je l’ai pressée sur cette poitrine brisée, alors qu’elle saignait encore, et où je lui ai prodigué des années de tendresse !

– Du moins je n’ai pas pris part au contrat, dit Estelle, car si je savais marcher et parler quand on le fit, c’était tout ce que je pouvais faire. Mais que voulez-vous dire ? Vous avez été très bonne pour moi, et je vous dois tout... Que voudriez-vous ?

– Votre affection, répliqua l’autre.

– Vous l’avez.

– Je ne l’ai pas, dit miss Havisham.

– Ma mère adoptive, répliqua Estelle sans perdre la grâce aisée de son attitude, sans élever la voix comme faisait l’autre, sans céder jamais ni à la tendresse, ni à la colère ; ma mère adoptive, je vous ai dit que je vous dois tout... Tout ce que je possède est à vous, tout ce que vous m’avez donné, vous pouvez le reprendre. Au-delà je n’ai rien, et si vous me demandez de vous rendre ce que vous ne m’avez jamais donné, mon devoir et ma reconnaissance ne peuvent faire l’impossible.

– Ne lui ai-je jamais donné d’affection ? s’écria miss Havisham en se tournant vers moi avec fureur. Ne lui ai-je jamais donné une affection brûlante, pleine de jalousie en tout temps, et de douleur cuisante, quand elle me parle ainsi ! Qu’elle dise que je suis folle !... qu’elle dise que je suis folle...

– Pourquoi vous appellerai-je folle, repartit Estelle, moi plus que les autres ? Est-il quelqu’un au monde qui sache vos projets à moitié aussi bien que moi ?... est-il quelqu’un au monde qui sache à moitié aussi bien que moi quelle mémoire nette vous avez ?... Moi qui suis restée au même foyer, sur ce petit tabouret qui est encore à côté de vous, à apprendre vos leçons et à lire dans vos yeux, quand votre visage m’étonnait et m’effrayait.

– Leçons et moments bientôt oubliés !... gémit miss Havisham, leçons et moments bien oubliés !...

– Non pas oubliés, repartit Estelle, non pas oubliés, mais recueillis dans ma mémoire... Quand m’avez-vous trouvée sourde à vos enseignements ? quand m’avez-vous trouvée inattentive à vos leçons ?... quand m’avez-vous vue laisser pénétrer ici, dit-elle, en appuyant la main sur son cœur, quelque chose que vous en aviez exclu ?... Soyez juste envers moi.

– Si fière !... si fière !... gémit miss Havisham en rejetant ses cheveux gris à l’aide de ses deux mains.

– Qui m’a appris à être fière ? répondit Estelle, qui me vantait quand j’apprenais ma leçon ?...

– Si dure !... si dure !... gémit miss Havisham avec le même mouvement.

– Qui m’a appris à être dure ? repartit Estelle ; qui me comblait d’éloges quand j’apprenais ma leçon ?...

– Mais être fière et dure envers moi !... cria miss Havisham en étendant ses bras, Estelle !... Estelle !... Estelle !... être fière et dure envers moi !... »

Estelle la considéra pendant un moment avec une sorte d’étonnement calme, mais sans être autrement troublée. Quand ce moment fut passé, elle reporta ses yeux sur le feu.

« Je ne puis comprendre, dit-elle en levant les yeux après un silence, pourquoi vous êtes si peu raisonnable quand je viens vous voir après une aussi longue séparation. Je n’ai jamais oublié vos malheurs et leurs causes ; je ne vous ai jamais été infidèle, ni à vos enseignements non plus ; je n’ai jamais montré de faiblesse dont je puisse me repentir.

– Serait-ce donc de la faiblesse que de me rendre mon amour ? s’écria miss Havisham ; mais oui... oui...