elle l’appellerait ainsi !

– Je commence à comprendre, dit Estelle comme en se parlant à elle-même, après une seconde minute d’étonnement calme, et à deviner presque comment cela s’est fait : si vous eussiez élevé votre fille adoptive, dans la sombre retraite de cet appartement, sans jamais lui laisser voir qu’il existait quelque chose comme la lumière du soleil, à laquelle elle n’avait jamais vu une seule fois votre visage ; si vous eussiez fait cela et qu’ensuite, dans un but quelconque, vous eussiez voulu lui faire comprendre la lumière et tout ce qui s’y rattache, vous eussiez été désappointée et mécontente... »

Miss Havisham, sa tête dans sa main, faisait entendre des gémissements étouffés et se balançait sur sa chaise, mais ne faisait pas de réponse.

« Ou, dit Estelle, ce qui eût été plus naturel, si vous lui eussiez appris, dès que vous avez vu poindre son intelligence, avec votre extrême énergie et votre puissance, qu’il existait quelque chose comme la lumière, mais que cette chose devait être son ennemie, sa destructrice, et qu’elle devait toujours se détourner d’elle, car puisqu’elle vous avait flétrie elle ne manquerait pas de la flétrir aussi... si vous eussiez fait cela, et qu’après, dans un but quelconque, vous eussiez voulu l’exposer naturellement à la lumière et qu’elle n’eût pu la supporter, vous eussiez été désappointée et mécontente ?... »

Miss Havisham écoutait ou semblait écouter, car je ne pouvais voir son visage ; mais elle ne fit pas encore de réponse.

« Ainsi, dit Estelle, il faut me prendre telle qu’on m’a faite... Les qualités ne sont pas les miennes et les défauts ne sont pas davantage les miens, mais les deux réunis font un ensemble qui est moi. »

Miss Havisham gisait sur le plancher, je sais à peine comment, au milieu des débris fanés de ses habits de fiancée qui le jonchaient. Je profitai de ce moment – j’en avais cherché un dès le début – pour quitter l’appartement, après avoir recommandé par un geste à Estelle de prendre soin de miss Havisham. Quand je sortis, Estelle était encore debout devant la grande cheminée, exactement comme elle était restée pendant toute cette scène.

Les cheveux de miss Havisham étaient épars sur le plancher, parmi les restes de ses vêtements de mariée. C’était un spectacle navrant à contempler.

Aussi est-ce le cœur oppressé que je marchai pendant une heure et plus à la lueur des étoiles, dans la cour, dans la brasserie et dans le jardin en ruines. Quand à la fin j’eus le courage de revenir dans la chambre, je trouvai Estelle assise aux genoux de miss Havisham, faisant quelques points à l’un de ces vieux objets de toilette qui tombaient en pièces, et qui m’ont souvent rappelé depuis les guenilles fanées des vieilles bannières que j’ai vues pendues dans les cathédrales. Ensuite, Estelle et moi nous jouâmes aux cartes comme autrefois ; seulement, nous étions forts maintenant, et nous jouions aux jeux français. La soirée se passa ainsi, et je gagnai mon lit.

Je couchai dans le bâtiment séparé, de l’autre côté de la cour. C’était la première fois que je couchais à Satis Hous, et le sommeil refusa de venir me visiter. Mille fois je vis miss Havisham. Elle était tantôt d’un côté de mon oreiller, tantôt de l’autre, au pied du lit, à la tête, derrière la porte entrouverte du cabinet de toilette, dans le cabinet de toilette, dans la chambre au-dessus, dans la chambre au-dessous... partout. À la fin, quand la nuit lente à passer, atteignit deux heures, je sentis que je ne pouvais plus absolument supporter de rester couché en ce lieu et qu’il valait mieux me lever. Je me levai donc, je m’habillai, et, traversant la cour, je passai par le long couloir en pierres, avec l’intention de gagner la cour extérieure et de m’y promener pour tâcher de soulager mon esprit. Mais je ne fus pas plutôt dans le couloir que j’éteignis ma lumière, car je vis miss Havisham s’y promener comme un fantôme, en faisant entendre un faible cri. Je la suivis à distance, et je la vis monter l’escalier. Elle tenait à la main une chandelle qu’elle avait sans doute prise dans l’un des candélabres de sa chambre. C’était vraiment fantastique à contempler à la lumière. Étant resté au bas de l’escalier, je sentais l’air renfermé de la salle du festin, sans pouvoir voir miss Havisham ouvrir la porte, et je l’entendais marcher là, puis retourner à sa chambre, et revenir dans la première pièce sans jamais cesser son petit cri. Un moment après, j’essayai dans l’obscurité de sortir ou de retourner sur mes pas, mais je ne pus faire ni l’un ni l’autre, jusqu’à ce que quelques rayons de lumière pénétrant à l’intérieur me permissent de voir où je posais les mains. Pendant tout le temps que je mis à descendre l’escalier, j’entendais ses pas, je voyais la lumière passer au-dessus, et j’entendais sans cesse son petit cri.

Avant notre départ, le lendemain, il ne fut plus question du différend qui s’était élevé entre elle et Estelle, et il n’en fut plus jamais question dans aucune autre occasion. Il y eut cependant quatre occasions semblables, si je m’en souviens bien. Je n’ai jamais non plus remarqué le moindre changement dans les manières de miss Havisham vis-à-vis d’Estelle, si ce n’est qu’il y avait quelque chose comme de la crainte mêlée à sa tendresse emportée.

Il m’est impossible de tourner cette première page de ma vie, sans y mettre le nom de Bentley Drummle ; sans cela, c’est avec joie que je n’en parlerais pas.

En une certaine occasion, le club des Pinsons était réuni en grand nombre ; les bons sentiments roulaient comme de coutume, c’est-à-dire que personne ne s’accordait ; le pinson-président rappelait le Bocage à l’ordre. Drummle n’avait pas encore porté de toast à une dame, ainsi que le voulait la constitution de la société, et c’était le tour de cette brute ce jour-là. Il m’avait semblé le voir me narguer de son vilain rire, pendant que les carafes circulaient ; comme il n’y avait aucune sympathie entre nous, cela pouvait bien être et ne m’étonnait pas : mais quelle fut ma surprise et mon indignation quand il invita la compagnie à porter un toast à Estelle !

« Estelle, qui ? dis-je.

– Qu’est-ce que cela vous fait ? repartit Drummle.

– Estelle, d’où ? dis-je. Vous êtes obligé de le dire. »

Et, de fait, il était obligé de le dire, en sa qualité de Pinson.

« De Richmond, messieurs, dit Drummle, et c’est une beauté sans égale.

– Est-ce qu’il sait ce que c’est qu’une beauté sans égale, ce misérable idiot ? dis-je à l’oreille d’Herbert.

– Je connais cette dame, dit Herbert par-dessus la table, quand on eut fait honneur au toast.

– Vraiment ? dit Drummle, ô Seigneur ! »

C’était la seule réplique, à l’exception du bruit des verres et des assiettes que cette épaisse créature était capable de faire, mais j’en fus tout aussi irrité que si elle eût été pétrie d’esprit. Je me levai aussitôt de ma place, et dis que je ne pouvais m’empêcher de regarder comme une impudence de la part de l’honorable « pinson de venir devant le Bocage », – nous nous servions fréquemment de cette expression, « venir devant le Bocage » comme d’une tournure parlementaire convenable ; – devant le Bocage, proposer la santé d’une dame sur le compte de laquelle il ne savait rien du tout. Là-dessus, M. Drummle se leva et demanda ce que je voulais dire par ces paroles. Ce à quoi je répondis, sans plus d’explications, que sans doute il savait où l’on me trouvait.

Si après cela il était possible, dans un pays chrétien, de se passer de sang, était une question sur laquelle les pinsons n’étaient pas d’accord. Le débat devint même si vif, qu’au moins six des plus honorables membres dirent à six autres, pendant la discussion, que sans doute ils savaient où on les trouvait. Cependant il fut décidé à la fin, le Bocage était une cour d’honneur, que si M. Drummle apportait le plus léger certificat de la dame, constatant qu’il avait l’honneur de la connaître, M. Pip exprimerait ses regrets comme gentleman et comme pinson, de s’être laissé emporter à une ardeur qui... On convint que la pièce devait être produite le lendemain, dans la crainte que notre honneur se refroidît pendant le délai ; et, le lendemain, Drummle arriva avec un petit mot poli de la main d’Estelle, dans lequel elle avouait qu’elle avait eu l’honneur de danser plusieurs fois avec lui.