Peu à peu, je glissai de la chaise sur le plancher. Quand je m’éveillai, sans avoir perdu pendant mon sommeil la perception de mon malheur, les horloges des églises de l’Est de Londres sonnaient cinq heures. Les chandelles étaient usées, le feu était mort, et le vent et la pluie rendaient plus intense encore l’épaisse obscurité de la nuit.



Fin de la deuxième période

des espérances de Pip.





XI



Ce fut heureux pour moi d’avoir à prendre des précautions pour assurer (autant que possible) la sécurité de mon terrible visiteur ; car cette pensée, en occupant mon esprit dès mon réveil, écarta toutes les autres et les tint confusément à distance.

L’impossibilité de le tenir caché dans l’appartement était évidente : et en essayant de le faire, on aurait évidemment provoqué les soupçons. Il est vrai que je n’avais plus mon groom à mon service ; mais j’étais espionné par une vieille femelle, assistée d’un sac à haillons vivant, qu’elle appelait sa nièce ; et vouloir les tenir éloignées d’une des chambres c’eût été donner naissance à leur curiosité et à leurs soupçons. Elles avaient toutes les deux la vue faible, ce que j’avais longtemps attribué à leur manière de regarder par le trou des serrures, et elles étaient toujours sur mon dos, quand je ne le demandais pas ; c’était même, en outre de l’habitude de voler, l’unique qualité qu’elles possédaient. Pour ne pas avoir l’air de faire de mystère avec ces gens-là, je résolus d’annoncer dans la matinée que mon oncle était arrivé inopinément de la province.

Je pris cette résolution, tout en cherchant dans l’obscurité les moyens de me procurer de la lumière. N’en finissant pas, je fus obligé de descendre à la loge pour prier le concierge de venir avec sa lanterne. En descendant à tâtons l’escalier obscur, je tombai sur quelque chose, et ce quelque chose était un homme accroupi dans un coin.

L’homme ne répondit pas quand je lui demandai ce qu’il faisait là ; il se déroba au contact de ma main, sans prononcer une parole : je courus à la loge du concierge du Temple et criai au portier d’accourir promptement, lui disant ce qui venait de m’arriver. Le vent soufflant avec plus de force que jamais, nous n’osâmes pas risquer la lumière de la lanterne pour allumer les lampes de l’escalier, mais nous examinâmes l’escalier du bas en haut, sans trouver personne. Il me vint alors à l’idée que cet homme avait pu se glisser dans mon appartement. J’allumai ma chandelle à celle du portier, et, le laissant à la porte, je visitai avec soin toutes nos chambres, sans oublier celle où dormait mon terrible visiteur. Tout était tranquille, et, assurément, il n’y avait personne que lui dans l’appartement.

Je craignais qu’il n’y eût quelque guet-apens sur l’escalier dans cette nuit terrible, et je demandai au portier, dans l’espoir d’en tirer quelque explication, tout en lui versant à la porte un verre d’eau-de-vie, s’il n’avait pas ouvert à plusieurs individus ayant visiblement bien dîné.

« Oui, dit-il, à trois reprises différentes : l’un demeure dans la Cour de la Fontaine, les deux autres dans la rue Basse, et je les ai vus tous sortir. »

Le seul homme qui habitât la maison dont mon appartement faisait partie était à la campagne depuis plusieurs semaines, et il n’était certainement pas rentré pendant la nuit, car nous avions vu son cadenas à sa porte en montant.

« La nuit est si mauvaise, monsieur, dit le portier en me rendant le verre, qu’il est venu peu de monde à ma porte ; en outre des trois individus dont je vous ai parlé je ne me souviens pas qu’il soit entré personne depuis environ onze heures ; un étranger vous a demandé à cette heure-là.

– Oui, mon oncle, murmurai-je.

– Vous l’avez vu, monsieur ?

– Oui !... oh ! oui...

– Ainsi que la personne qui était avec lui ?

– La personne qui était avec lui ? répétai-je.

– J’ai jugé que la personne était avec lui, repartit le portier, car elle s’est arrêtée en même temps que lui quand il m’a parlé, et l’a suivi lorsqu’il a continué son chemin.

– Quel genre d’homme était-ce ? »

Le portier ne l’avait pas particulièrement remarqué ; il pensait que c’était un ouvrier, autant qu’il pouvait se le rappeler : il avait une sorte de vêtement couleur poussière et par-dessus un habit noir. Le portier faisait moins d’attention à cette circonstance que je n’en faisais moi-même, et cela tout naturellement, car il n’avait pas les mêmes raisons que moi pour y attacher de l’importance.

Quand je me fus débarrassé de lui, ce que je crus bon de faire sans prolonger davantage ces explications, j’eus l’esprit fort troublé par ces deux circonstances coïncidant ensemble, bien qu’on pût leur donner séparément une innocente solution : l’inconnu de l’escalier pouvait être quelque dîneur en ville attardé, qui s’était trompé de maison et qui pouvait être monté jusque sur mon escalier et là s’être assoupi ; peut-être aussi mon visiteur sans nom avait-il amené quelqu’un avec lui pour lui montrer le chemin. Cependant tout cela avait un vilain air pour moi, porté à la méfiance et à la crainte comme je l’étais depuis les événements survenus pendant ces dernières heures.

J’activai mon feu, qui brûlait avec un faible éclat à cette heure matinale, et je m’assoupis devant la cheminée. Il me semblait avoir sommeillé toute une nuit, quand les horloges sonnèrent six heures. Comme l’aurore ne devait paraître que dans une grande heure et demie, je m’assoupis de nouveau, tantôt m’éveillant accablé, entendant des conversations diffuses sur des riens, tantôt prenant pour le tonnerre le vent qui grondait dans la cheminée, et finissant enfin par tomber dans un profond sommeil, dont je fus réveillé en sursaut par le grand jour.

Pendant tout ce temps, il m’avait été impossible de bien considérer ma situation, et je ne pouvais encore le faire. Je n’avais pas encore la faculté de fixer mon attention, ou je ne le faisais que d’une façon tout à fait incohérente. Quant à former un plan pour l’avenir, j’aurais plutôt formé un éléphant. En ouvrant les volets, en voyant la triste et humide matinée, le ciel gris de plomb, en passant d’une chambre à l’autre, en me rasseyant ensuite en grelottant devant le feu pour attendre ma servante, je songeais bien combien j’étais malheureux, mais je me rendais à peine compte pourquoi, ni depuis combien de temps je l’étais, ni à quel jour de la semaine je faisais cette réflexion, ni même qui j’étais, moi qui la faisais.

À la fin, la vieille femme et sa nièce arrivèrent. Cette dernière avait une tête assez difficile à distinguer du plumeau qu’elle tenait à la main. Elles parurent surprises de me voir déjà levé et auprès du feu. Je leur dis que mon oncle était arrivé pendant la nuit, qu’il dormait encore, et que le menu du déjeuner devait être modifié en conséquence. Puis je me lavai et m’habillai pendant qu’elles roulaient les meubles çà et là en faisant de la poussière, et c’est ainsi que, dans une sorte de rêve ou de demi-sommeil, je me retrouvai assis devant le feu, l’attendant, lui, pour déjeuner.

Bientôt sa porte s’ouvrit et il parut. Je ne pouvais prendre sur moi de le regarder, et je trouvais qu’il avait encore plus mauvais air au grand jour.

« Je ne sais même pas, dis-je à voix basse pendant qu’il prenait place à table, de quel nom vous appeler. J’ai dit que vous étiez mon oncle.

– C’est cela, mon cher enfant, appelez-moi votre oncle.

– Vous aviez sans doute pris un nom à bord du vaisseau ?

– Oui, mon cher ami, j’avais pris le nom de Provis.

– Avez-vous l’intention de conserver ce nom ?

– Mais, oui, mon cher enfant, il est aussi bon qu’un autre, à moins que vous n’en préfériez un plus convenable.

– Quel est votre vrai nom ? lui demandai-je à voix basse.

– Magwitch, me répondit-il sur le même ton, et Abel est mon nom de baptême.

– Pour quel état avez-vous été élevé ?

– Pour l’état de vermine, mon cher enfant. »

Il répondait tout à fait sérieusement en se servant de ce mot comme s’il indiquait une profession.

« En venant dans le Temple, hier soir... dis-je m’arrêtant soudain pour me demander intérieurement si c’était bien la soirée précédente, car cela me semblait bien éloigné.

– Oui, mon cher enfant...

– Quand vous vous êtes arrêté à la porte pour demander au portier où je restais, y avait-il quelqu’un avec vous ?

– Avec moi ?... Non, mon cher ami.

– Mais y avait-il quelqu’un à la porte ?... dis-je.

– Je ne l’ai pas remarqué, répliqua-t-il d’un air équivoque, ne connaissant pas les êtres de la maison ; mais je pense qu’il est entré quelqu’un en même temps que moi.

– Êtes-vous connu dans Londres ?

– J’espère que non », dit-il en traçant sur son cou une ligne avec son doigt.

Ce geste me fit éprouver une chaleur et un malaise indicibles.

« Étiez-vous connu dans Londres autrefois ?

– Pas énormément, mon cher ami, j’étais presque toujours en province.

– Avez-vous été... jugé... à Londres ?

– Quelle fois ? dit-il avec un regard rusé.

– La dernière fois ? »

Il fit un signe de tête affirmatif et ajouta :

« C’est comme cela que j’ai fait connaissance avec Jaggers : Jaggers était pour moi. »

J’allais lui demander pour quel crime il avait été condamné ; mais il prit un couteau, lui fit faire le moulinet en disant :

« Mais peu importe ce que j’ai pu faire ; c’est réglé et payé. »

Il se mit à déjeuner.

Il mangeait avec une avidité tout à fait désagréable, et, dans toutes ses actions, il se montrait grossier, bruyant et insatiable. Il avait perdu quelques-unes de ses dents depuis que je l’avais vu manger dans les marais ; et en retournant ses aliments dans sa bouche et mettant sa tête de côté pour les faire passer sous les dents les plus fortes, il ressemblait terriblement en ce moment à un vieux chien affamé.