Aujourd’hui elle dispose, pour se faire
entendre, des mêmes puissants moyens que la joie, ou la haine. Les mêmes types
qui réduisaient peu à peu systématiquement, les relations de famille au point
de s’en tenir à l’échange indispensable des faire-part de naissance, de mariage
ou de décès, dans le but de ménager leurs minces réserves de sensibilité
affective, ne peuvent plus ouvrir un journal ni tourner le bouton de leur radio
sans apprendre des catastrophes. Il est clair que pour échapper à une telle
obsession, il ne suffit plus à ces malheureux d’entendre une fois par semaine, à
la grand-messe, d’une oreille distraite, l’homélie sur la souffrance d’un brave
chanoine bien nourri, avec lequel ils découperont un peu plus tard le gigot
dominical. Les imbéciles se sont donc résolument attaqués au problème de la
douleur comme à celui de la pauvreté. C’est à la science qu’il appartient de
vaincre la douleur, pense l’imbécile dans sa logique inflexible, et l’économiste
se chargera de la misère, mais en attendant soulevons contre ces deux fléaux l’opinion
publique à laquelle chacun sait que rien ne résiste sur la terre ou dans les
cieux. Qui parle encore d’honorer le pauvre ? Ce n’est pas d’honneur que
le pauvre a besoin, mais que vous le débarrassiez de la pauvreté. Le pauvre se
sent si pauvre qu’il n’oserait même pas coudre à son revers graisseux la plus
humble décoration, et vous lui parlez d’honneur ! Honorer le pauvre ?
Et pourquoi pas les poux de la pauvreté ? Ces rêveries d’Orient étaient
sans malice au temps de Jésus-Christ, qui d’ailleurs n’a jamais été un homme d’action.
Si Jésus-Christ vivait de nos jours, il devrait se faire une situation, comme
tout le monde, et n’eût-il qu’à diriger une modeste usine, force lui serait
bien de comprendre que la Société moderne, en exaltant la dignité de l’argent comme
en notant d’infamie la pauvreté, remplit son rôle à l’égard du misérable.
L’homme est né d’abord orgueilleux et l’amour-propre
toujours béant est plus affamé que le ventre. Un militaire ne se trouve-t-il
pas assez payé de risques mortels par une médaille de laiton ? Chaque fois
que vous portez atteinte au prestige de la richesse, vous rehaussez d’autant le
pauvre à ses propres yeux. Sa pauvreté lui fait moins honte, il l’endure, et
telle est sa folie qu’il finirait peut-être par l’aimer. Or la société a besoin,
pour sa machinerie, de pauvres qui aient de l’amour-propre. L’humiliation lui
en rabat un bien plus grand nombre que la faim et de meilleure espèce, de celle
qui rue aux brancards, mais tire jusqu’au dernier souffle. Ils tirent comme
leurs pareils meurent à la guerre, non tant par goût de mourir que pour ne pas
rougir devant les copains, ou encore pour embêter l’adjudant. Si vous ne les
tenez pas en haleine, talonnés par le propriétaire, l’épicier, le concierge, sous
la perpétuelle menace du déshonneur attaché à la condition de clochard, de vagabond,
ils ne cesseront peut-être pas de travailler, mais ils travailleront moins, ou
ils voudront travailler à leur manière, ils ne respecteront plus les machines. Un
nagcur fatigué qui sent sous lui un fond de cinq cents mètres tire sa coupe
avec plus d’ardeur que s’il égratigne des orteils une plage de sable fin. Et
remarquez vous-même qu’au temps où les méthodes de l’économie libérale avaient
leur entière valeur éducative, leur pleine efficacité, avant la déplorable
invention des syndicats, le véritable ouvrier, l’ouvrier formé par vos soins, restait
si profondément convaincu d’avoir à racheter chaque jour par son travail le déshonneur
de sa pauvreté que, vieux ou malade, il fuyait avec une égale horreur l’hospice
ou l’hôpital, moins par attachement à la liberté que par honte – honte de « ne
pouvoir plus se suffire », comme il disait dans son admirable langage.
La colère des imbéciles remplie le monde. Elle est sans
doute moins à craindre que leur pitié. L’attitude la plus inoffensive de l’imbécile
en face de la douleur ou de la misère est celle de l’indifférence imbécile. Malheur
à vous si, la boîte à outils sur le dos, il dirige ses mains maladroites, ses
cruelles mains vers ces charnières du monde ! Mais il a déjà fini de tâter,
il vient de tirer de la boîte à outils une paire de cisailles énormes. En homme
pratique, il croit volontiers que la douleur comme la pauvreté n’est qu’un vide,
un manque, enfin rien. Il s’étonne qu’elles lui résistent. Le pauvre n’est donc
pas simplement, par exemple, le citoyen auquel il ne manque qu’un compte en
banque pour ressembler au premier venu ! Certes, il y a des pauvres de cette
espèce, d’ailleurs bien moins nombreux qu’on ne l’imagine, car la vie
économique du monde est justement faussée par les pauvres devenus riches, qui
sont de faux riches, gardant au sein de la richesse les vices de la pauvreté. Encore
ces pauvres-là n’étaient-ils sans doute pas plus de vrais pauvres qu’ils ne
sont de vrais riches – une race bâtarde. Mais quel crédit voulez-vous qu’accorde
à de telles subtilités le même imbécile dont la plus chère illusion est que les
individus ne se distinguent entre eux, de peuple à peuple, qu’en raison du
mauvais tour qu’on leur a joué de leur apprendre des langues différentes, et
qui attendent la réconciliation universelle du développement des institutions
démocratiques et de l’enseignement de l’espéranto ? Comment lui ferez-vous
entendre qu’il y a un peuple des Pauvres, et que la tradition de ce peuple-là
est la plus ancienne de toutes les traditions du monde ? Un peuple de pauvres,
non moins sans doute irréductible que le peuple juif ? On peut traiter avec
ce peuple, on ne le fondra pas dans la masse. Vaille que vaille, il faudra lui
laisser ses lois, ses usages et cette expérience si originale de la vie dont vous
ne pouvez, rien faire, vous autres. Une expérience qui ressemble à celle de l’enfance,
à la fois naïve et compliquée, une sagesse maladroite et aussi pure que l’art
des vieux imagiers.
Encore un coup, il ne s’agit pas d’enrichir les pauvres, car
l’or entier de vos mines ne saurait probablement y suffire. Vous ne réussiriez
d’ailleurs qu’à multiplier les faux riches. Nulle force au monde n’arrêtera l’or
dans son perpétuel écoulement, ne rassemblera en un seul lac d’or les millions
de ruisseaux par où s’échappe, plus insaisissable que le mercure, votre métal
enchanté. Il ne s’agit pas d’enrichir le pauvre, il s’agit de l’honorer, ou
plutôt de lui rendre l’honneur. Le fort ni le faible ne peuvent évidemment
vivre sans honneur, mais le faible a plus besoin d’honneur qu’un autre. Cette
maxime n’a d’ailleurs rien d’étrange, il est dangereux de laisser s’avilir les
faibles, la pourriture des faibles est un poison pour les forts.
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