Pourquoi M. Mussolini
nous a-t-il amenés là ? Ces paysages sont encore plus tristes que le
cimetière Montmartre, et mon épouse est impressionnable à cause de sa tension. Ce
n’est vraiment pas le moment d’aligner des phrases à propos d’une simple
affaire de nègres. Nos ancêtres ont fait eux aussi, comme ce monsieur, fortune
dans les nègres, et ils ne se croyaient pas obligés, pour autant, d’élaborer
une philosophie. L’affaire rapporte-t-elle vraiment, oui ou non ?
*
L’idée de grandeur n’a jamais rassuré la conscience des
imbéciles. La grandeur est un perpétuel dépassement, et les médiocres ne disposent
probablement d’aucune image qui leur permette de se représenter son
irrésistible élan (c’est pourquoi ils ne la conçoivent que morte et comme
pétrifiée, dans l’immobilité de l’Histoire). Mais l’idée du Progrès leur
apporte l’espèce de pain dont ils ont besoin. La grandeur impose de grandes
servitudes. Au lieu que le progrès va de lui-même où l’entraîne la masse des
expériences accumulées. Il suffit donc de ne lui opposer d’autre résistance que
celle de son propre poids. C’est le genre de collaboration du chien crevé avec
le fleuve qu’il descend au fil de l’eau. Lorsque après un dernier inventaire l’ancien
maître verrier calculait le chiffre exact des bénéfices, il devait bien avoir
tout de même une pensée pour le moderne collaborateur qui achevait de cracher
ses poumons dans la cendre du foyer, entre le chat galeux qui somnole et le berceau
où hurle un avorton à tête de vieillard. L’auteur de Standards rappelle
le mot célèbre du patron américain au journaliste qui vient de visiter l’usine
et trinque avec son hôte avant de reprendre le train. Tout à coup le
journaliste se frappe le front : « À quoi diable employez-vous les
vieux ouvriers ? demande-t-il.
Aucun de ceux que j’ai vus ne paraît avoir dépassé la cinquantaine… »
L’autre hésite un momcnt, vide son verre : « Prenez un cigare, dit-il,
et, tout en fumant, nous irons faire un tour au cimetière. »
Le maître verrier, lui aussi, devait parfois faire un tour
au cimetière. Et à défaut d’y prier car les bourgeois de ce temps-là étaient
tous libres penseurs – il est très possible qu’il s’y tînt convenablement, ou
même qu’il s’y recueillît. Pourquoi pas ? J’écris cela sans rire. Les gens
qui ne me connaissent guère me tiennent assez souvent pour un énergumène, un pamphlétaire.
Je répète une fois de plus qu’un polémiste est amusant jusqu’à la vingtième
année, tolérable jusqu’à la trentième, assommant vers la cinquantaine, et
obscène au-delà. Les démangeaisons polémistes chez le vieillard me paraissent
une des formes de l’érotisme. L’énergumène s’excite à froid, comme dit le
peuple. Loin de m’exciter, je passe mon temps à essayer de comprendre, unique
remède contre l’espèce de délire hystérique où finissent par tomber les malheureux
qui ne peuvent faire un pas sans se prendre le pied dans une injustice
soigneusement cachée sous l’herbe, ainsi qu’une chausse-trappe. J’essaie de
comprendre. Je crois que je m’efforce d’aimer. Il est vrai que je ne suis pas
ce qu’on appelle un optimiste. L’optimisme m’est toujours apparu comme l’alibi
sournois des égoïstes, soucieux de dissimuler leur chronique satisfaction d’eux-mêmes.
Ils sont optimistes pour se dispenser d’avoir pitié des hommes, de leur malheur.
On imagine très bien la page qu’eût inspirée à Proudhon, par
exemple, la phrase de l’Américain. Je ne crois pas cette phrase si impitoyable
qu’elle en a l’air. Il y aurait d’ailleurs tant à dire de la pitié ! Les
esprits délicats jugent volontiers de la profondeur de ce sentiment aux convulsions
qu’il provoque chez certains apitoyés. Or ces convulsions expriment une révolte
contre la douleur assez dangereuse pour le patient, car elle confondrait
aisément dans la même horreur la souffrance et le soutirant. Nous avons tous
connu de ces femmes nerveuses oui ne peuvent voir une bestiole blessée sans l’écraser
aussitôt avec des grimaces de dégoût peu flatteuses pour l’animal qui probablement
n’eût pas demandé mieux que d’aller guérir tranquille au fond de son trou. Certaines
contradictions de l’histoire moderne se sont éclairées à mes yeux dès que j’ai
bien voulu tenir compte d’un fait qui d’ailleurs crève les yeux : l’homme
de ce temps a le cœur dur et la tripe sensible. Comme après le Déluge la terre
appartiendra peut-être demain aux monstres mous.
*
Il est donc permis de croire que certaines natures se
défendent d’instinct contre la pitié par une juste méfiance d’elles-mêmes, de
la brutalité de leurs réactions. Les imbéciles ont accepté docilement, depuis
des siècles, renseignement traditionnel de l’Église sur des questions qui, à la
vérité, leur apparaissaient comme insolubles : Que la Souffrance ait, ou
non, une valeur expiatoire, qu’elle puisse même être aimée, qu’importe
là-dessus l’opinion d’un petit nombre d’originaux, puisque le bon sens, comme l’Église,
tolère que les gens raisonnables la fuient par tous les moyens ? Certes
aucun imbécile n’eût songé jadis à nier le caractère universel de la Douleur, mais
la douleur universelle était discrète.
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