Pourquoi M. Mussolini nous a-t-il amenés là ? Ces paysages sont encore plus tristes que le cimetière Montmartre, et mon épouse est impressionnable à cause de sa tension. Ce n’est vraiment pas le moment d’aligner des phrases à propos d’une simple affaire de nègres. Nos ancêtres ont fait eux aussi, comme ce monsieur, fortune dans les nègres, et ils ne se croyaient pas obligés, pour autant, d’élaborer une philosophie. L’affaire rapporte-t-elle vraiment, oui ou non ?

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L’idée de grandeur n’a jamais rassuré la conscience des imbéciles. La grandeur est un perpétuel dépassement, et les médiocres ne disposent probablement d’aucune image qui leur permette de se représenter son irrésistible élan (c’est pourquoi ils ne la conçoivent que morte et comme pétrifiée, dans l’immobilité de l’Histoire). Mais l’idée du Progrès leur apporte l’espèce de pain dont ils ont besoin. La grandeur impose de grandes servitudes. Au lieu que le progrès va de lui-même où l’entraîne la masse des expériences accumulées. Il suffit donc de ne lui opposer d’autre résistance que celle de son propre poids. C’est le genre de collaboration du chien crevé avec le fleuve qu’il descend au fil de l’eau. Lorsque après un dernier inventaire l’ancien maître verrier calculait le chiffre exact des bénéfices, il devait bien avoir tout de même une pensée pour le moderne collaborateur qui achevait de cracher ses poumons dans la cendre du foyer, entre le chat galeux qui somnole et le berceau où hurle un avorton à tête de vieillard. L’auteur de Standards rappelle le mot célèbre du patron américain au journaliste qui vient de visiter l’usine et trinque avec son hôte avant de reprendre le train. Tout à coup le journaliste se frappe le front : « À quoi diable employez-vous les vieux ouvriers ? demande-t-il.

Aucun de ceux que j’ai vus ne paraît avoir dépassé la cinquantaine… » L’autre hésite un momcnt, vide son verre : « Prenez un cigare, dit-il, et, tout en fumant, nous irons faire un tour au cimetière. »

Le maître verrier, lui aussi, devait parfois faire un tour au cimetière. Et à défaut d’y prier car les bourgeois de ce temps-là étaient tous libres penseurs – il est très possible qu’il s’y tînt convenablement, ou même qu’il s’y recueillît. Pourquoi pas ? J’écris cela sans rire. Les gens qui ne me connaissent guère me tiennent assez souvent pour un énergumène, un pamphlétaire. Je répète une fois de plus qu’un polémiste est amusant jusqu’à la vingtième année, tolérable jusqu’à la trentième, assommant vers la cinquantaine, et obscène au-delà. Les démangeaisons polémistes chez le vieillard me paraissent une des formes de l’érotisme. L’énergumène s’excite à froid, comme dit le peuple. Loin de m’exciter, je passe mon temps à essayer de comprendre, unique remède contre l’espèce de délire hystérique où finissent par tomber les malheureux qui ne peuvent faire un pas sans se prendre le pied dans une injustice soigneusement cachée sous l’herbe, ainsi qu’une chausse-trappe. J’essaie de comprendre. Je crois que je m’efforce d’aimer. Il est vrai que je ne suis pas ce qu’on appelle un optimiste. L’optimisme m’est toujours apparu comme l’alibi sournois des égoïstes, soucieux de dissimuler leur chronique satisfaction d’eux-mêmes. Ils sont optimistes pour se dispenser d’avoir pitié des hommes, de leur malheur.

On imagine très bien la page qu’eût inspirée à Proudhon, par exemple, la phrase de l’Américain. Je ne crois pas cette phrase si impitoyable qu’elle en a l’air. Il y aurait d’ailleurs tant à dire de la pitié ! Les esprits délicats jugent volontiers de la profondeur de ce sentiment aux convulsions qu’il provoque chez certains apitoyés. Or ces convulsions expriment une révolte contre la douleur assez dangereuse pour le patient, car elle confondrait aisément dans la même horreur la souffrance et le soutirant. Nous avons tous connu de ces femmes nerveuses oui ne peuvent voir une bestiole blessée sans l’écraser aussitôt avec des grimaces de dégoût peu flatteuses pour l’animal qui probablement n’eût pas demandé mieux que d’aller guérir tranquille au fond de son trou. Certaines contradictions de l’histoire moderne se sont éclairées à mes yeux dès que j’ai bien voulu tenir compte d’un fait qui d’ailleurs crève les yeux : l’homme de ce temps a le cœur dur et la tripe sensible. Comme après le Déluge la terre appartiendra peut-être demain aux monstres mous.

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Il est donc permis de croire que certaines natures se défendent d’instinct contre la pitié par une juste méfiance d’elles-mêmes, de la brutalité de leurs réactions. Les imbéciles ont accepté docilement, depuis des siècles, renseignement traditionnel de l’Église sur des questions qui, à la vérité, leur apparaissaient comme insolubles : Que la Souffrance ait, ou non, une valeur expiatoire, qu’elle puisse même être aimée, qu’importe là-dessus l’opinion d’un petit nombre d’originaux, puisque le bon sens, comme l’Église, tolère que les gens raisonnables la fuient par tous les moyens ? Certes aucun imbécile n’eût songé jadis à nier le caractère universel de la Douleur, mais la douleur universelle était discrète.