L’ennemi attend seulement l’heure où ses conseillers financiers cligneront de l’œil, en silence, vers les conseillers militaires. Alors… Alors le franc remontera peu à peu la pente, mes enfants, mais ce ne sera nullement par les mêmes moyens qui servent aujourd’hui à la lui faire descendre. Vous le revaloriserez avec votre sang, imbéciles.

J’avoue que la vie des agents de change deviendrait un drame eschylien si ces messieurs croyaient échanger entre eux, au comptant ou à terme, non des fafiots, mais des hommes. Il ne faut pas que la vie d’un agent de change soit un drame eschylien. Le peuple, lui, n’en a pas moins toujours vaguement pensé que le mince filet de métal précieux prenait sa source dans les cimetières, puis s’enfonçait parfois on ne sait où, pour sourdre de nouveau, un beau jour, dans d’autres cimetières, des cimetières frais. Que voulez-vous ? Le peuple réagit autrement que nous au mystère de l’Argent, la lecture des économistes n’a pas faussé son instinct. Il est naturel qu’il soit surtout sensible à la cruauté du dieu couleur de lune, qui fait supporter aux pauvres diables tout le poids de ses déceptions sentimentales. Nous savons, en effet, que le Prince du Monde cache sous sa cuirasse une blessure inavouable, qu’il se ronge en son cœur étincelant de passer pour un imbécile auprès des vrais maîtres et seigneurs qu’il brûlerait de séduire. Les flatteurs qu’il invite à sa table, bien que grassement rétribués, glissent les couverts dans leurs poches, tandis que les esclaves crachent discrètement dans les plats. Avouez qu’il n’y a pas de quoi donner à ce monarque une grande estime de lui-même.

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Car si l’Argent ne sollicite pas encore la reconnaissance publique de sa souveraineté, ce n’est pas tant par astuce et prudence que par une insurmontable timidité. Ceux qui échappent à son empire connaissent sa force, à un liard près. Il ignore tout de la leur. Les Saints et les Héros savent ce qu’il pense, et il ne se fait absolument aucune idée de ce que peuvent bien penser de lui, au juste, les Saints et les Héros.

Il est certain que le seul amour de l’argent n’a jamais fait que des maniaques, des obsédés que la société connaît à peine qui geignent et pourrissent dans les régions ténébreuses, ainsi que des champignons de Paris. L’avarice n’est pas une passion, mais un vice. Le monde n’est pas au vicieux, comme se l’imaginent les chastetés torturées. Le monde est au Risque. Il y a là de quoi faire éclater de rire les Sages dont la morale est Celle de l’épargne. Mais s’ils ne risquent rien eux-mêmes, ils vivent du risque des autres. Il arrive aussi, grâce à Dieu, qu’ils en meurent. Tel ingénieur obscur décide brusquement, à l’ahurissement de ses proches, qu’il fabriquera désormais un oiseau mécanique, tel coureur cycliste, à l’heure du vermouth, parie de piloter une si curieuse machine, et il ne faut pas plus de trente ans pour que les Épargnants reçoivent sur la tête, tombant du ciel, des bombes de mille kilos. Le Monde est au risque. Le Monde sera demain à qui risquera le plus, prendra plus fermement son risque. Si j’avais le temps, je vous mettrais volontiers en garde contre une illusion chère aux dévots. Les dévots croient volontiers qu’une humanité sans Dieu, comme ils disent, sombrera dans l’excès de la débauche – pour parler toujours leur langage. Ils attendent un nouveau Bas-Empire. On peut croire qu’ils seront déçus. La part pourrissante de l’Empire, c’était cet amas de hauts fonctionnaires pillards, bêtes cyniques à fond de jobarderie, la gueule ouverte à toutes les suppurations de l’Afrique et de l’Asie, les lèvres collées à l’égout collecteur de ces deux continents. Il en est du raffinement de ces brutes comme de la plupart des traditions de collège. Depuis des siècles, les cuistres proposent à l’admiration du jeune Français des Pétrone ou des Lucullus légendaires sortant des bains de vapeur pour se faire étriller par des éphèbes. À y bien réfléchir, si ces gens-là se lavaient tant, c’est qu’ils puaient.