L’ennemi attend
seulement l’heure où ses conseillers financiers cligneront de l’œil, en silence,
vers les conseillers militaires. Alors… Alors le franc remontera peu à peu la
pente, mes enfants, mais ce ne sera nullement par les mêmes moyens qui servent
aujourd’hui à la lui faire descendre. Vous le revaloriserez avec votre sang, imbéciles.
J’avoue que la vie des agents de change deviendrait un drame
eschylien si ces messieurs croyaient échanger entre eux, au comptant ou à terme,
non des fafiots, mais des hommes. Il ne faut pas que la vie d’un agent de
change soit un drame eschylien. Le peuple, lui, n’en a pas moins toujours vaguement
pensé que le mince filet de métal précieux prenait sa source dans les cimetières,
puis s’enfonçait parfois on ne sait où, pour sourdre de nouveau, un beau jour, dans
d’autres cimetières, des cimetières frais. Que voulez-vous ? Le peuple
réagit autrement que nous au mystère de l’Argent, la lecture des économistes n’a
pas faussé son instinct. Il est naturel qu’il soit surtout sensible à la cruauté
du dieu couleur de lune, qui fait supporter aux pauvres diables tout le poids
de ses déceptions sentimentales. Nous savons, en effet, que le Prince du Monde
cache sous sa cuirasse une blessure inavouable, qu’il se ronge en son cœur
étincelant de passer pour un imbécile auprès des vrais maîtres et seigneurs qu’il
brûlerait de séduire. Les flatteurs qu’il invite à sa table, bien que
grassement rétribués, glissent les couverts dans leurs poches, tandis que les
esclaves crachent discrètement dans les plats. Avouez qu’il n’y a pas de quoi
donner à ce monarque une grande estime de lui-même.
*
Car si l’Argent ne sollicite pas encore la reconnaissance
publique de sa souveraineté, ce n’est pas tant par astuce et prudence que par
une insurmontable timidité. Ceux qui échappent à son empire connaissent sa
force, à un liard près. Il ignore tout de la leur. Les Saints et les Héros
savent ce qu’il pense, et il ne se fait absolument aucune idée de ce que
peuvent bien penser de lui, au juste, les Saints et les Héros.
Il est certain que le seul amour de l’argent n’a jamais fait
que des maniaques, des obsédés que la société connaît à peine qui geignent et
pourrissent dans les régions ténébreuses, ainsi que des champignons de Paris. L’avarice
n’est pas une passion, mais un vice. Le monde n’est pas au vicieux, comme se l’imaginent
les chastetés torturées. Le monde est au Risque. Il y a là de quoi faire
éclater de rire les Sages dont la morale est Celle de l’épargne. Mais s’ils ne
risquent rien eux-mêmes, ils vivent du risque des autres. Il arrive aussi, grâce
à Dieu, qu’ils en meurent. Tel ingénieur obscur décide brusquement, à l’ahurissement
de ses proches, qu’il fabriquera désormais un oiseau mécanique, tel coureur
cycliste, à l’heure du vermouth, parie de piloter une si curieuse machine, et
il ne faut pas plus de trente ans pour que les Épargnants reçoivent sur la tête,
tombant du ciel, des bombes de mille kilos. Le Monde est au risque. Le Monde
sera demain à qui risquera le plus, prendra plus fermement son risque. Si j’avais
le temps, je vous mettrais volontiers en garde contre une illusion chère aux
dévots. Les dévots croient volontiers qu’une humanité sans Dieu, comme ils
disent, sombrera dans l’excès de la débauche – pour parler toujours leur
langage. Ils attendent un nouveau Bas-Empire. On peut croire qu’ils seront
déçus. La part pourrissante de l’Empire, c’était cet amas de hauts fonctionnaires
pillards, bêtes cyniques à fond de jobarderie, la gueule ouverte à toutes les
suppurations de l’Afrique et de l’Asie, les lèvres collées à l’égout collecteur
de ces deux continents. Il en est du raffinement de ces brutes comme de la
plupart des traditions de collège. Depuis des siècles, les cuistres proposent à
l’admiration du jeune Français des Pétrone ou des Lucullus légendaires sortant
des bains de vapeur pour se faire étriller par des éphèbes. À y bien réfléchir,
si ces gens-là se lavaient tant, c’est qu’ils puaient.
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