Le nard et les baumes ruisselaient en vain sur les plaies honteuses dont parlent Juvénal et Lucien. J’ajoute que, même sains, des malheureux assez goinfres pour s’étendre afin de mieux se remplir et qui une fois remplis se vidaient comme des outres, leurs gros doigts bagués d’or au fond de la gorge, sans seulement prendre la peine de se mettre sur leur séant, devaient avoir à la fin du repas bien besoin de se décrasser… Il est vrai qu’ils habitaient des villas somptueuses. Certes, je n’ai jamais aimé l’homme romain ! Il m’a fallu néanmoins beaucoup d’années pour que commence à m’apparaître non point seulement sa grossièreté trop éclatante, mais une certaine niaiserie profonde. Je ne parle pas des prodigalités colossales, imbéciles, les murènes engraissées d’esclaves, les langues de rossignol, les perles dissoutes dans le falerne et tant d’autres galéjades aussi bêtes, dont la vulgarité rebuterait jusqu’à la Canebière. Je pense à d’autres divertissements prétendus diaboliques, qui l’étaient peut-être, dont les pions blanchis ne s’entretiennent qu’à voix basse, mais qui ont l’air d’avoir été rêvés par des collégiens solitaires. Tous ces empereurs à grosse bedaine manifestaient beaucoup de bonne volonté dans le mal. Il leur manquait, pour être réellement pervers, une certaine qualité humaine. Ne se damne pas qui veut. Ne partage pas qui veut le pain et le vin de la perdition. – Que dire ? – Nul ne peut offenser Dieu cruellement qui ne porte en lui de quoi l’aimer et le servir. Or qu’ont affaire avec Dieu de tels salauds ? Suétone n’a peint, en somme, que des rois nègres. Que nous importe le vieux Tibère pataugeant dans sa baignoire et tendant à la bouche des nouveau-nés le lambeau par quoi, jadis, il fut un homme ? Des milliers de débauchés septuagénaires, éperonnés par les furies de l’impuissance, font de tels rêves. – Mais Tibère ne les a pas seulement rêvés. – J’en conviens. Je doute même qu’il les ait rêvés. Ces étranges pratiques ont dû lui être suggérées par quelque pourvoyeuse, ou encore par quelque concubine, brûlant de se venger d’abjectes et harassantes servitudes, en se payant la tête du Maître du Monde. Après tout, ce Maître du Monde ne risquait rien, pas même la correctionnelle.

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J’admire les idiots cultivés, enflés de culture, dévorés par les livres comme par des poux, et qui affirment, le petit doigt en l’air, qu’il ne se passe rien de nouveau, que tout s’est vu. Qu’en savent-ils ? L’avènement du Christ a été un fait nouveau. La déchristianisation du monde en serait un autre. Il est clair que personne n’a jamais observé ce second phénomène, ne peut se faire une idée de ses conséquences. Je regarde avec beaucoup plus de stupeur encore les catholiques que la lecture, même distraite, de l’Évangile ne semble pas inciter à réfléchir sur le caractère chaque jour plus pathétique d’une lutte qu’annonce pourtant une parole bien surprenante, qu’on n’avait jamais entendue, qui fût d’ailleurs restée, jadis, parfaitement inintelligible : « Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent. » Oh ! je les connais. Si, par miracle, ma réflexion chagrine l’un d’entre eux, il courra chez son directeur qui lui répondra paisiblement, au nom d’innombrables casuistes, que ce conseil ne s’adresse qu’aux parfaits, qu’il ne saurait par conséquent troubler les propriétaires. J’en tombe volontiers d’accord. Je me permettrai donc d’écrire avec une majuscule le mot « Argent ». Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent. La Puissance de l’Argent s’oppose à la Puissance de Dieu.

C’est, direz-vous, une de ces vues métaphysiques dont les réalistes n’ont nul souci : Pardon. Exprimez-vous donc autrement, dans votre langage, que m’importe ! L’Antiquité a connu les Riches. Beaucoup d’hommes y ont souffert d’une injuste répartition des biens, de l’égoïsme, de la rapacité, de l’orgueil des Riches, bien qu’on ne pense pas assez peut-être à ces milliers de laboureurs, pâtres, bergers, pêcheurs ou chasseurs auxquels la médiocrité des moyens de communication permettait de vivre pauvres et libres dans leurs solitudes inaccessibles. Qu’on réfléchisse à ce fait immense : les écumeurs étaient alors fonctionnaires, ils devaient humblement prendre leur tour derrière le général conquérant, faire leur profit du butin laissé par les militaires – et Dieu sait ce qu’étaient les militaires de Rome, avant que les peuples nobles d’Occident aient fourni à cette tribu de boucs constructeurs et juristes de véritables chefs de guerre, des soldats. Bref, en ces temps lointains les hommes d’argent exploitaient le monde au hasard d’expéditions fructueuses, ils ne l’organisaient pas. Qu’ont de commun entre eux, je vous le demande, les pirates plus ou moins consulaires, acharnés à remplir vivement leurs coffres, puis revenant jouir de ces biens mal acquis, finissant par crever de débauche, et tel milliardaire puritain, mélancolique et dyspeptique, capable de faire osciller d’un clin d’œil, d’une signature tracée avec un stylo de cent vingt francs, l’immense fardeau de la misère universelle ? Que dire ? Un traitant du dix-huitième siècle eût été bien incapable d’imaginer ce dernier type d’homme, il lui eût paru absurde, et il l’est en effet, il est le produit hybride, maintenant fixé, de plusieurs espèces très différentes. Vous allez répétant comme des perroquets qu’il est issu de la civilisation capitaliste.