Non pas, c’est lui qui l’a faite. Évidemment, il ne s’agit point de plan concerté. C’est un phénomène d’adaptation, de défense. Le mauvais riche d’autrefois, le riche jouisseur et scandaleux, fanfaron, prodigue, ennemi de l’effort, avait presque à lui seul reçu le choc du christianisme, son irrésistible élan. Sans doute eût-il réussi à subsister dans ce monde chrétien, il n’y eût pas prospéré. Il n’y prospérait pas.

Les hommes du Moyen Age n’étaient pas assez vertueux pour dédaigner l’argent, mais ils méprisaient les hommes d’argent. Ils épargnaient un temps le juif parce que le juif draine l’or, comme un abcès de fixation draine le pus. Le moment venu, ils vidaient le juif, exactement ainsi que le chirurgien vide l’abcès. Je n’approuve pas cette méthode, je prétends simplement qu’elle n’était pas en contradiction avec la doctrine de l’Églisc touchant le prêt à intérêt ou l’usure. À défaut d’abolir le système, on le notait d’infamie. Autre chose est de tolérer la prostitution, autre chose de déifier les prostituées comme l’a fait maintes fois jadis la canaille méditerranéenne, chez qui la vente du bétail parfumé a toujours été l’industrie nationale. Il est clair qu’au temps où les enfants pouvaient impunément reconduire à coups de trognons de choux, jusqu’au ghetto, le plus opulent capitaliste porteur de l’insigne jaune, l’Argent manquait du prestige moral nécessaire à ses desseins.

La chrétienté n’a pas éliminé le Riche, ni enrichi le Pauvre, car elle ne s’est jamais proposé pour but l’abolition du péché originel. Elle eût retardé indéfiniment l’asservissement du monde à l’Argent, maintenu la hiérarchie des grandeurs humaines, maintenu l’Honneur. Grâce à la même loi mystérieuse qui pourvoit d’une fourrure protectrice les races animales transplantées des régions tempérées aux régions polaires, le Riche dans un climat si défavorable à son espèce a fini par acquérir une résistance prodigieuse, une prodigieuse vitalité. Il lui a fallu transformer patiemment du dedans, avec les conditions économiques, les lois, les mœurs, la morale même. Il serait exagéré de prétendre qu’il a provoqué la révolution intellectuelle dont est sortie la science expérimentale, mais dès les premiers succès de cette dernière, il lui a prêté son appui, orienté ses recherches. Il a par exemple, sinon créé, du moins exploité cette foudroyante conquête de l’espace et du temps par la mécanique, conquête qui ne sert réellement que ses entreprises, a fait de l’ancien usurier rivé à son comptoir le maître anonyme de l’épargne et du travail humain. Sous ces coups furieux, la chrétienté a péri, l’Église chancelle. Que tenter contre une puissance qui contrôle le Progrès moderne, dont elle a créé le mythe, tient l’humanité sous la menace des guerres, qu’elle est seule capable de financer, de la guerre devenue comme une des formes normales de l’activité économique, soit qu’on la prépare, soit qu’on la fasse ?

De telles vues sont généralement désagréables aux gens de droite. On se demande pourquoi. Le moindre petit commerçant regardera comme un ennemi dangereux de la société l’innocent poivrot qui vient de boire sa paie de la semaine, et murmure : « Mort aux vaches ! » en passant près du sergent de ville, histoire de prouver qu’il est un homme libre. Mais le même patenté s’estimera solidaire de M. de Rothschild ou de M. Rockefeller, et, au fond, l’imbécile en est flatté. On peut donner à ce curieux phénomène un grand nombre d’explications psychologiques. Il est certain que chez la plupart de nos contemporains la distinction du possédant et du non-possédant finit par tenir lieu de toutes les autres. Le possédant se voit lui-même comme un mouton guetté par le loup. Mais aux yeux du pauvre diable, le mouton devient un requin affamé qui s’apprête à gober une ablette. La gueule sanglante qui s’ouvre à l’horizon les mettra d’accord en les dévorant tous ensemble.

Une telle obsession morbide, née de la peur, modifie profondément les rapports sociaux. Et, par exemple, la politesse n’exprime plus un état de l’âme, une conception de la vie. Elle tend à devenir un ensemble de rites, dont le sens originel échappe, la succession, dans un certain ordre, de grimaces, hochements de tête, gloussements variés, sourires standard – réservés à une catégorie de citoyens dressés à la même gymnastique. Les chiens ont entre eux de ces façons – entre eux seulement, car vous verrez rarement cet animal flairer le derrière d’un chat ou d’un mouton. Ainsi mes contemporains ne gesticulent d’une certaine manière qu’en présence des gens de leur classe.

J’habitais, au temps de ma jeunesse, une vieille chère maison dans les arbres, un minuscule hameau du pays d’Artois, plein d’un murmure de feuillage et d’eau vive.