La vieille maison ne m’appartient plus, qu’importe !
Pourvu que les propriétaires la traitent bien ! Pourvu qu’ils ne lui
fassent pas de mal, qu’elle soit leur amie, non leur chose !… N’importe !
N’importe ! Chaque lundi, les gens venaient à l’aumône, comme on dit
là-bas. Ils venaient parfois de loin, d’autres villages, mais je les
connaissais presque tous par leur nom. C’était une clientèle très sûre. Ils s’obligeaient
même entre eux : « Je suis venu aussi pour un tel, qui a ses rhumatisques. »
Lorsqu’il s’en était présenté plus de cent, mon père disait : « Sapristi !
les affaires reprennent !… » Oui, oui, je sais bien, ces souvenirs n’ont
aucun intérêt pour vous, pardonnez-moi. Je voulais seulement vous faire
comprendre qu’on m’a élevé dans le respect des vieilles gens, possédants, ou
non-possédants, des vieilles dames surtout, préjugé dont les hideuses follettes
septuagénaires d’aujourd’hui n’ont pu me guérir. Eh bien ! en ce temps-là,
je devais parler aux vieux mendiants la casquette à la main, et ils trouvaient
la chose aussi naturelle que moi, ils n’en étaient nullement émus. C’étaient
des gens de l’ancienne France, c’étaient des gens qui savaient vivre, et s’ils
sentaient un peu fort la pipe ou la prise, ils ne puaient pas la boutique, ils
n’avaient pas ces têtes de boutiquiers, de sacristains, d’huissiers, des têtes
qui ont l’air d’avoir poussé dans les caves. Ils ressemblaient beaucoup plus à
Vauban, à Turenne, à des Valois, à des Bourbons, qu’à M. Philippe Henriot
par exemple – ou à n’importe quel bourgeois bien-pensant… Je ne vous apprends
rien ? Vous êtes du même avis que mot ? Tant mieux. Les jeunes gens
que je croise chaque jour dans la rue seraient capables de parler spontanément
à un vieil ouvrier chapeau bas ? Parfait. Je l’admets, j’admets même que
le vieil ouvrier ne croira pas qu’on se paie sa figure. C’est donc que les
choses vont moins mal que je ne pensais, le prestige de l’argent s’effondre. Quel
bonheur ! Car votre distinction entre le peuple front national et le
peuple front populaire ne valait rien. Elle ne valait rien pour une raison très
simple, à la portée du plus fanatique lecteur du Jour ou de l’Humanité,
à la portée même d’un concierge opulent du quartier Monceau, affilié au C.S.A.R.
par dévotion à la propriété immobilière. On ne classe pas d’après leurs
opinions politiques ou sociales des gens que le jeu naturel de conditions
économiques absurdes met dans l’impossibilité absolue d’en choisir une. Quoi !
Les compétences ne s’accordent entre elles que pour déclarer gravement que nous
tournons dans un cercle vicieux, et ceux qui au lieu d’observer la ronde de
loin tournent à toute vitesse, se décideraient posément, calmement, après avoir
pesé les raisons des uns et des autres, résolu les contradictions dont vous ne
venez pas à bout : « Mais ces gens-là n’ont pas besoin d’opinion
politique ! » évidemment. Ils ne ressentiraient pas ce besoin, je
suppose, en temps de prospérité. Mais les affaires de ce monde vont mal, je ne
vous le fais pas dire. Et ce monde-là n’a tout de même pas été organisé par eux,
pour eux, non ? Vous déplorez que la Révolution ait été jadis manquée. À qui
la faute ? Que le peuple ait suivi de mauvais bergers. Où étaient les bons ?
Devait-il se ranger derrière M. Cavaignac ou M. Thiers ? « Ensemble
et quand vous voudrez, disait le comte de Chambord, nous reprendrons le grand
mouvement de 89. » J’ai des raisons de croire que cette parole a été
entendue d’un jeune prince français. Si elle se réalisait un jour – plaise à
Dieu ! – le sol serait-il si ferme sous vos pas ? Vous me dites :
« Nous allons sauver la France ! » Bon. Très bien. Le malheur
est que vous n’avez pas encore réussi, il vous sauver vous-mêmes, fâcheux
augure ! « On compte parmi nous beaucoup d’hommes estimables. »
Oui. Les gens du peuple pourront les rencontrer au cercle, au bureau, parfois à
l’église, ou aux ventes de charité. Il n’est pas facile d’organiser ces
rencontres, je me demande si elles seraient d’ailleurs utiles. La main sur le
cœur, on ne tire généralement pas grand profit de vos conversations. À la
première cuillerée de potage, vous convenez que tout va mal, et au dessert, sauf
votre respect, vous vous engueulez comme des charretiers. Il est parfaitement
exact que le peuple vous connaît mal. Qu’importe ! Cette connaissance ne
saurait mettre fin à ses perplexités, si l’on songe que des Français aussi
divers que, par exemple. Drumont, Lyautey ou Clemenceau ont porté le même
jugement, resté jusqu’ici sans appel, sur vos partis et sur vos hommes.
Je puis parler ainsi tranquillement, sans offenser personne.
Je ne dois rien aux partis de droite, et ils ne me doivent rien non plus.
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