Ils croyaient qu’un peuple, un vrai peuple, un peuple formé par milles ans d’histoire peut être mis au frais dans la cave, en attendant mieux. « Occupons-nous des élites, on verra plus tard. » Plus tard, il était trop tard. Dans la nouvelle maison construite selon les plans du législateur romain, aucune place n’avait été prévue pour le peuple de l’ancienne France, il eût fallu tout jeter bas. Ce fait n’a rien de surprenant. L’architecte libéral ne s’était pas plus préoccupé de loger son prolétariat que l’architecte romain, ses esclaves. Seulement les esclaves ne formaient qu’un ramas d’ilotes de toutes langues, de toutes nations, de toutes classes, une part d’humanité sacrifiée, avilie, leur misérable tribu était une œuvre des hommes. Au lieu que la Société moderne laisse se détruire lentement, au fond de sa cave, une admirable création de la nature et de l’histoire. Vous pouvez naturellement avoir une autre opinion que la mienne, je ne crois pas que la monarchie eût laissé se déformer si gravement l’honnête visage de mon pays. Nous avons eu des rois égoïstes, ambitieux, frivoles, quelques-uns méchants, je doute qu’une famille de princes français eût manqué de sens national au point de permettre qu’une poignée de bourgeois ou de petits-bourgeois, d’hommes d’affaires ou d’intellectuels, jacassant et gesticulant à l’avant-scène, prétendissent tenir le rôle de la France, tandis que notre vieux peuple, si fier, si sage, si sensible, devenait peu à peu cette masse anonyme qui s’appelle un prolétariat.

En parlant ainsi je ne crois pas trahir la classe à laquelle j’appartiens, car je n’appartiens à aucune classe, je me moque des classes, et d’ailleurs il n’y a plus de classes. À quoi reconnaît-on un Français de première classe ? À son compte en banque ? À son diplôme de bachelier ? À sa patente ? À la Légion d’honneur ? Oh ! je ne suis pas anarchiste ! Je trouve parfaitement convenable que l’État recrute ses fonctionnaires parmi les braves potaches du collège ou du lycée. Où les prendrait-il ? La situation de ces messieurs ne me paraît d’ailleurs pas enviable. Croyez que si j’en avais le moyen, je ne penserais pas faire une grande faveur à un maréchal de village qui chante au feu de sa forge, en le transformant par un coup de baguette magique en percepteur. Néanmoins, j’admets volontiers que ces gens-là soient traités avec plus d’égards que le maréchal ou moi-même, parce que la discipline facilite le travail, épargne le temps de celui qui commande et de celui qui obéit. Lorsque vous vous trouvez devant un guichet, au bureau de poste, j’espère que vous ne discutez jamais avec le préposé, vous attendez modestement qu’il se souvienne de vous, à moins que vous ne vous permettiez d’attirer son attention par une petite toux discrète. Si le préposé interprète cette attitude ainsi qu’un hommage rendu à son intelligence et à ses vertus ; que voulez-vous, il a tort. Notre classe moyenne commet un peu la même erreur. Parce qu’elle fournit la plupart des agents de surveillance ou de contrôle, elle se prend volontiers pour une aristocratie nationale, croit compter dans ses rangs plus de chefs. Non pas plus de chefs – plus de fonctionnaires, ce n’est pas la même chose. Lorsque j’écris qu’il n’y a plus de classes, remarquez-le, j’interprète le sentiment commun. Il n’y a plus de classes, parce que le peuple n’est pas une classe, au sens exact du mot, et les classes supérieures se sont peu à peu fondues en une seule à laquelle vous avez donné précisément ce nom de classe moyenne. Une classe dite moyenne n’est pas non plus une classe, encore moins une aristocratie. Elle ne saurait même pas fournir les premiers éléments de cette dernière. Rien n’est plus éloigné que son esprit de l’esprit aristocratique. Ou pourrait la définir ainsi : l’ensemble des citoyens convenablement instruits, aptes à toute besogne, interchangeables. La même définition convient d’ailleurs parfaitement à ce que vous appelez démocratie. La démocratie est l’état naturel des citoyens aptes à tout. Dès qu’ils sont en nombre, ils s’agglomèrent et forment une démocratie. Le mécanisme du suffrage universel leur convient à merveille, parce qu’il est logique que ces citoyens interchangeables finissent par s’en remettre au vote pour décider ce qu’ils seront chacun. Ils pourraient aussi bien employer le procédé de la courte paille. Il n’y a pas de démocratie populaire, une véritable démocratie du peuple est inconcevable. L’homme du peuple, n’étant pas apte à tout, ne saurait parler que de ce qu’il connaît, il comprend parfaitement que l’élection favorise les bavards.