Elle leur donne l’illusion de choisir. N’importe quel commis de magasin vous dira que le public appâté par les étalages d’une exposition saisonnière, une fois rassasié de marchandages et après avoir mis le personnel sur les dents, défile au même comptoir. Nous avons vu naître et mourir un grand nombre de partis, car chaque journal d’opinion ne dispose guère d’un autre moyen pour retenir sa clientèle. Néanmoins la méfiance naturelle aux imbéciles rend précaire cette méthode d’émiettement. le troupeau inquiet se reforme sans cesse. Dès que les circonstances, et notamment les nécessités électorales, semblent imposer un système d’alliances, les malheureux oublient instantanément les distinctions qu’ils n’avaient d’ailleurs jamais faites qu’à grand-peine. Ils se divisent d’eux-mêmes en deux groupes, la difficile opération mentale qu’on leur propose étant ainsi réduite à l’extrême, puisqu’il ne s’agit plus que de penser contre l’adversaire, ce qui permet d’utiliser son programme marqué simplement du signe de la négation. C’est pourquoi nous les avons vus n’accepter qu’à regret des désignations aussi complexes que celles, par exemple, de royalistes ou de républicains. Clérical ou anticlérical plaît mieux, les deux mots ne signifient rien d’autre que « pour » ou « contre » les curés. Il convient d’ajouter que le préfixe « ami » n’appartient en propre à personne, car si l’homme de gauche est anticlérical, l’homme de droite est anti-maçon, anti-dreyfusard.

Les entrepreneurs de presse qui ont employé ces slogans jusqu’à leur totale usure voudront sans doute me faire dire que je ne distingue pas entre les idéologies, qu’elles m’inspirent un égal dégoût. Hélas ! je sais pourtant mieux que personne ce qu’un garçon de vingt ans peut donner de lui, de la substance de son âme, à ces grossières créations de l’esprit partisan qui ressemblent à une véritable opinion comme certaines poches marines à un animal – une ventouse pour sucer, une autre pour évacuer la bouche et l’anus – qui, même chez certains polypes, ne font qu’un. Mais à qui la jeunesse ne prodigue-t-elle pas son âme ! Elle la jette parfois à pleines mains, dans les bordels. Comme ces mouches chatoyantes, vêtues d’azur et d’or, peintes avec plus de soin que les enluminures de missel, les premières amours s’abattent autour des charniers.

Que voulez-vous ? Je ne crois même pas au relatif bienfait des coalitions d’ignorance et de parti pris. L’indispensable condition à remplir pour entrer réellement dans l’action est de se connaître soi-même, d’avoir pris la juste mesure de soi. Or tous ces gens-là ne se rassemblent que pour mettre en commun les quelques raisons qu’ils possèdent de se juger meilleurs que les autres. Dès lors, qu’importe la cause qu’ils prétendent servir ? Dieu sait, par exemple, ce que coûte au reste du monde le maigre cheptel bigot entretenu à grands frais par une littérature spéciale, répandue à des millions d’exemplaires sur toute la surface du globe, et dont on voudra bien reconnaître qu’elle est faite pour décourager les incroyants de bonne volonté. Je ne veux aucun mal aux bigots, je voudrais simplement que vous ne me rebattiez pas les oreilles de leur prétendue naïveté. Le premier prêtre venu, s’il est sincère, vous dira que nulle espèce n’est plus éloignée que la leur de l’esprit d’enfance, de sa clairvoyance surnaturelle, de sa générosité. Ce sont des combinards de la dévotion, et les gras chanoines littéraires qui entonnent à ces larves le miel butiné sur les bouquets spirituels ne sont pas non plus des ingénus.

La colère des imbéciles remplit le monde. Il est tout de même facile de comprendre que la Providence qui les fit naturellement sédentaires avait ses raisons pour cela. Or vos trains rapides, vos automobiles, vos avions les transportent avec la rapidité de l’éclair. Chaque petite ville de France avait ses deux ou trois clans d’imbéciles dont les célèbres « Riz et Pruneaux » de Tartarin sur les Alpes nous fournissent un parfait exemple. Votre profonde erreur est de croire que la bêtise est inoffensive, qu’il est au moins des formes inoffensives de la bêtise. La bêtise n’a pas plus de force vive qu’une caronade de 36, mais, une fois en mouvement, elle défonce tout. Quoi ! nul de vous pourtant n’ignore de quoi est capable la haine patiente et vigilante des médiocres, et vous en semez la graine aux quatre vents ! Car si les mécaniques vous permettent d’échanger vos imbéciles non seulement de ville en ville, de province en province, mais de nation à nation, ou même de continent à continent, les démocraties empruntent encore à ces malheureux la matière de leurs prétendues opinions publiques. Ainsi par les soins d’une Presse immense, travaillant jour et nuit sur quelques thèmes sommaires, la rivalité des « Pruneaux et des Riz » prend une sorte de caractère universel dont M. Alphonse Daudet ne s’était certainement pas avisé.

Mais qui lit aujourd’hui Tartarin sur les Alpes ? Mieux vaut rappeler que le gentil poète provençal qu’éleva tant de fois au-dessus de lui-même la consommation de la douleur, le génie de la sympathie, rassemble au fond d’un hôtel de montagne une douzaine d’imbéciles. Le glacier est là tout proche, suspendu dans l’immense azur. Personne n’y songe. Après quelques jours de fausse cordialité, de méfiance et d’ennui, les pauvres diables trouvent le moyen de satisfaire à la fois leur instinct grégaire et la sourde rancune qui les travaille. Leur parti des Constipés exige, au dessert, les pruneaux.