Celui
des Dévoyants tient naturellement pour le riz. Dès lors, les querelles particulières
s’apaisent, l’accord se fait entre les membres de chacun des groupes rivaux. On
peut très bien imaginer, dans la coulisse, l’amateur ingénieux et pervers, sans
doute marchand tic riz ou de pruneaux, suggérant à ces misérables une mystique
appropriée à l’état de leurs intestins. Mais le personnage est inutile. La
bêtise n’invente rien, elle fait admirablement servir à ses fins, à ses fins de
bêtise, tout ce que le hasard lui apporte, et par un phénomène, hélas ! beaucoup
plus mystérieux encore, vous la verrez se mettre d’elle-même à la mesure des
hommes, des circonstances ou des doctrines, qui provoquent sa monstrueuse
faculté d’abêtissement. Napoléon se vantait à Sainte-Hélène d’avoir tiré parti
des imbéciles. Ce sont les imbéciles qui finalement ont tiré parti de Napoléon.
Non pas seulement, comme vous pourriez le croire, parce qu’ils sont devenus
bonapartistes. Car la religion du Grand Homme, accordée peu à peu au goût des
démocraties, a fait ce patriotisme niais qui agit encore si puissamment sur
leurs glandes, patriotisme que n’ont jamais connu les aïeux, et dont la
cordiale insolence, à fonds de haine, de doute et d’envie, s’exprime, bien qu’avec
une inégale fortune, dans les chansons de Déroulède et dans les poèmes de
guerre de M. Paul Claudel.
Ça vous embête de m’écouter parler si longtemps des
imbéciles ? Eh bien, il m’en coûte, à moi, d’en parler ! Mais il faut
d’abord que je vous persuade d’une chose : c’est que vous n’aurez pas
raison des imbéciles par le fer ou par le feu. Car je répète qu’ils n’ont
inventé ni le fer, ni le feu, ni les gaz. mais ils utilisent parfaitement tout
ce qui les dispense du seul effort dont ils sont réellement incapables, celui
de penser par eux-mêmes. Ils aimeront mieux tuer que penser, voilà le malheur !
Et justement vous les fournissez de mécaniques ! La mécanique est faite
pour eux. En attendant la machine à penser qu’ils attendent, qu’ils exigent, qui
va venir, ils se contenteront très bien de la machine à tuer, elle leur va même
comme un gant. Nous avons industrialisé la guerre pour la mettre à leur portée.
Elle est à leur portée, en effet.
Sinon je vous mets au défi de m’expliquer comment, par quel
miracle, il est devenu si facile de faire avec n’importe quel boutiquier, clerc
d’agent de change, avocat ou curé, un soldat ? Ici comme en Allemagne, en
Angleterre comme au Japon. C’est très simple : vous tendez votre tablier, et
il tombe un héros dedans. Je ne blasphémerai pas les morts. Mais le monde a
connu un temps où la vocation militaire était la plus honorée après celle du
prêtre, et ne lui cédait qu’à peine en dignité, c’est tout de même étrange que
votre civilisation capitaliste, qui ne passe pas pour encourager l’esprit de
sacrifice, dispose, en pleine primauté de l’économique, d’autant d’hommes de
guerre que ses usines peuvent fournir d’uniformes…
Des hommes de guerre comme on n’en a sûrement jamais vu. Vous
les prenez, au bureau, à l’atelier, bien tranquilles. Vous leur donnez un
billet pour l’Enfer avec le timbre du bureau de recrutement, et des godillots
neufs, généralement perméables. Le dernier encouragement, le suprême salut de
la patrie, leur vient sous les espèces du hargneux coup d’œil de l’adjudant
rengagé affecté au magasin d’habillement et qui les traite de cons. Là-dessus
ils se hâtent vers la gare un peu saouls, mais anxieux à l’idée de manquer le train
pour l’Enfer, exactement comme s’ils allaient dîner en famille, un dimanche, à
Bois-Colombes ou à Viroflay. Ils descendront cette fois à la station Enfer, voilà
tout. Un an, deux ans, quatre ans, le temps qu’il faudra, jusqu’à l’expiration
du billet circulaire délivré par le gouvernement, ils parcourront ce pays sous
une pluie de fonte d’acier, attentifs à ne pas manger sans permission le
chocolat des vivres de réserve, ou soucieux de faucher à un copain le paquet de
pansement qui leur manque. Le jour de l’attaque, avec une balle dans le ventre,
ils trottent comme des perdreaux jusqu’au poste de secours, se couchent tout
suants sur le brancard et se réveillent à l’hôpital d’où ils sortent un peu
plus tard aussi docilement qu’ils y sont entrés, avec une bourrade paternelle
de M. le Major, un bon vieux… Puis ils retournent vers l’Enfer, dans un
wagon sans vitres, ruminant de gare en gare le vin aigre et le camembert ou
épelant à la lueur du quinquet la feuille de route couverte de signes
mystérieux et pas du tout sûrs d’être en règle. Le jour de la Victoire… Eh bien,
le jour de la victoire, ils espèrent rentrer chez eux !
À la vérité, ils n’y rentrent point pour la raison fameuse
que « l’Armistice n’est pas la Paix », et qu’il faut leur laisser le
temps de s’en rendre compte. Le délai d’un an a paru convenable. Huit jours
eussent suffi. Huit jours eussent suffi pour prouver aux soldats de la grande
guerre qu’une victoire est une chose à regarder de loin, comme la fille du
colonel ou la tombe de l’Empereur, aux Invalides ; qu’un vainqueur, s’il
veut vivre pénard, n’a qu’à rendre ses galons de vainqueur. Ils sont donc
retournés à l’usine, au bureau, toujours bien tranquilles. Quelques-uns ont
même eu la chance de trouver dans leur pantalon d’avant-guerre une douzaine de
tickets de leur gargote, de la gargote de jadis, à vingt sous le repas. Mais le
nouveau gargotier n’en a pas voulu.
*
Vous me direz que ces gens-là étaient des saints.
1 comment