Non, je
vous assure, ce n’étaient pas des saints. C’étaient des résignés. Il y a dans
tout homme une énorme capacité de résignation, l’homme est naturellement
résigné. C’est d’ailleurs pourquoi il dure. Car vous pensez bien qu’autrement l’animal
logicien n’aurait pu supporter d’être le jouet des choses. Voilà des millénaires
que le dernier d’entre eux se serait brisé la tête contre les murs de sa
caverne, en reniant son âme. Les saints ne se résignent pas, du moins au sens
où l’entend le monde. S’ils souffrent en silence les injustices dont s’émeuvent
les médiocres, c’est pour mieux retourner contre l’Injustice, contre son visage
d’airain, toutes les forces de leur grande âme. Les colères, filles du
désespoir, rampent et se tordent comme des vers. La prière est, en somme, la
seule révolte qui se tienne debout.
L’homme est naturellement résigné. L’homme moderne plus que
les autres en raison de l’extrême solitude où le laisse une société qui ne
connaît plus guère entre les êtres que les rapports d’argent. Mais nous aurions
tort de croire que cette résignation en fait un animal inoffensif. Elle
concentre en lui des poisons qui le rendent disponible le moment venu pour
toute espèce de violence. Le peuple des démocraties n’est qu’une foule, une
foule perpétuellement tenue en haleine par l’Orateur invisible, les voix venues
de tous les coins de la terre, les voix qui la prennent aux entrailles, d’autant
plus puissantes sur ses nerfs qu’elles s’appliquent à parler le langage même de
ses désirs, de ses haines, de ses terreurs. Il est vrai que les démocraties
parlementaires, plus excitées, manquent de tempérament. Les dictatoriales. elles,
ont le feu au ventre. Les démocraties impériales sont des démocraties en rut.
*
La colère des imbéciles remplit le monde. Dans leur colère, l’idée
de rédemption les travaille, car elle fait le fond de toute espérance humaine. C’est
le même instinct qui a jeté l’Europe sur l’Asie au temps des Croisades. Mais en
ce temps-là l’Europe était chrétienne, les imbéciles appartenaient à la
chrétienté. Or un chrétien peut être ceci ou cela, une brute, un idiot, ou un
fou, il ne peut pas être tout à fait un imbécile. Je parle des chrétiens nés
chrétiens, des chrétiens d’état, des chrétiens de chrétienté. Bref, des chrétiens
nés en pleine terre chrétienne, et qui grandissent libres, consomment l’une
après l’autre, sous le soleil ou l’averse, toutes les saisons de leur vie. Dieu
me garde de les comparer à ces cornichons sans sève que les curés font pousser
dans des petits pots, à l’abri des courants d’air !
Pour un chrétien de chrétienté, l’Évangile n’est pas
seulement une anthologie dont on lit un morceau chaque dimanche dans son livre
de messe, et à laquelle il est permis de préférer le Jardin des âmes pieuses
du P. Prudent, ou les Petites Pleurs dévotes du chanoine Boudin. L’Évangile
informe les lois, les mœurs, les peines et jusqu’aux plaisirs, car l’humble
espoir de l’homme, ainsi que le fruit des entrailles, y est béni. Vous pouvez
faire là-dessus les plaisanteries que vous voudrez. Je ne sais pas grand-chose
d’utile, mais je sais ce que c’est que l’espérance du Royaume de Dieu, et ça n’est
pas rien, parole d’honneur ! Vous ne me croyez pas ? Tant pis ! Peut-être
cette espérance reviendra-t-elle visiter son peuple ? Peut-être la
respirerons-nous tous, un jour, tous ensemble, un matin des jours, avec le miel
de l’aube. Vous ne vous en souciez pas ? Qu’importe ! Ceux qui refuseront
alors de l’accueillir dans leur cœur la reconnaîtront du moins à ce signe :
les hommes qui détournent aujourd’hui les yeux sur votre passage, ou ricanent
lorsque vous leur avez tourné le dos, viendront droit vers vous, avec un regard
d’homme.
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