À ce signe, je le répète, vous saurez que votre temps n’est, plus.

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Les imbéciles sont travaillés par l’idée de rédemption. Évidemment si vous interrogez le premier venu d’entre eux, il vous répondra qu’une telle imagination n’a jamais effleuré sa pensée, ou même qu’il ne sait pas très exactement ce que vous voulez dire. Car un imbécile ne dispose d’aucun instrument mental lui permettant de rentrer en lui-même, il n’explore que la surface de son être. Mais quoi ! parce qu’un nègre, avec sa misérable houe, ne fait qu’égratigner le sol, juste assez pour qu’y pousse un peu de mil, la terre n’en n’est pas moins riche et capable d’une autre moisson. D’ailleurs que savez-vous d’un médiocre aussi longtemps que vous ne l’avez pas observé parmi d’autres médiocres de sa race, dans la communion de la joie, de la haine, du plaisir ou de l’horreur ? Il est vrai que chaque médiocrité paraît solidement défendue contre toute médiocrité d’une autre espèce. Mais les immenses efforts des démocraties ont fini par briser l’obstacle. Vous avez réussi ce coup prodigieux, ce coup unique : vous avez détruit la sécurité des médiocres. Elle paraissait pourtant inséparable de la médiocrité, sa substance même. Pour être médiocre, néanmoins, on n’est pas forcément un abruti. Vous avez commencé par abrutir les imbéciles. Vaguement conscients de ce qui leur manque, et de l’irrésistible courant qui les entraîne vers d’insondables destins, ils s’enfermaient dans leurs habitudes, héréditaires ou acquises, ainsi que l’Américain fameux qui franchissait les cataractes du Niagara dans un tonneau. Vous avez brisé le tonneau, et les malheureux voient filer les deux rives avec la rapidité de l’éclair.

Sans doute, un notaire de Landerneau, il y a deux siècles, ne croyait pas sa ville natale plus durable que Carthagc ou Memphis, mais au train où vont les choses, il s’y sentira demain à peu près aussi en sûreté que dans un lit dressé en plein vent sur une place publique. Certes, le mythe du Progrès a bien servi les démocraties. Et il a fallu un siècle ou deux pour que l’imbécile, dressé depuis tant de générations à l’immobilité, vît dans ce mythe autre chose qu’une hypothèse excitante, un jeu de l’esprit. L’imbécile est sédentaire, mais il a toujours lu volontiers les récits d’explorateurs. Imaginez un de ces voyageurs en chambre qui s’aperçoit tout à coup que le plancher bouge. Il se jette à la fenêtre, l’ouvre, cherche la maison d’en face, reçoit en pleine figure l’écume sifflante, et découvre qu’il est parti. Le mot « départ » ne convient guère ici, d’ailleurs. Car si le regard de l’homme moderne ne peut plus se poser sur rien de fixe – cause insigne du mal de mer – le pauvre diable n’a pas l’impression d’aller quelque part. Je veux dire que ses embêtements sont toujours les mêmes, bien que multipliés en apparence, grâce à un effet de perspective. Aucune autre manière vraiment nouvelle de faire l’amour, aucune nouvelle manière de crever.

Tout cela est simple, très simple. Demain ce sera plus simple encore. Si simple qu’on ne pourra plus rien écrire d’intelligible sur le malheur des hommes dont les causes immédiates décourageront l’analyse. Les premiers symptômes d’une maladie mortelle fournissent au professeur le sujet de brillantes leçons, mais toutes les maladies mortelles présentent le même phénomène ultime, l’arrêt du cœur. Il n’y a pas grand-chose à dire là-dessus. Votre société ne mourra pas autrement. Vous discuterez encore des « pourquoi » et des « comment » et déjà les artères ne battront plus. L’image me semble juste, car la réforme des institutions vient trop tard lorsque la déception des peuples est devenue irréparable, lorsque le cœur des peuples est brisé.

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Je sais qu’un tel langage a de quoi faire sourire les entrepreneurs de réalisme politique. Qu’est-ce que c’est qu’un cœur de peuple ? Où le place-t-on ? Les doctrinaires du réalisme politique ont un faible pour Machiavel. Faute de mieux, les doctrinaires du réalisme politique ont mis Machiavel à la mode. C’est bien la dernière imprudence qu’auraient dû se permettre les disciples de Machiavel. Vous voyez d’ici ce tricheur qui avant de s’asseoir à la table de jeu fait hommage à ses partenaires d’un petit traité de sa façon sur l’art de tricher, avec une dédicace flatteuse pour chacun de ces messieurs ? Machiavel n’écrivait qu’à l’adresse d’un certain nombre d’initiés. Les doctrinaires du réalisme politique parlent au public.