Après eux, de jeunes
Français, pleins d’innocence et de gentillesse, répètent leurs axiomes d’un fracassant
cynisme, dont se scandalisent et s’attendrissent leurs bonnes mères. La guerre
d’Espagne, après celle d’Abyssinie, vient de fournir ainsi l’occasion d’innombrables
professions de foi d’immoralisme national capables de faire se retourner dans
leurs tombes Jules César, Louis XL Bismarck et Cecil Rhodes. Mats Jules César, Ixiuis XI,
Bismarck et Cecil Rhodes n’auraient nullement souhaité chaque matin l’approbation
compromettante du pion réaliste suivi de sa classe. Un véritable élève de
Machiavel commencerait par faire pendre ces radoteurs.
Ne touchez pas aux imbéciles ! Voilà ce que l’Ange eût
pu écrire en lettres d’or au fronton du Monde moderne, si ce monde avait un
ange. Pour déchaîner la colère des imbéciles, il suffit de les mettre en
contradiction avec eux-mêmes, et les démocraties impériales, à l’apogée de leur
richesse et de leur puissance, ne pouvaient refuser de courir ce risque. Elles
l’ont couru. Le mythe du Progrès était sans doute le seul en qui ces millions d’hommes
pussent communier, le seul qui satisfît à la fois leur cupidité, leur moralisme
sommaire et le vieil instinct de justice légué par les aïeux. Il est certain qu’un
patron verrier qui, au temps de M. Guizot, et si l’on s’en rapporte à d’irrécusables
statistiques, décimait systématiquement, pour les besoins de son commerce, des
arrondissements entiers devait avoir, comme chacun de nous, ses crises de
dépression. On a beau se serrer le cou dans une cravate de salin, porter à la
boutonnière une rosette large comme une soucoupe et dîner aux Tuileries, n’importe !
il y a des jours où on se sent de l’âme. Oh ! bien entendu, les
arrière-petits-fils de ces gens-là sont aujourd’hui des garçons très bien, du
modèle en cours, nets, sportifs, plus ou moins apparentés. Beaucoup d’entre eux
se proclament royalistes et parlent des écus de l’aïeul avec le mouvement de
menton vainqueur d’un descendant de Godefroy de Bouillon affirmant ses droits
sur le royaume de Jérusalem. Sacrés petits farceurs ! Leur excuse est
celle-ci : le sens social leur manque. De qui l’auraient-ils hérité ?
Les crimes de l’or ont d’ailleurs un caractère abstrait. Ou peut-être y a-t-il
une vertu de l’or ? Les victimes de l’or encombrent l’histoire, mais leurs
restes ne dégagent aucune odeur.
Il est permis de rapprocher ce fait d’une propriété bien
connue des sels du métal magique, qui préviennent les effets de la pourriture. Qu’un
vacher dont les méninges sont en bouillie tue deux bergerettes après les avoir
violées, la chronique retient son nom, fait de ce nom une épithète infâme, un
nom maudit. Au lieu que ces « Messieurs du Commerce de Nantes », les
Grands Trafiquants d’esclaves, comme les appelle avec respect M. le sénateur
de la Guadeloupe, ont pu remplir des charniers, toute cette viande noire n’exhale
à travers les siècles qu’un léger parfum de verveine et de tabac d’Espagne.
« Les capitaines négriers semblent avoir été des gens de noble prestance –
poursuit l’honorable sénateur. Ils portent perruque comme à la cour, l’épée au
côté, les souliers à boucle d’argent, des broderies sur le costume, des
chemises à jabot, des poignets de dentelles. » « Un tel négoce – conclut
le journaliste – ne déshonorait nullement ceux qui le pratiquaient, ou ceux qui
le subventionnaient. Qui donc parmi les financiers ou les bourgeois aisés n’était
négrier, peu ou prou ? Les armateurs qui finançaient ces lointaines et
coûteuses expéditions divisaient le capital engagé en un certain nombre de
parts, et ces parts, dont l’intérêt le plus souvent était énorme, constituaient
pour tous les pères de famille un placement extrêmement recherché. »
Soucieux de mériter la confiance de ces pères de famille, les
capitaines négriers s’acquittaient scrupuleusement de leurs devoirs, comme le
prouve assez le récit suivant emprunté, parmi beaucoup d’autres témoignages de
même qualité, à un intéressant ouvrage dont Candide rendait compte, le 25 juillet
1935 :
Hier, à huit heures, nous amarrâmes les nègres les plus
fautifs aux quatre membres, et couchés sur le ventre dessus le pont, et nous
les fîmes fouetter. En outre, nous leur fîmes des scarifications sur les fesses
pour mieux leur faire ressentir leurs fautes. Après leur avoir mis leurs fesses
en sang par les coups de fouet et les scarifications, nous leur mîmes de ta
poudre à tirer, du jus de citron, de la saumure, du piment tout pilé et
brassé ensemble avec une autre drogue que le chirurgien mit et nous leur en frottâmes
les fesses pour empêcher que la gangrène n ‘y soit mise et de plus pour que
cela leur eût cuit sur leurs fesses, gouvernant toujours au plus près du vent, l’amure
à bâbord.
Nous trouvons ici en passant un bon exemple de la prudente
discrétion de la société d’autrefois, lorsqu’elle se trouvait dans la nécessité
de proposer des cas de conscience aux imbéciles. La presse italienne se donne aujourd’hui
beaucoup de mal pour justifier aux yeux de ces derniers la destruction massive,
par l’ypérite, du matériel abyssin. Toute cette mystique de la force décourage
les imbéciles parce qu’elle leur impose une concentration d’esprit fatigante. Bref,
elle prétend les forcer à se placer au point de vue de M. Mussolini. L’attitude
de ce dernier en face du public de notre pays est d’ailleurs curieuse à
observer. M. Mussolini est un solide ouvrier, et il aime la gloire. Sur la
foi des manuels il pense aussi que le peuple français a plus qu’un autre peuple
le sens de la justice, le respect de la faiblesse et du malheur. Devant ces
villages où les défenseurs ont réussi à détruire toute vie, même celle des
rongeurs ou des insectes, il se retourne vers les descendants de ces Messieurs
du Commerce de Nantes, venus avec leurs dames, leurs demoiselles et les garçons
qui préparent Centrale. Il est d’abord un peu rouge, je suppose, puis il s’anime,
il parle de la grandeur qui depuis que le monde est monde pèse de tout son
poids sur les épaules des misérables, de la Puissance et de l’Empire. Les
braves bourgeois se regardent entre eux. très gênés.
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