Mallinson exposa sa théorie avec une touche de nervosité ; mais Barnard, l’Américain, ne put s’empêcher de faire une lourde plaisanterie.

— Eh bien, Messieurs, je dois dire que quelqu’un a eu une idée ingénieuse, mais je ne peux pas exactement en déduire que votre « Air Force » se soit couverte de gloire. Vous autres, Britanniques, faites des plaisanteries au sujet de nos rafles à Chicago et de nos gangsters, mais je ne puis me rappeler aucun homme filant avec un avion de l’Oncle Sam. Et, entre autres, j’aimerais savoir ce que ce type a fait du vrai pilote. Ligoté, je suppose.

Il bâilla. C’était un gros homme, charnu, au visage ravagé, où des rides de bonne humeur compensaient les touches de pessimisme. Personne à Baskul ne savait grand-chose sur son compte, sinon qu’il était arrivé de Perse, où il était supposé avoir affaire avec du pétrole.

Pendant ce temps-là, Conway s’occupait de manière très positive. Il avait récolté tous les bouts de papier que les passagers possédaient et composait des messages dans les différents patois indigènes, afin de les laisser tomber à terre à intervalles réguliers. La chance était maigre, car la contrée paraissait fort peu peuplée, mais il valait la peine de la tenter.

Le quatrième occupant, Miss Brinklow, restait assise, les lèvres pincées et le dos droit, sans se plaindre et sans dire grand-chose. C’était une femme plutôt petite, à la peau rugueuse, avec un air d’avoir été obligée d’assister à une réunion où il se passait des choses qu’elle n’approuvait pas entièrement.

Conway avait parlé moins que les deux autres hommes, car de transcrire des messages S.O.S. en divers langages représentait un effort mental demandant de la concentration d’esprit. Malgré tout, il avait répondu aux questions qui lui avaient été posées et s’était montré d’accord avec la théorie d’enlèvement de Mallinson. Il avait aussi approuvé, jusqu’à un certain point, les remarques critiques de Barnard au sujet de la « Air Force ».

— Bien que l’on puisse rendre compte comment c’est arrivé. Avec ce terrain d’aviation en effervescence, un homme en combinaison de vol ressemble beaucoup à un autre. Personne ne mettrait en doute la bona fides d’un homme habillé correctement et qui semble connaître son métier. Et ce type doit s’y entendre – les signaux et le reste. Il est clair, également, qu’il sait voler… mais tout de même, je reconnais avec vous qu’il y a de quoi se faire du souci. Et l’un d’entre nous s’en fait déjà, bien que cela ne serve de rien.

— Eh bien, Monsieur, j’admire la manière dont vous arrivez à envisager les deux côtés de la question ! Sans aucun doute, c’est l’esprit qu’il faut montrer, même si l’on vous fait marcher.

Les Américains, songea Conway, ont la faculté de dire des choses d’un ton protecteur sans offenser. Il sourit avec tolérance, mais ne continua pas la conversation. Sa fatigue était telle qu’aucun péril n’aurait pu l’écarter. Vers la fin de l’après-midi, quand Mallinson et Barnard, qui discutaient ensemble, voulurent lui demander son avis, ils s’aperçurent qu’il dormait.

— Assommé, constata Mallinson. Ça n’a rien d’étonnant, après ces dernières semaines.

— Vous êtes son ami ? s’enquit Barnard.

— Je travaillais avec lui au Consulat. Je sais par hasard qu’il ne s’est pas couché ces quatre dernières nuits. En fait, nous avons une sacrée veine de l’avoir avec nous dans une situation aussi délicate. En dehors de sa connaissance des langues, il a une sorte de don pour s’entendre avec les gens. Si quelqu’un peut nous tirer d’embarras, c’est bien lui. Il ne s’emballe pour rien.

— Alors, laissons-le dormir, admit Barnard.

Miss Brinklow émit une de ses rares remarques.

— Je trouve qu’il a l’air d’un très brave homme, dit-elle.

 

Conway était beaucoup moins certain d’être un brave homme. Il avait fermé les yeux par simple fatigue, mais sans vraiment dormir. Il percevait et ressentait chaque mouvement de l’aéroplane et écouta, avec des sentiments mitigés, Mallinson faire son éloge. Ce fut alors qu’il éprouva quelques doutes sur lui-même ; il éprouva le serrement d’estomac par lequel, chez lui, un trouble d’ordre spirituel se manifestait physiquement. Il savait par expérience ne pas appartenir à la catégorie d’êtres qui aiment le danger en lui-même. Il en aimait parfois un certain côté – l’excitation, l’effet dépuratif propre à guérir de molles émotions – mais il ne tenait pas à risquer sa vie. Douze ans plus tôt, il avait pris en horreur les périls de guerre dans les tranchées de France et avait plusieurs fois évité la mort en déclinant des tentatives trop risquées.