Il se sentit tenté de chicaner Mallinson à propos de ses inquiétudes et l’aurait probablement fait, si le jeune homme ne s’était pas levé brusquement, heurtant sa tête au toit et réveillant Barnard, l’Américain, qui dormait dans son siège de l’autre côté de l’étroit passage.

— Mince alors ! s’écria Mallinson après avoir mis la tête à la fenêtre.

La vue ne correspondait certainement pas à ce qu’il attendait – si tant est qu’il s’attendît à quelque chose. Au lieu des cantonnements nets, géométriquement disposés et des plus grands rectangles des hangars, on ne voyait qu’une brume opaque, voilant une immense étendue désolée, grillée par le soleil. L’appareil, bien que descendant rapidement, se trouvait encore à une altitude inusitée pour un vol ordinaire. De longues chaînes de montagnes plissaient le sol, plus proches d’environ un kilomètre que les vallées assombries par les nuages.

Une vue typique de la région frontière, bien que Conway ne l’eût jamais observée d’une telle altitude. Elle ne se trouvait – ce qui lui parut étrange – nulle part dans les environs de Peshawar.

— Je ne connais pas cette partie du monde, remarqua-t-il.

Puis, de manière plus discrète, car il ne désirait pas alarmer les autres, il ajouta à l’oreille de Mallinson :

— Il semble que vous ayez raison, l’homme a perdu sa route.

L’avion plongeait à une vitesse terrible et l’air s’échauffait au fur et à mesure de la descente ; la terre brûlée à leurs pieds semblait un four dont on aurait brusquement ouvert les portes. Un sommet après l’autre émergeait à l’horizon et dessinait sa silhouette abrupte ; ils volaient maintenant le long d’une vallée incurvée, au sol couvert de rochers et parsemé de torrents à sec. Elle ressemblait à un plancher où s’éparpilleraient des coquilles de noix. L’avion tombait dans des trous d’air avec autant d’inconfort qu’un bateau à rames ballotté par la houle. Les quatre passagers devaient s’agripper à leurs sièges.

— On dirait qu’il veut atterrir ! s’écria l’Américain d’une voix rauque.

— Il ne peut pas, rétorqua Mallinson. Il serait fou d’essayer. Il s’écrasera et alors…

Cependant le pilote atterrit. Un petit espace dégagé s’ouvrait à côté d’un ravin et, dirigé par une main experte, l’appareil roula sur le sol et s’immobilisa. Ce qui se passa ensuite fut, quoi qu’on pensât, plus énigmatique et moins rassurant. Des hommes barbus et enturbannés arrivèrent en foule de diverses directions ; ils entourèrent l’appareil et empêchèrent tout le monde de descendre, excepté le pilote. Ce dernier sauta à terre et engagea un colloque animé avec eux, au cours duquel on s’aperçut que, loin d’être Fenner, le type n’était pas anglais et, peut-être, même pas européen. Pendant ce temps, on apportait des bidons d’essence d’une réserve toute proche et on les vidait dans les réservoirs d’une capacité extraordinaire. Les cris des quatre passagers emprisonnés se heurtaient à des grimaces et à un silence dédaigneux, tandis que la moindre tentative de quitter l’avion provoquait un mouvement menaçant d’une rangée de fusils. Conway, qui savait un peu le « pushtu », harangua la tribu aussi bien qu’il le pouvait dans cette langue, mais sans résultat ; l’unique réponse du pilote aux remarques qu’on lui adressait dans n’importe quel langage consistait en une présentation significative de son revolver. Le soleil de midi, étincelant sur le toit de la cabine, grillait l’air à l’intérieur et les occupants se trouvaient sur le point de s’évanouir de chaleur et de fatigue. Ils étaient à la merci d’autrui, car une des conditions de l’évacuation exigeait que l’on n’emportât point d’armes.

Quand les réservoirs furent enfin rebouchés, on leur passa, par une des fenêtres, un bidon d’essence rempli d’eau tiède. On ne répondit pas à leurs questions, bien que la foule ne marquât aucune hostilité à leur égard. Après une dernière discussion, le pilote regagna son poste de pilotage, un Pathan mit maladroitement l’hélice en mouvement, et le vol continua. Le décollage, dans cet espace réduit, avec le poids supplémentaire de la grande quantité d’essence, se révéla encore plus prestigieux que l’atterrissage. L’appareil s’éleva haut dans les vapeurs floconneuses ; puis il tourna à l’est, comme s’il suivait une direction déterminée. C’était le milieu de l’après-midi.

Aventure extraordinaire et ahurissante ! Tandis qu’un air plus frais les baignait, les passagers avaient peine à croire ce qui leur arrivait ; c’était un outrage sans précédent, qui n’avait jamais eu son équivalent parmi tous les exploits turbulents qui se déroulaient aux frontières. Il leur aurait paru incroyable, s’ils n’en avaient pas été eux-mêmes les victimes. Il était absolument naturel qu’une haute indignation fît place à l’incrédulité et que l’anxiété les envahît à mesure que s’épuisait l’indignation. Mallinson développa alors une théorie, qu’en l’absence d’une autre, ils trouvèrent facile à accepter. On les ravissait pour les rançonner. Le procédé n’avait rien de nouveau, bien que la technique utilisée ne manquât pas d’originalité. De toute façon, il était réconfortant de sentir qu’ils n’étaient pas les acteurs d’une « première », il y avait eu des enlèvements avant le leur et beaucoup d’entre eux s’étaient bien terminés. Les hommes des tribus vous gardaient quelque temps dans leurs repaires de montagne, puis le Gouvernement payait votre rançon et on vous libérait. On vous traitait très convenablement et, comme l’argent qui devait être versé ne vous appartenait pas, toute l’affaire n’était désagréable que pendant sa durée. Ensuite, évidemment, la force armée aérienne envoyait une escadre de bombardement et il vous restait pour toute votre vie une fameuse histoire à raconter.