Il se trouvait depuis deux ans à Baskul. À la lumière des événements présents, on pouvait penser qu’il avait toujours suivi la voie qui lui était la moins favorable. Une page de sa vie se tournait. Dans quelques semaines – ou peut-être après quelques mois de vacances passées en Angleterre – il serait envoyé ailleurs. Tokyo ou Téhéran, Manille ou Mascate, les gens de sa profession ne savaient jamais ce qui les attendait. Il était depuis dix ans dans le service consulaire ; cette période lui permettait d’évaluer ses propres chances aussi pertinemment que celles des autres. Les honneurs ne seraient jamais pour lui ; mais c’était consolant de penser qu’il ne tenait pas aux honneurs, et non pas uniquement parce que c’étaient des « raisins trop verts ». Il préférait les places moins représentatives et plus pittoresques qui n’étaient généralement pas les bonnes ; sans doute avait-il semblé à autrui qu’il jouait plutôt mal ses cartes. En fait, d’après ses goûts, il trouvait qu’il les avait plutôt bien jouées ; il avait vécu une décade variée et modérément plaisante.

Il était grand, très bronzé, avec des cheveux bruns coupés court et des yeux bleu ardoise. Il avait tendance à paraître sérieux et méditatif jusqu’au moment où il se mettait à rire et alors (mais cela ne lui arrivait pas souvent) il avait l’air d’un gamin. Un léger tic nerveux, près de l’œil gauche, ne se remarquait que lorsqu’il travaillait trop, ou buvait trop et, comme il avait emballé et détruit des documents pendant tout le jour et toute la nuit précédant l’évacuation, le tic était flagrant quand il monta dans l’avion. Il était éreinté et fort heureux d’avoir réussi à être envoyé dans le luxueux appareil du maharadjah plutôt que dans un transport de troupes bondé. Il s’étendit confortablement dans un des fauteuils, alors que l’avion décollait doucement. Homme habitué à de grandes difficultés, il attendait des compensations de petits réconforts. Il supporterait joyeusement les rigueurs de la route de Samarkand, mais de Paris à Londres il dépenserait son dernier centime sur la Flèche d’Or.

Ce n’est qu’au bout d’une heure de vol que Mallinson opina que le pilote ne suivait pas le bon parcours. Mallinson occupait un siège tout en avant. C’était un jeune homme entre vingt et trente ans, aux joues rouges, intelligent sans être intellectuel, limité par les principes de son école, mais aussi soutenu par eux. Il avait raté un examen et avait, de ce fait, été envoyé à Baskul, où Conway, après six mois de sa compagnie, s’était attaché à lui.

Mais Conway ne désirait pas faire les efforts que demande une conversation en avion. Il entrouvrit paresseusement les paupières et répondit que, même s’il suivait un autre trajet, le pilote savait probablement ce qu’il faisait.

Une demi-heure plus tard, alors que la fatigue et le ronronnement du moteur le berçaient et qu’il commençait à s’endormir, Mallinson le dérangea à nouveau.

— Dites-moi, Conway, je croyais que Fenner nous pilotait ?

— Eh bien ! ce n’est pas lui ?

— Le type vient de tourner la tête et je pourrais jurer que non.

— C’est difficile à dire, à travers ce panneau vitré.

— Je reconnaîtrais le visage de Fenner n’importe où.

— Bon, alors ce doit être quelqu’un d’autre. Je ne vois pas quelle importance ça peut avoir.

— Mais Fenner m’avait assuré que c’était lui qui se chargeait de cet avion.

— Ils ont dû changer d’avis et lui en donner un autre.

— Peut-être, mais qui est cet homme, alors ?

— Mon brave garçon, pourquoi le saurais-je ? Vous ne supposez pourtant pas que je me rappelle tous les visages des pilotes de la « Air Force », n’est-ce pas ?

— Non, mais j’en connais une bonne partie, et je ne reconnais pas ce type-là.

— Alors, il doit appartenir à la minorité que vous ne connaissez pas.

Conway sourit et ajouta :

— Sitôt arrivé à Peshawar, vous pourrez faire sa connaissance et lui demander toute son histoire.

— Au train où nous y allons, nous n’atteindrons jamais Peshawar. Cet homme se trouve totalement en dehors du parcours. Et cela ne m’étonne pas, d’ailleurs… en volant si haut, il ne peut pas voir où il est. Conway ne s’inquiétait pas. Il avait l’habitude de voyager en avion et ne se souciait de rien. D’autre part, rien d’urgent ne l’attendait à Peshawar, ni personne qu’il désirât spécialement voir ; si bien qu’il lui était totalement indifférent de voyager pendant quatre ou six heures. Il était célibataire ; il n’y aurait pas de manifestations tendres à l’arrivée. Il avait des amis et quelques-uns d’entre eux l’emmèneraient probablement à leur club et lui offriraient des boissons ; perspective agréable, mais pour laquelle il n’éprouvait pas le besoin de soupirer d’impatience.

Pas plus qu’il ne soupirait rétrospectivement en examinant la perspective agréable, mais pas entièrement satisfaisante, de ses dix dernières années. Variable, avec éclaircies, puis des incertitudes ; tel avait été son bulletin météorologique, de même que celui du monde. Il pensait à Baskul, Pékin, Macao et autres endroits – il avait changé souvent. Le plus lointain était Oxford, où il faisait partie d’un Collège après la guerre, donnant des cours d’histoire orientale, respirant la poussière dans des bibliothèques ensoleillées, circulant à bicyclette dans l’avenue « the High ». Cette vision lui plaisait, mais ne le troublait pas ; il lui restait le sentiment que, jusqu’à un certain point, il était toujours un tant soit peu ce qu’il aurait pu être.

Un pincement gastrique familier l’informa que l’avion commençait à descendre.