J’en ai quarante-cinq, et je ne suis pas encore revenu de l’émerveillement dans lequel j’avançais comme environné d’une gloire invisible sous le préau humide et noir du collège. Pas encore revenu… Comme j’aime cette expression juste et touchante qui suggère un pays inconnu, une forêt mystérieuse au charme si puissant que le voyageur qui s’y est aventuré n’en revient jamais. Saisi d’émerveillement, cet émerveillement ne le lâche plus et lui interdit de revenir vers la terre grise et ingrate où il est né.
J’étais si profondément bouleversé par cette découverte que j’aurais été bien incapable de dire lequel des camarades qui me suivaient avait mis dans mes mains les clés d’un royaume dont je n’ai pas fini à l’heure où j’écris d’explorer les richesses. Je ne le sus jamais à vrai dire, car je compris plus tard que cette manœuvre avait été le résultat d’une petite conjuration de trois complices – voisins de table au fond de la classe – membres de la société secrète des « Fleurets » qui mettait méthodiquement à l’épreuve les nouveaux venus. Je ne parlerai ici que de deux Fleurets parce que leur personnalité brille d’un éclat incomparable dans mon souvenir.
Thomas Koussek devait son pseudo-patronyme à une invention étonnante qui l’avait rendu célèbre au Thabor et sur laquelle je reviendrai. Chaque élève avait transformé l’envers du couvercle de son pupitre en une petite exposition iconographique qui résumait ses rêves, ses souvenirs, ses héros et ses mythes. On voyait ainsi voisiner des photos de famille avec des pages découpées dans des illustrés sportifs, des têtes de chanteuses de music-hall avec des fragments de bandes dessinées. L’imagerie de Thomas était exclusivement religieuse et tout entière consacrée au personnage de Jésus. Mais il ne s’agissait pas du Christ enfant, ni de celui émacié et souffrant de la croix. C’était le Christ Roi, l’athlète de Dieu, débordant de force et de sève, « jeune ensemble qu’éternel » dont la figuration se reproduisait en pyramide sur l’étroit rectangle de bois. Cette iconographie triomphale était en quelque sorte signée par une petite image repoussée dans le coin gauche qui pouvait passer inaperçue aux yeux d’un profane. Elle figurait en traits naïfs Thomas mettant deux doigts de sa main dans le flanc blessé de Jésus ressuscité. Je n’y ai d’abord vu que l’allusion au prénom de Thomas. Ce n’était qu’un petit début. Sa signification intégrale ne me fut donnée que plus tard.
Le petit groupe des « Fleurets » se réunissait deux fois par semaine à la salle d’armes de la ville pour des leçons d’escrime qui lui fournissaient à la fois une façade avouable et un dérivatif superbement symbolique. Le maître des lieux nous considérait d’un œil variable, sévère et infaillible quand il s’agissait de juger une feinte basse ou un arrêt en ligne haute, mais totalement aveugle aux empoignades d’un genre particulier qui nous mêlaient au vestiaire ou sous la douche. Nous étions convaincus que cet ancien officier de cavalerie célibataire et bâti tout en nerfs et en tendons sous un poil grisonnant était virtuellement des nôtres, mais il ne laissa jamais rien percer de ce que couvraient son masque de treillis et son plastron d’escrime. L’un de nous ayant laissé entendre un jour qu’il avait joui de ses faveurs se heurta à une incrédulité si méprisante qu’il n’insista pas, et il conserva de cette fausse manœuvre une tache qui ne s’effaça jamais complètement à nos yeux. Il y avait ainsi chez les Fleurets des fautes à ne pas commettre. Aucun code explicite ne les énumérait, mais nous savions par un infaillible instinct les reconnaître, et nous les sanctionnions avec une rigueur inflexible.
Parce que j’étais le plus jeune et le dernier venu, on m’appelait Fleurette, un surnom que j’acceptais de bon gré, même de la part des autres élèves qui le répétaient sans comprendre. On m’avait d’abord jugé peu « comestible » en raison de ma maigreur, mais Raphaël – qui faisait autorité en matière érotique – m’avait réhabilité en louangeant mon sexe que j’avais à l’époque relativement long et dodu, dont la douceur soyeuse – disait-il – contrastait avec la sécheresse de mes cuisses et l’aridité de mon ventre tendu comme une toile entre les saillies osseuses de mes hanches. « Une grappe de muscat juteux accroché dans un échalas calciné », affirmait-il, avec un lyrisme qui me flattait et me faisait rire. À ces charmes discrets s’ajoutait, il est vrai, une aptitude à sucer fort et bien, qui tenait au goût que j’ai toujours eu pour la liqueur séminale.
Ce goût, Thomas en était possédé plus qu’aucun de nous, mais il le satisfaisait rarement à notre manière directe et par un brutal tête-à-queue. Au vrai il ne faisait rien comme les autres, introduisant partout une dimension, une hauteur qui étaient de nature religieuse. Le sacré était le milieu naturel où il vivait, respirait, qu’il transportait partout avec lui. Je citerai en exemple la sorte d’extase où il tombait chaque matin au dortoir alors que nous nous affairions autour de nos lits avant de descendre à la chapelle. Le règlement nous imposait de secouer nos draps avant de refaire nos lits. Ce simple geste accompli simultanément par quarante garçons pulvérisait les croûtes formées sur les draps par le sperme séché, et saturait l’air d’une poussière séminale. Cet aérosol printanier emplissait nos yeux, nos narines, nos poumons, nous faisait féconder les uns les autres, comme par une brise pollinique. La masse des pensionnaires ne percevait même pas cette subtile insémination.
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