Elle ne donnait aux Fleurets qu’une gaieté légère, priapéenne qui prolongeait l’érection matutinale des adolescents. Thomas en était profondément bouleversé. C’est que dans son incapacité à distinguer le profane et le sacré, il vivait intensément l’identité étymologique de ces deux mots : l’esprit, le vent.
Cette extase printanière, aérienne et solaire, c’était la face lumineuse de la vie spirituelle de Thomas. Mais ses yeux brûlants, toujours profondément cernés, son visage macéré, sa silhouette frêle et fuyante disaient assez à ceux qui voulaient bien entendre qu’il se battait aussi avec une moitié d’ombre dont il était rarement le vainqueur. Cette passion de ténèbres, j’en fus le témoin une seule fois, mais dans des circonstances inoubliables. C’était un soir d’hiver. J’avais demandé la permission de me rendre à la chapelle où j’avais oublié un livre dans mon casier. J’allais repartir au galop, impressionné par la profondeur de la voûte chichement éclairée et par l’écho formidable qu’elle me renvoyait de mes moindres bruits. J’entendis alors un sanglot qui paraissait sortir de terre. Or c’était bien sous la terre que quelqu’un pleurait, car les sanglots montaient d’une étroite ouverture située derrière le chœur et qui conduisait par un escalier contourné dans la crypte de la chapelle. J’étais plus mort que vif, et d’autant plus terrorisé que – je le savais pertinemment – rien ne pourrait m’empêcher de descendre voir ce qui se passait dans le souterrain.
J’y fus donc. La crypte – pour autant que j’en pouvais juger à la lueur sanglante et palpitante d’une seule veilleuse – était un capharnaüm de pupitres, chaises, candélabres, prie-Dieu, lutrins et autres bannières, tout un bric-à-brac de piété, le débarras du bon Dieu entassé dans une odeur de salpêtre et d’encens refroidi. Mais il y avait aussi posé sur les dalles le christ grandeur nature qui se dressait habituellement dans le jardin du Thabor, mais dont la croix vermoulue était en voie de remplacement. C’était un athlète superbe, moulé au mieux de sa forme dans une substance lisse et savonneuse, épanoui et des plus accueillants avec ses bras largement écarquillés, ses pectoraux ouverts, son abdomen creusé mais puissamment dessiné, ses jambes nouées en torsade musculeuse. Il gisait là, déshabillé de sa croix, mais non moins crucifié, car je distinguai bientôt Thomas couché sous lui, reproduisant son attitude, gémissant à demi écrasé par le poids de la statue.
Je m’enfuis épouvanté par cette scène qui rapprochait si fortement l’accouplement amoureux et le crucifiement, comme si la chasteté traditionnelle du Christ n’avait été qu’une longue et secrète préparation à ses épousailles avec la croix, comme si l’homme qui fait l’amour se trouvait d’une certaine façon cloué à son amante. Je connaissais en tout cas le noir secret de Thomas, son amour physique, charnel, sensuel pour Jésus, et je ne doutai pas que cette sombre passion eût quelque rapport – mais lequel au juste ? – avec ce fameux coup sec dont il était l’inventeur et qui lui avait valu un extraordinaire prestige parmi les Fleurets.
Le coup sec consistait – comme son nom le dit assez – en un orgasme mené à bonne fin sans aucun écoulement de sperme. Il faut pour cela opérer – ou faire opérer par le partenaire – une assez forte pression du doigt sur le point accessible le plus reculé du canal spermatique, soit pratiquement au bord antérieur de l’anus. La sensation est plus brutale, plus surprenante et s’enrichit d’une note d’âpreté et d’angoisse – délice des uns, abomination (en grande part superstitieuse) des autres. La fatigue nerveuse est plus grande, mais, la réserve de sperme restant intacte, la répétition est plus facile et plus émouvante. À vrai dire le coup sec est toujours resté pour moi une curiosité intéressante, mais sans grande portée pratique. Cet orgasme sans éjaculation s’enferme dans une sorte de circuit fermé qui me paraît impliquer le refus d’autrui. On dirait que l’homme du coup sec après un premier élan vers le partenaire s’avise soudain qu’il ne représente ni l’âme-sœur, ni surtout le corps-frère, et, pris de remords, brise le contact pour revenir sur lui-même, comme la mer déçue par la digue ravale sa vague en ressac. C’est la réaction d’un être ayant profondément opté pour la cellule fermée, pour la réclusion gémellaire. Je suis trop loin – faut-il ajouter : hélas ? – du couple absolu, j’aime trop les autres, en un mot je suis trop instinctivement chasseur pour m’enfermer ainsi en moi-même.
Cette piété farouche et ces troublantes découvertes auréolaient Thomas d’un sombre prestige. Les pères eux-mêmes se seraient bien passés de cet élève trop doué, mais, après tout, il leur faisait honneur, et il faut convenir que ses extravagances qui seraient retombées sur elles-mêmes dans un établissement laïc trouvaient dans un collège religieux un climat favorable à leur épanouissement. Koussek avait détourné de leur sens la plupart des prières et des cérémonies dont nous étions abreuvés – mais avaient-elles bien un sens en elles-mêmes, n’attendaient-elles pas, libres et disponibles, la douce violence d’un être de génie pour les plier à son système ? Je n’en citerai pour exemple que les Psaumes 109 et 113 que nous chantions chaque dimanche à vêpres, et qui semblaient avoir été écrits pour lui, pour nous. Thomas nous écrasait de sa revendication orgueilleuse quand nous soutenions de la voix son énigmatique et fière affirmation :
Dixit dominus domino meo
Sede a dextris meis
Le Seigneur a dit à mon Seigneur
Assieds-toi à ma droite
Jusqu’à ce que j’aie contraint tes ennemis
À te servir de marchepied,
et nous l’imaginions la tête posée sur la poitrine de Jésus, foulant du pied un grouillement d’élèves et de pères humiliés. Mais nous prenions pleinement à notre compte les accusations méprisantes que le Psaume 113 porte contre les hétérosexuels :
Pedes habent, et non ambulabunt
Oculos habent, et non videbunt
Manus habent, et non palpabunt
Nares habent, et non odorabunt !
Ils ont des pieds, et ils ne marchent pas
Ils ont des yeux, et ils ne voient pas
Ils ont des mains, et ils ne palpent pas
Ils ont des narines, et ils ne sentent rien !
Nous autres, marcheurs, voyeurs, palpeurs et flaireurs, nous clamions cet insolent réquisitoire en caressant des yeux les dos et les croupes des camarades placés devant nous, tous ces jeunes veaux élevés pour des usages domestiques et donc paralysés, aveugles, insensibles et sans odorat.
Raphaël Ganeça était il est vrai assez étranger aux raffinements mystiques de Thomas Koussek. À l’iconographie christique et traditionnelle, il préférait l’imagerie orientale, opulente et bariolée. Il devait son surnom à l’idole hindoue dont la figure haute en couleur couvrait toute la surface du couvercle de son pupitre, celle de Ganeça, la divinité à tête d’éléphant, aux quatre bras et à l’œil langoureux et fardé, fils de Çiva et de Parvati, toujours accompagné du même animal totem, le rat.
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