Les enluminures naïves, le texte sanscrit, les bijoux énormes qui surchargeaient l’idole n’étaient là que pour entourer, louanger et mettre en valeur sa trompe souple et parfumée qui se balançait avec des grâces lascives. C’est du moins ce que prétendait Raphaël qui voyait en Ganeça la déification de l’organe sexuel adulé. Chaque garçon, selon lui, ne se justifiait que comme temple d’un seul dieu, caché dans un sanctuaire de vêtements, auquel il brûlait de rendre hommage. Quant au rat-totem, sa signification demeurait énigmatique aux yeux des orientalistes les plus sagaces, et Raphaël était loin de se douter qu’il appartiendrait au petit Alexandre Surin, dit Fleurette, d’en découvrir le secret. Cette idolâtrie de style oriental, naïf et fruste faisait de Raphaël l’antithèse du subtil et mystique Thomas. Mais j’ai toujours pensé que les Fleurets s’étaient bien trouvés d’avoir ainsi deux têtes aussi diamétralement opposées dans leur inspiration et leurs pratiques.
*
De la société cruelle et voluptueuse des Fleurets et de nos assauts en salle d’armes, j’ai gardé le goût des lames. Mais comme l’usage ne permet plus de sortir l’épée au côté, je me suis constitué une panoplie d’épées secrètes, une collection de cannes-épées. J’en ai quatre-vingt-dix-sept à ce jour et j’entends bien ne pas m’en tenir là. Leur préciosité se mesure à la finesse du fourreau et au perfectionnement du verrouillage. Les lames les plus grossières habitent un fourreau énorme – un vrai gourdin de gendarme en civil – où elles ne sont bloquées qu’en force. Mais les meilleures cannes sont souples comme des joncs. Absolument rien ne peut faire soupçonner qu’elles cachent une lame triangulaire, légère comme une plume. Elles se déverrouillent soit par une pression du pouce sur un poussoir, soit par un demi-tour imprimé à la poignée. La poignée peut être en ébène sculpté, en argent ciselé, en bois de cerf, en ivoire, ou figurer en bronze une femme nue ou une tête d’oiseau, de chien ou de cheval. Les plus perfectionnées libèrent, quand on dégaine, deux petites tiges d’acier qui se dressent perpendiculairement à la lame, formant ainsi une garde rudimentaire.
Mes cannes-épées sont mes filles, ma légion personnelle et virginale – car aucune n’a tué encore, du moins à mon service. Je ne les conserverais pas auprès de moi si je n’avais pas la conviction que l’occasion se présentera, que l’obligation s’imposera d’accomplir cet acte d’amour et de mort qui mêle une épée et deux hommes. Aussi je ne manque jamais au rituel qui consiste à choisir longuement une compagne avant de partir en chasse nocturne. Ma favorite s’appelle Fleurette – comme moi-même au temps du Thabor – et sa lame en acier bleui de Tolède, creusée d’une triple gorge, est fine comme un dard. Je ne l’emmène à mon bras, telle une fiancée, que les soirs qu’assombrit quelque pressentiment. Lorsque la nuit de l’épreuve sera venue, elle sera ma seule alliée, ma seule amie, et je ne succomberai pas sans qu’elle ait jonché le pavé du corps de mes assassins.
CHAPITRE III
La colline des innocents
Depuis vingt ans qu’elle avait la responsabilité de Sainte-Brigitte, sœur Béatrice ne distinguait plus sa vocation religieuse de son appartenance aux innocents. Elle était toujours secrètement étonnée – scandalisée même – qu’on pût approcher les enfants autrement que dans un esprit évangélique. Comment les respecterait-on et les aimerait-on comme il faut, si on ignore que Dieu a révélé aux simples d’esprit des vérités qu’il a cachées aux habiles et même aux sages ? D’ailleurs comparées à l’esprit de Dieu, quelle différence notable y a-t-il entre notre pauvre intelligence et la conscience d’un mongolien ? Elle pensait aussi que tout progrès des débiles mentaux passait nécessairement par une acquisition d’ordre directement ou indirectement religieux. Leur grande infirmité, c’était leur solitude, leur incapacité à nouer avec autrui – fût-il infirme comme eux – des relations entraînant un enrichissement réciproque. Elle avait imaginé des jeux, des rondes, des petites comédies qui obligeaient chaque enfant à s’insérer dans un groupe, à modeler son comportement sur celui de ses voisins – entreprise laborieuse, exigeant un infini de patience, parce que la seule relation humaine qu’ils acceptaient, c’était celle qui les unissait à elle, sœur Béatrice, de telle sorte que sa présence contribuait constamment à rompre le réseau qu’elle s’acharnait à établir entre les enfants. Mais le succès était néanmoins possible et même assuré grâce à l’intervention divine. Dieu qui connaissait chacun des enfants et qui avait une prédilection pour lui en raison de sa simplicité d’esprit les enveloppait tous dans le même amour et faisait entrer en eux la lumière de l’Esprit. Sœur Béatrice rêvait ainsi d’une Pentecôte des Innocents qui descendrait en langues de feu sur leur tête, chassant les ténèbres de leur cerveau et dénouant la paralysie de leur langue. Elle n’en parlait pas, sachant que ses idées avaient déjà suscité l’inquiétude en haut lieu et qu’il s’en était fallu de peu qu’elle fût condamnée, notamment pour la version simplifiée du Notre Père qu’elle avait imaginée à l’usage de ses protégés :
Notre Père plus grand que tout
Que tout le monde te connaisse
Que tout le monde chante ton nom
Que tout le monde fasse ce que tu aimes
Toujours et partout.
Amen
L’affaire était remontée jusqu’à l’archevêque. Il avait finalement approuvé ce texte qui – estimait-il – contenait l’essentiel.
Mais il y avait plus. Sœur Béatrice s’était convaincue que ses innocents étaient plus proches de Dieu et des anges que les autres humains – à commencer par elle-même – non seulement parce qu’ils ignoraient la duplicité et les fausses valeurs de la vie sociale, mais aussi parce que le péché n’avait pour ainsi dire aucune prise sur leur âme.
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