Elle subissait une manière de fascination devant ces êtres auxquels avait été donnée – en même temps qu’une très cruelle malédiction leur était infligée – une sainteté en quelque sorte originelle, d’emblée plus haute et plus pure que la vertu à laquelle des années de prière et d’abnégation avaient pu la faire accéder. Sa foi était confortée par le rayonnement de leur présence et n’aurait pu sans dangereuse retombée se passer de leur intercession. Elle était donc prisonnière des enfants elle aussi, mais plus irrémédiablement que ses compagnes, parce qu’ils étaient devenus le fondement et la source vive de son univers spirituel.

L’établissement de Sainte-Brigitte qui rassemblait une soixantaine d’enfants et un personnel d’une vingtaine de membres se divisait théoriquement en quatre sections de plus en plus restreintes semblables à quatre cercles concentriques. Les trois premières correspondaient grossièrement aux catégories classiques : débiles légers, débiles moyens, débiles profonds, définies par la mesure du quotient intellectuel Binet-Simon. Mais sœur Béatrice avait assez l’expérience des enfants arriérés pour n’accorder qu’une valeur relative à ces étalonnages scientifiques. Les tests ne mesurent qu’une forme stéréotypée d’intelligence, à l’exclusion de toute autre manifestation d’esprit, et ils font abstraction de l’affectivité et de la disponibilité du sujet, présupposant un enfant impassible et d’une bonne volonté sans restriction. C’est pourquoi les groupes de Sainte-Brigitte répondaient davantage à des distinctions empiriques assez flottantes dont le critère était la bonne entente des enfants entre eux.

Le premier groupe rassemblait des enfants apparemment normaux – lorsque ne se manifestait pas la faille caractérielle ou la faiblesse congénitale – éducables, demandant seulement une surveillance particulière. On voyait faire bon ménage des épileptiques, des sourds-muets, des impulsifs, des psychotiques. Le deuxième cercle en revanche n’avait déjà plus d’ouverture sur le dehors. Ceux-là parlaient à la rigueur, mais ils ne liraient, ni n’écriraient jamais. Il y a peu d’années encore, ils auraient trouvé leur place dans une communauté rurale où le « bêtion » était un personnage traditionnel, accepté, voire respecté, rendant des petits services aux champs ou dans les jardins. L’élévation du niveau de vie économique et culturelle faisait d’eux désormais des rebuts, immédiatement détectés par la scolarité généralisée, aussitôt rejetés de la communauté, enfoncés dans leur misère par le vide créé autour d’eux. Il ne leur restait qu’à opposer leurs grognements, trépignements, dandinements, ricanements, regards torves et incontinences de salive, d’urine ou de matières fécales à une société administrée, rationalisée, motorisée et agressive qu’ils niaient autant qu’elle les rebutait. L’animatrice principale de ce groupe était une jeune élève du Conservatoire venue à Sainte-Brigitte pour documenter une thèse sur la valeur thérapeutique de la musique chez les arriérés. Elle avait formé une chorale, puis un orchestre, enfin à force de patience et de temps, elle avait scindé son groupe en un orchestre et un corps de ballet. Spectacle étrange, grotesque, déchirant que celui de ces petits artistes ayant chacun quelque chose d’irrémédiablement brisé, mais qui s’exprimaient et s’exhibaient malgré leur défectuosité physique et mentale. Il y avait à première vue de la cruauté, et même de l’indécence, dans ces manifestations risibles et hagardes, mais les enfants s’en trouvaient mieux, beaucoup mieux, et finalement cela seul comptait. Antoinette Dupérioux se trouva prise au piège de sa propre réussite. Comment renoncer à cette œuvre et tuer dans l’œuf de si belles promesses ? Elle retarda son départ des mois, puis elle n’en parla plus, sans cependant rien décider de définitif.

Ceux-là du moins accédaient au langage. Les débiles profonds – ceux du troisième cercle – n’émettaient que des sons inarticulés dont le sens se ramenait à deux pôles : j’aime – je n’aime pas, je veux – je ne veux pas, je suis heureux – je suis malheureux. On s’efforçait d’élever leur niveau mental par des exercices faisant appel aux sens pratique et artistique, mais sans faire intervenir la fonction abstraite et symbolique du langage. Ils étaient occupés à dessiner, à modeler la pâte, à créer des damiers en glissant des rubans de papier dans les fentes parallèles d’un rectangle d’une autre couleur, ou bien ils collaient sur du carton des figures, des fleurs, des animaux qu’ils avaient découpés à l’aide de ciseaux aux bouts arrondis. Pour corriger leur gaucherie, le manque de coordination de leurs mouvements, le perpétuel déséquilibre qui les déjetait à chaque pas vers la droite ou vers la gauche, on les faisait évoluer sur des petites bicyclettes qui étaient l’objet à la fois de leur terreur et de leur passion. On écartait de ces jeux les nerveux, les psychotiques et les épileptiques, mais les mongoliens y excellaient, et singulièrement la robuste Bertha et ses sept compagnes de dortoir.

Le bon sens aurait voulu, semblait-il, qu’on exclût tout ce qui relevait du symbolisme et de l’expression verbale de l’environnement de ces enfants. Ce n’était pas l’avis du docteur Larouet, jeune interne de psychopédiatrie, dont le terrain de prédilection était la linguistique et la phonologie. Dès qu’il eut obtenu qu’on lui confiât le troisième cercle, il tenta des expériences visant à y faire entrer le signe symbolique. Il y parvint avec un relatif succès en s’attaquant au domaine le plus passionné de l’environnement des débiles profonds, la bicyclette. Un jour les enfants eurent la surprise de voir la cour cimentée qui leur servait habituellement de vélodrome marquée de pistes à la peinture blanche et balisée par une quantité de panneaux imités de la signalisation routière – sens interdit, priorité à droite, balise de stationnement, défense de tourner à gauche, etc. Il fallut des mois pour que le nombre des erreurs – assez sévèrement sanctionnées par le retrait provisoire de la bicyclette – commençât à diminuer. Mais alors il s’effondra avec un ensemble spectaculaire, comme si les enfants eussent tous compris et assimilé en même temps les quelque douze panneaux qu’on leur proposait.

Larouet fit grand cas de cette simultanéité qui lui parut d’autant plus remarquable que l’hétérogénéité du groupe des enfants choisi ne laissait pas de place à l’hypothèse d’une maturation parallèle, mais sans interaction.