Il fallait que se fussent produits des échanges, un réseau d’échanges entre les enfants.

Il entreprit alors d’analyser à l’aide d’un appareil d’enregistrement les cris et les sons plus ou moins inarticulés émis par chacun des enfants. Il fit un pas décisif en avant le jour où il pensa avoir établi que chacun disposait du même nombre de phonèmes fondamentaux, et que ce même arsenal phonétique comprenait non seulement le matériel sonore de base du français, mais celui de bien d’autres langues – le th anglais, la rota espagnole, le r guttural arabe, le ch allemand, etc. Que chaque enfant possédât les mêmes phonèmes ne pouvait s’expliquer par le mimétisme. Une hypothèse bien plus extraordinaire, ouvrant des horizons nouveaux sur l’esprit humain, se dégageait peu à peu des recherches de Larouet. C’était que tout être humain possède à l’origine tous les matériaux sonores de toutes les langues – et non seulement de toutes les langues existantes ou ayant existé, mais de toutes les langues possibles – mais qu’en assimilant sa langue maternelle, il perd à tout jamais la disposition des phonèmes inutilisés – phonèmes dont il aura éventuellement besoin plus tard s’il vient à apprendre telle ou telle langue étrangère, mais alors il ne les retrouvera jamais sous la forme originale qu’il détenait, il sera obligé de les reconstituer artificiellement et imparfaitement à l’aide des éléments inadéquats que sa langue maternelle met à sa disposition. Ainsi s’expliqueraient les accents étrangers.

Que les débiles profonds eussent conservé intact leur capital phonétique, cela n’avait rien de surprenant en somme puisqu’ils n’avaient jamais appris la langue maternelle qui définit la part inutilisée de ce capital et déclenche sa liquidation. Mais quelle nature et quelle fonction attribuer à ces racines linguistiques dont la sauvegarde constituait une monstruosité de plus ? Il s’agissait non d’une langue, pensait Larouet, mais de la matrice de toutes les langues, d’un fonds linguistique universel et archaïque, d’une langue fossile demeurée vivante par une anomalie analogue à celle qui a conservé vivants le cœlacanthe malgache et l’ornithorynque tasmanien.

Sœur Béatrice, qui avait suivi avec vigilance les recherches de Larouet, en avait conçu une interprétation qu’elle se gardait d’exprimer, sachant qu’on n’y verrait qu’une rêverie mystique de plus. Bien plus encore que d’une langue, il s’agissait peut-être, pensait-elle, de la langue originelle, celle que parlaient entre eux au Paradis terrestre Adam, Ève, le Serpent et Jéhovah. C’est qu’elle se refusait à admettre que l’idiotie de ses enfants fût absolue. Elle voulait n’y voir que l’ahurissement d’êtres faits pour un autre monde – pour les limbes peut-être, lieux d’innocence – et déracinés, exilés, jetés sur une terre sans grâce ni pitié. Adam et Ève chassés du Paradis avaient dû faire figure jusqu’à leur mort d’hurluberlus, aux yeux froids et réalistes de leurs enfants, parfaitement adaptés eux à ce monde où ils étaient nés et où on enfante dans la douleur avant de mourir à la tâche. Qui sait même si la langue paradisiaque que leurs parents continuaient de parler entre eux ne résonnait pas comme un bruissement confus à leurs oreilles terriennes, comme ces émigrés qui n’ont jamais pu bien assimiler la langue de leur patrie d’adoption et qui font honte à leurs enfants par leur accent et leurs fautes de syntaxe ? De même si nous ne comprenons pas les échanges des débiles profonds, c’est que nos oreilles se sont fermées à cet idiome sacré en vertu d’une dégénérescence commencée par la perte du Paradis, couronnée par la grande confusion de la tour de Babel. Cette condition babélienne, c’était la condition actuelle de l’humanité divisée par des milliers de langues qu’aucun homme ne peut prétendre maîtriser dans leur totalité. Sœur Béatrice en revenait ainsi à cette Pentecôte qui constituait pour elle le miracle par excellence, la bénédiction suprême qu’annonçait la Bonne Nouvelle incarnée par le Christ.

Mais si sœur Béatrice trouvait en elle-même suffisamment de ressources pour magnifier ses débiles profonds, elle était obligée de s’avouer dans le secret de son cœur qu’elle avait senti plus d’une fois l’effleurer la tentation du désespoir lorsqu’elle montait voir ceux du quatrième cercle, les derniers, les innommés, les pires difformités humaines engendrées par une nature en délire. Comme ils ne sortaient jamais et ne se manifestaient par aucun bruit, on leur avait installé dans les combles du bâtiment principal une véritable unité d’habitation avec cuisine, sanitaire, salle de repos pour les infirmières et un très vaste dortoir de vingt-cinq lits dont heureusement plus de la moitié étaient en général inoccupés.

Les grands débiles, incapables de marcher et même de se tenir debout, ressemblaient, prostrés sur des chaises percées, les genoux en boules osseuses relevés au menton, à des momies squelettiques dont la tête pendue au bout du cou comme un fruit mûr se relevait en pivotant faiblement et lançait au nouveau venu un surprenant regard pétillant de haine et de stupidité. Puis le torse reprenait son balancement un instant interrompu, accompagné parfois d’une vague et rauque mélopée.

Le dévouement qu’exigeaient ces épaves était d’autant plus éprouvant qu’il n’y avait pas la moindre manifestation de sympathie, ni même de sensibilité à attendre d’elles. C’était du moins ce qu’affirmaient les éducatrices qui se succédaient par roulement dans cette atmosphère comateuse où flottait une odeur surette et enfantine de pipi et de lait caillé. Pourtant ce n’était pas la conviction de sœur Gotama, une infirmière d’origine népalaise, échouée dans ce quatrième cercle depuis des temps immémoriaux et qui à l’opposé de ses collègues ne le quittait pas davantage que les infirmes eux-mêmes. Elle possédait une faculté de silence plus qu’humaine, mais lorsque des visiteurs s’exprimaient en termes définitifs sur les infirmes, ses grands yeux sombres qui dévoraient son visage émacié brûlaient de protestation passionnée. Pourtant elle ne partageait pas le don de vision volontiers exalté de sœur Béatrice qui éprouvait toujours en sa présence un sentiment mêlé d’admiration et de malaise. Certes la vie totalement recluse de sœur Gotama nourrissant, lavant et berçant sans dégoût ni lassitude des monstres repoussants, était d’une incomparable sainteté. Mais sœur Béatrice était rebutée par l’absence de dépassement, d’au-delà, de transcendance qu’elle devinait dans cette vie. Elle avait dit un jour à la Népalaise :

– Bien sûr, ces infirmes ne sont pas des brutes purement organiques. S’il en était ainsi pourquoi ne les supprimerait-on pas ? Non, chacun possède avec la flamme de la vie une lueur de conscience. Et s’il plaisait à Dieu de dissiper la colonne de ténèbres qu’il a édifiée autour d’eux, ils proféreraient aussitôt des vérités tellement inouïes que la tête nous en tournerait.

Ce qu’entendant, sœur Gotama avait eu un pâle sourire d’indulgence et sa tête avait esquissé un faible mouvement de dénégation qui n’avait pas échappé à sœur Béatrice. « C’est peut-être l’Orient, avait-elle pensé avec un peu de honte. L’Orient, oui, l’immanentisme de l’Orient. Tout est donné, tout est là, on ne décolle pas. Jamais on ne s’élève. »

Sœur Gotama n’avait alors la responsabilité que d’une dizaine de pensionnaires, et il ne s’agissait pour la plupart que de microcéphales et d’idiots atypiques. Le seul sujet remarquable était un enfant de quatre ans hydrocéphale dont le corps atrophié paraissait le simple appendice d’une tête énorme, triangulaire, et dont le front gigantesque surplombait un visage minuscule.