Couché sur le dos dans une position parfaitement horizontale, l’enfant bougeait à peine et surveillait son entourage de ce regard rasant « en coucher de soleil » selon l’expression des spécialistes, dont l’intensité et la gravité faisaient mal.
Mais les dossiers qui emplissaient la grande armoire à classeurs du service attestaient de quelles difformités vaguement humaines sœur Gotama avait eu la charge au cours des années passées. Elle avait élevé un cœlosomien – dont les viscères étaient à nu –, deux exencéphaliens – dont le cerveau se développait hors de la boîte crânienne –, un otocéphalien – dont les deux oreilles réunies en une seule se rejoignaient sous le menton. Mais les monstres les plus impressionnants étaient ceux qui paraissaient échappés de la mythologie à laquelle ils apportaient une illustration d’un effrayant réalisme, tel un cyclope – pourvu d’un œil unique au-dessus du nez –, ou cet enfant-sirène dont les jambes étaient fondues en un seul membre massif, terminé par un éventail de douze orteils.
Sœur Béatrice n’avait eu de cesse qu’elle n’eût tiré de la secrète Gotama quelque lumière – aussi timide soit-elle – touchant la vocation qui la retenait au chevet de ses monstres, et aussi l’enseignement qu’elle avait pu tirer d’une si longue et étrange fréquentation. Les deux femmes arpentèrent soirée après soirée les jardins des Pierres Sonnantes en de patients tête-à-tête. C’était principalement sœur Béatrice qui parlait, et la Népalaise lui répondait par un sourire où il y avait de la défense, la contrariété d’être retenue loin de ses protégés, la douce patience qu’elle opposait toujours aux atteintes venues du dehors. Sœur Béatrice, qui imaginait le panthéon indien sous la forme d’une ménagerie d’idoles à trompe ou à tête d’hippopotame, avait craint de trouver quelque trace de ces aberrations païennes dans le cœur de sa subordonnée. Ce qu’elle retira de ces entretiens la surprit par sa nouveauté, sa profondeur et son affinité avec les conclusions du docteur Larouet.
Gotama lui avait d’abord rappelé les hésitations de Jéhovah au moment de la Création. Faisant l’homme à son image, c’est-à-dire mâle et femelle à la fois, hermaphrodite, puis le voyant disgracié dans sa solitude, n’avait-il pas fait défiler tous les animaux devant lui pour lui trouver une compagne ? Étrange démarche, à peine concevable et qui nous fait mesurer l’immense liberté de cette aube de toutes les choses ! Ce n’est qu’après l’échec de cette vaste revue de l’animalité tout entière, qu’Il décide de tirer d’Adam lui-même la compagne qui lui manque. Il enlève donc toute la partie féminine de l’Hermaphrodite, et l’érige en être autonome. Ainsi naît Ève.
Seule avec ses monstres, Gotama ne perdait jamais de vue ces tâtonnements de la Création. Son cyclope, son hydrocéphale, son otocéphalien n’auraient-ils pas eu leur place dans un univers autrement conçu ? D’une façon générale, elle en arrivait à concevoir les organes et les membres du corps humain comme des parties offrant de multiples possibilités de combinaisons – encore qu’une seule formule l’emporte dans l’immense majorité des cas à l’exclusion de toutes les autres.
Cette idée des parties du corps considérées comme une sorte d’alphabet anatomique pouvant s’assembler diversement – comme le montre la variété infinie des animaux – avait un rapport évident avec l’hypothèse du docteur Larouet faisant des divers grognements des débiles profonds les atomes sonores de toutes les langues possibles.
Sœur Béatrice avait peu de goût pour la spéculation. Elle s’arrêta au seuil de cette convergence de deux méditations qui tendaient à faire de son établissement le conservatoire des racines humaines. Pour elle tout se résolvait en un élan de charité qui traversait sans défaillance une nuit d’insondables mystères.
*
Encore une fois, les Pierres Sonnantes formaient un tout bizarre, apparemment hétéroclite, mais fondu en un véritable organisme par sa vitalité. Le cœur de cet organisme, c’était la fabrique de tissage dont la vibration mécanique et la rumeur humaine avec les allées et venues des ouvrières, le démarrage matinal, l’interruption de midi et l’arrêt du soir assuraient à l’ensemble un rythme laborieux, sérieux, adulte, alors que la Cassine et Sainte-Brigitte qui flanquaient les ateliers vivaient dans l’atmosphère vague, irrégulièrement animée et bruyante de deux communautés enfantines. Au demeurant un certain lâché mêlait le petit peuple des Pierres Sonnantes, et certains pensionnaires de Sainte-Brigitte étaient des familiers de la fabrique et de la tribu Surin.
Tel était le cas de Franz, un garçon de l’âge des jumeaux qui eut son heure de célébrité dans la presse de l’époque sous le sobriquet de l’enfant-calendrier.
Franz frappait au premier abord par ses yeux exorbités, brillants, largement ouverts, au regard fixe, hagard et furieux. Brûlé par une sorte de feu intérieur, il était d’une maigreur squelettique, et, en posant la main sur son épaule, on percevait un tremblement léger et rapide qui le parcourait sans cesse. Mais ce qui attirait, déroutait, irritait chez lui, c’était le mélange de génie et de débilité mentale dont il donnait l’exemple. En effet, en même temps qu’un niveau mental proche de l’idiotie – mais il était difficile d’apprécier la part de la mauvaise volonté dans les résultats désastreux des tests auxquels on le soumettait – il faisait preuve d’une stupéfiante virtuosité pour jongler avec les dates, les jours et les mois du calendrier, depuis mille ans avant Jésus-Christ jusqu’à quarante mille ans de notre ère, c’est-à-dire bien au-delà du temps que couvrent tous les calendriers connus. On voyait régulièrement débarquer des professeurs ou des journalistes de toutes nationalités, et Franz se prêtait avec complaisance à des interrogatoires qui avaient cessé de susciter quelque intérêt dans la petite société des Pierres Sonnantes.
– Quel jour sera le 15 février 2002 ?
– Un vendredi.
– Quel jour était le 28 août 1591 ?
– Un mercredi.
– Quelle sera la date du quatrième lundi de février 1993 ?
– Le 22.
– Et celle du 3e lundi de mai 1936 ?
– Le 18.
– Quel jour de la semaine tombait le 11 novembre 1918 ?
– Un lundi.
– Sais-tu ce qui s’est passé ce jour-là ?
– Non.
– Veux-tu le savoir ?
– Non.
– Et quel sera le jour du 4 juillet 42930 ?
– Un lundi.
– Quelles sont les dates auxquelles le 21 avril tombe un dimanche ?
– 1946, 1957, 1963, 1968…
Les réponses étaient immédiates, instantanées, et il était évident qu’elles ne résultaient d’aucun calcul mental, d’aucun effort même de mémoire. L’interrogateur perdu dans les notes qu’il avait préparées pour vérifier les réponses de Franz avait beau s’aventurer dans d’austères fantaisies :
– George Washington étant né le 22 février 1732, quel âge aurait-il en 2020 ?
La réponse – 288 ans – donnée sans hésitation demeurait énigmatique, puisque Franz se révélait incapable d’effectuer la soustraction la plus élémentaire.
Son premier jouet – à l’âge de six ans –, un calendrier à feuilles mobiles – avait, semblait-il, fixé son destin. Tous les observateurs de passage notaient cette particularité qui leur paraissait suffisamment révélatrice. D’autres moins hâtifs observaient que la prison intellectuelle dans laquelle Franz s’était enfermé et qui ne laissait apparemment rien passer du monde extérieur – il rejetait avec le même dédain toute matière scolaire ou toute information qu’on cherchait à lui faire assimiler – était cependant battue en brèche par l’extrême sensibilité qu’il manifestait aux phénomènes météorologiques. Si l’intelligence de Franz était prisonnière du temps du calendrier, son affectivité était l’esclave du temps du baromètre. Les périodes de haute pression – au-dessus de 770 millimètres – le faisaient vivre dans une hilarité hagarde et fiévreuse qui effrayait les nouveaux venus et fatiguait les familiers. En revanche les chutes de pression le plongeaient dans un abattement lugubre qui s’exhalait au-dessous de 740 millimètres par des hurlements de loup malade.
Les jumeaux paraissaient avoir vaincu sa sauvagerie naturelle, et on les voyait parfois réunis tous les trois dans de mystérieux conciliabules. Franz avait-il grâce à ses facultés monstrueuses percé le secret de la langue du vent, cet éolien que parlaient les jumeaux entre eux ? Certains membres du personnel de Sainte-Brigitte qui avaient prêté l’oreille à l’incompréhensible mais très doux phrasé qu’ils échangeaient n’hésitaient pas à l’affirmer. Plus tard l’enquête qui fut menée sur sa fugue et sa disparition en mer n’apporta pas davantage de lumière sur son cas qui fut définitivement classé. Seul Jean-Paul détenait la clé du labyrinthe Franz.
*
Paul
Certes ce labyrinthe était fermé par plusieurs verrous chiffrés et superposés, mais il me semble qu’avec un peu plus de patience et de compréhension on aurait pu éviter les contresens simplistes par lesquels on s’en interdit à jamais l’accès. On aurait pu par exemple tirer profit d’une expérience dangereuse mais révélatrice. Il était clair que Franz était lié par toutes ses fibres au milieu des Pierres Sonnantes où il grandissait depuis plusieurs années.
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