Les Mystères du peuple - Tome I

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Les Mystères du peuple - Tome I

Eugène Sue


Published: 1849
Type(s): Novels, History
Source: http://www.ebooksgratuits.com

A propos de Sue:

Écrivain français, il fut une des initiateurs du roman feuilleton avec ce qui fut le premier grand succès du genre, «Les Mystères de Paris». Il écrivit aussi «Le Juif errant» et les «Mystères du peuple».

Disponible sur Feedbooks pour Sue:

  • Les Mystères du peuple - Tome II (1849)
  • Les Mystères du peuple - Tome III (1849)
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    Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’INSURRECTION.

    Travailleurs qui ont concouru à la publication du volume :

    Protes et Imprimeurs : Richard Morris, Stanislas Dondey-Dupré, Nicolas Mock, Jules Desmarets, Louis Dessoins, Michel Choque, Charles Mennecier, Victor Peseux, Georges Masquin, Romain Sibillat, Alphonse Perrève, Hy père, Marcq fils, Verjeau, Adolphe Lemaître, Auguste Mignot, Benjamin.

    Clicheurs : Curmer et ses ouvriers.

    Fabricants de papiers : Maubanc et ses ouvriers, Desgranges et ses ouvriers.

    Artistes Dessinateurs : Charpentier, Castelli.

    Artistes Graveurs : Ottweil, Langlois…

    Planeurs d’acier : Héran et ses ouvriers.

    Imprimeurs en taille-douce : Drouart et ses ouvriers.

    Fabricants pour les primes, Associations fraternelles d’horlogers et d’ouvriers en Bronze : Boudry, Duchâteau, Deschiens…

    Employés à l’administration : Maubanc, Gavet, Berthier, Henri, Rostaing, Jamot, Blain, Rousseau, Toussaint, Rodier, Swinnens, Porcheron, Gavet fils, Dallet, Delaval, Renoux, de Paris ; Giraudier ; Bassin, de Lyon ; Wellen, Bonniol, Etchegorey, Plantier, de Bordeaux…

    La liste sera ultérieurement complétée dès que nos fabricants et nos correspondants des départements nous auront envoyé les noms des ouvriers et des employés qui concourent avec eux à la publication et à la propagation de l’ouvrage.

    Le Directeur de l’Administration : MAURICE LA CHATRE.

    Partie 1
    INTRODUCTION : LE CASQUE DU DRAGON. – L’ANNEAU DE FORÇAT. ou LA FAMILLE LEBRENN. – 1848 – 1849.

    Chapitre 1

     

    Comment, en février 1848, M. Marik Lebrenn, marchand de toile, rue Saint-Denis, avait pour enseigne : l’Épée de Brennus. – Des choses extraordinaires que Gildas Pakou, garçon de magasin, remarqua dans la maison de son patron. – Comment, à propos d’un colonel de dragons, Gildas Pakou raconte à Jeanike, la fille de boutique, une terrible histoire de trois moines rouges, vivant il y a près de mille ans. – Comment Jeanike répond à Gildas que le temps des moines rouges est passé et que le temps des omnibus est venu. – Comment Jeanike, qui faisait ainsi l’esprit fort, est non moins épouvantée que Gildas Pakou à propos d’une carte de visite.

     

    Le 23 février 1848, époque à laquelle la France depuis plusieurs jours et Paris surtout depuis la veille étaient profondément agités par la question des banquets réformistes, l’on voyait rue Saint-Denis, non loin du boulevard, une boutique assez vaste, surmontée de cette enseigne :

    M. Lebrenn, marchand de toile,

    À l’Épée de Brennus.

    En effet, un tableau assez bien peint représentait ce trait si connu dans l’histoire : le chef de l’armée gauloise, Brennus, d’un air farouche et hautain, jetait son épée dans l’un des plateaux de la balance où se trouvait la rançon de Rome, vaincue par nos pères les Gaulois, il y a deux mille ans et plus.

    On s’était autrefois beaucoup diverti, dans le quartier Saint-Denis, de l’enseigne belliqueuse du marchand de toile ; puis l’on avait oublié l’enseigne, pour reconnaître que M. Marik Lebrenn était le meilleur homme du monde, bon époux, bon père de famille, qu’il vendait à juste prix d’excellente marchandise, entre autres de superbe toile de Bretagne, tirée de son pays natal. Que dire de plus ? Ce digne commerçant payait régulièrement ses billets, se montrait avenant et serviable envers tout le monde, remplissait, à la grande satisfaction de ses chers camarades, les fonctions de capitaine en premier de la compagnie de grenadiers de son bataillon ; aussi était-il généralement fort aimé dans son quartier, dont il pouvait se dire un des notables.

    Or donc, par une assez froide matinée, le 23 février, les volets du magasin de toile furent, selon l’habitude, enlevés par le garçon de boutique, aidé de la servante, tous deux Bretons, comme leur patron, M. Lebrenn, qui prenait toujours ses serviteurs dans son pays.

    La servante, fraîche et jolie fille de vingt ans, s’appelait Jeanike. Le garçon de magasin, nommé Gildas Pakou, jeune et robuste gars du pays de Vannes, avait une figure candide et un peu étonnée, car il n’habitait Paris que depuis deux jours ; il parlait très-suffisamment français ; mais dans ses entretiens avec Jeanike, sa payse, il préférait causer en bas-breton, l’ancienne langue gauloise, ou peu s’en faut[1].

    Nous traduirons donc l’entretien des deux commensaux de la maison Lebrenn.

    Gildas Pakou semblait pensif, quoiqu’il s’occupât de transporter à l’intérieur de la boutique les volets du dehors ; il s’arrêta même un instant, au milieu du magasin, d’un air profondément absorbé, les deux bras et le menton appuyés sur la carre de l’un des contrevents qu’il venait de décrocher.

    – Mais à quoi pensez-vous donc là, Gildas ? lui dit Jeanike.

    – Ma fille, répondit-il d’un air méditatif et presque comique, vous rappelez-vous la chanson du pays : Geneviève de Rustefan[2] ?

    – Certainement, j’ai été bercée avec cela ; elle commence ainsi :

    Quand le petit Jean gardait ses moutons,

    Il ne songeait guère à être prêtre.

    – Eh bien, Jeanike, je suis comme le petit Jean… Quand j’étais à Vannes, je ne songeais guère à ce que je verrais à Paris.

    – Et que voyez-vous donc ici de si surprenant, Gildas ?

    – Tout, Jeanike…

    – Vraiment !

    – Et bien d’autres choses encore !

    – C’est beaucoup.

    – Écoutez plutôt. Ma mère m’avait dit : « Gildas, monsieur Lebrenn, notre compatriote, à qui je vends la toile que nous tissons aux veillées, te prend pour garçon de magasin. C’est une maison du bon Dieu. Toi, qui n’es guère hardi ni coureur, tu seras là aussi tranquille qu’ici, dans notre petite ville ; car la rue Saint-Denis de Paris, où demeure ton patron, est une rue habitée par d’honnêtes et paisibles marchands. » – Eh bien, Jeanike, pas plus tard qu’hier soir, le second jour de mon arrivée ici, n’avez-vous pas entendu comme moi ces cris : Fermez les boutiques ! fermez les boutiques ! ! ! Avez-vous vu ces patrouilles, ces tambours, ces rassemblements d’hommes qui allaient et venaient en tumulte ? Il y en avait dont les figures étaient terribles avec leurs longues barbes… J’en ai rêvé, Jeanike ! j’en ai rêvé ?

    – Pauvre Gildas !

    – Et si ce n’est que cela !

    – Quoi ! encore ? Avez-vous quelque chose à reprocher au patron ?

    – Lui ! c’est le meilleur homme du monde… J’en suis sûr, ma mère me l’a dit.

    – Et madame Lebrenn ?

    – Chère et digne femme ! elle me rappelle ma mère par la douceur.

    – Et mademoiselle ?

    – Oh ! pour celle-là, Jeanike, on peut dire d’elle ce que dit la chanson des Pauvres[3] :

    Votre maîtresse est belle et pleine de bonté.

    Et comme elle est jolie elle est aimable aussi.

    Et c’est par là qu’elle est venue à bout de gagner tous les cœurs.

    – Ah ! Gildas, que j’aime à entendre ces chants du pays ! Celui-là semble être fait pour mademoiselle Velléda, et je…

    – Tenez, Jeanike, dit le garçon de magasin en interrompant sa compagne, vous me demandez pourquoi je m’étonne…… est-ce un nom chrétien que celui de mademoiselle, dites ? Velléda ! Qu’est-ce que ça signifie ?

    – Que voulez-vous ? c’est une idée de monsieur et de madame.

    – Et leur fils, qui est retourné hier à son école de commerce ?

    – Eh bien ?

    – Quel autre nom du diable a-t-il aussi celui-là ? On a toujours l’air de jurer en le prononçant. Ainsi, dites-le ce nom, Jeanike. Voyons, dites-le.

    – C’est tout simple : le fils de notre patron s’appelle Sacrovir.

    – Ah ah ! j’en étais sûr. Vous avez eu l’air de jurer… vous avez dit Sacrrrovir.

    – Mais non, je n’ai pas fait ronfler les r comme vous.

    – Elles ronflent assez d’elles-mêmes, ma fille… Enfin, est-ce un nom ?

    – C’est encore une des idées de monsieur et de madame…

    – Bon. Et la porte verte ?

    – La porte verte ?

    – Oui, au fond de l’appartement. Hier, en plein midi, j’ai vu monsieur le patron entrer là avec une lumière.

    – Naturellement, puisque les volets restent toujours fermés…

    – Vous trouvez cela naturel, vous, Jeanike ? et pourquoi les volets sont-ils toujours fermés ?

    – Je n’en sais rien ; c’est encore…

    – Une idée de monsieur et de madame, allez-vous me dire, Jeanike ?

    – Certainement.

    – Et qu’est-ce qu’il y a dans cette pièce où il fait nuit en plein midi ?

    – Je n’en sais rien, Gildas. Madame et monsieur y entrent seuls ; leurs enfants, jamais.

    – Et tout cela ne vous semble pas très-surprenant, Jeanike ?

    – Non, parce que j’y suis habituée ; aussi vous ferez comme moi ?

    Puis s’interrompant après avoir regardé dans la rue, la jeune fille dit à son compagnon :

    – Avez-vous vu ?

    – Quoi ?

    – Ce dragon…

    – Un dragon, Jeanike ?

    – Oui ; et je vous en prie, allez donc regarder s’il se retourne… du côté de la boutique ; je m’expliquerai plus tard. Allez vite… vite !

    – Le dragon ne s’est point retourné, revint dire naïvement Gildas. Mais que pouvez-vous avoir de commun avec des dragons, Jeanike ?

    – Rien du tout, Dieu merci ; mais ils ont leur caserne ici près…

    – Mauvais voisinage pour les jeunes filles que ces hommes à casque et à sabre, dit Gildas d’un ton sentencieux ; mauvais voisinage. Cela me rappelle la chanson de la Demande[4].

    J’avais une petite colombe dans mon colombier ;

    Et voilà que l’épervier est accouru comme un coup de vent ;

    Et il a effrayé ma petite colombe, et l’on ne sait ce qu’elle est devenue.

    – Comprenez-vous, Jeanike ? Les colombes, ce sont les jeunes filles, et l’épervier…

    – C’est le dragon… Vous ne croyez peut-être pas si bien dire, Gildas.

    – Comment, Jeanike, vous seriez-vous aperçue que le voisinage des éperviers… c’est-à-dire des dragons, vous est malfaisant ?

    – Il ne s’agit pas de moi.

    – De qui donc ?

    – Tenez, Gildas, vous êtes un digne garçon ; il faut que je vous demande un conseil. Voici ce qui est arrivé : il y a quatre jours, mademoiselle, qui ordinairement se tient toujours dans l’arrière-boutique, était au comptoir pendant l’absence de madame et de monsieur Lebrenn ; j’étais à côté d’elle ; je regardais dans la rue, lorsque je vois s’arrêter devant nos carreaux un militaire.

    – Un dragon ? un épervier de dragon ? hein, Jeanike ?

    – Oui ; mais ce n’était pas un soldat ; il avait de grosses épaulettes d’or, une aigrette à son casque ; ce devait être au moins un colonel. Il s’arrête donc devant la boutique et se met à regarder.

    L’entretien des deux compatriotes fut interrompu par la brusque arrivée d’un homme de quarante ans environ, vêtu d’un habit-veste et d’un pantalon de velours noir, comme le sont ordinairement les mécaniciens des chemins de fer. Sa figure énergique était à demi couverte d’une épaisse barbe brune ; il paraissait inquiet, et entra précipitamment dans le magasin en disant à Jeanike :

    – Mon enfant, où est votre patron ? Il faut que je lui parle à l’instant ; allez, je vous prie, lui dire que Dupont le demande… Vous vous rappellerez bien mon nom, Dupont ?

    – Monsieur Lebrenn est sorti ce matin au tout petit point du jour, monsieur, reprit Jeanike, et il n’est pas encore rentré.

    – Mille diables !… Il y serait donc allé alors ? se dit à demi-voix le nouveau venu.

    Il allait quitter le magasin aussi précipitamment qu’il y était entré, lorsque, se ravisant et s’adressant à Jeanike :

    – Mon enfant, dès que M. Lebrenn sera de retour, dites-lui d’abord que Dupont est venu.

    – Bien, monsieur.

    – Et que si, lui, monsieur Lebrenn… ajouta Dupont en hésitant comme quelqu’un qui cherche une idée ; puis, l’ayant sans doute trouvée, il ajouta couramment : Dites, en un mot, à votre patron que s’il n’est pas allé ce matin visiter sa provision de poivre, vous entendez bien ? sa provision de poivre, il n’y aille pas avant d’avoir vu Dupont… Vous vous rappellerez cela, mon enfant ?

    – Oui, monsieur… Cependant, si vous vouliez écrire à monsieur Lebrenn ?

    – Non pas, dit vivement Dupont ; c’est inutile… dites-lui seulement…

    – De ne pas aller visiter sa provision de poivre avant d’avoir vu monsieur Dupont, reprit Jeanike. Est-ce bien cela, monsieur ?

    – Parfaitement, dit-il. Au revoir, mon enfant.

    Et il disparut en toute hâte.

    – Ah ça, mais ! monsieur Lebrenn est donc aussi épicier, dit Gildas d’un air ébahi à sa compagne, puisqu’il a des provisions de poivre ?

    – En voici la première nouvelle.

    – Et cet homme ! il avait l’air tout ahuri. L’avez-vous remarqué ? Ah ! Jeanike, décidément c’est une étonnante maison que celle-ci.

    – Vous arrivez du pays, vous vous étonnez d’un rien… Mais que je vous achève donc mon histoire de dragon.

    – L’histoire de cet épervier à épaulettes d’or et à aigrette sur son casque, qui s’était arrêté à vous regarder à travers les carreaux, Jeanike ?

    – Ce n’est pas moi qu’il regardait.

    – Et qui donc ?

    – Mademoiselle Velléda.

    – Vraiment ?

    – Mademoiselle brodait ; elle ne s’apercevait pas que ce militaire là dévorait des yeux. Moi, j’étais si honteuse pour elle, que je n’osais l’avertir qu’on la regardait ainsi.

    – Ah ! Jeanike, cela me rappelle une chanson que…

    – Laissez-moi donc achever, Gildas ; vous me direz ensuite votre chanson si vous voulez. Ce militaire…

    – Cet épervier…

    – Soit… Était donc là, regardant mademoiselle de tous ses yeux.

    – De tous ses yeux d’épervier, Jeanike ?

    – Mais laissez-moi donc achever.