– Ah ! que le sang versé dans cette lutte fratricide retombe sur ceux-là qui forcent un peuple à revendiquer ses droits par les armes… comme nous le ferons demain, comme l’ont fait nos pères, presque à chaque siècle de notre histoire ! et souvent deux ou trois fois par siècle, les vaillants qu’ils étaient ! Aussi, mes enfants, bénissons leur mémoire ignorée ! Il a fécondé le germe de toutes nos libertés le sang de ces héros… de ces martyrs inconnus ! puisque, hélas ! il n’est pas une réforme sociale… politique ou religieuse… qu’ils n’aient été forcés de conquérir par ces terribles insurrections populaires où tant d’eux ont péri !

– Grâce à Dieu, de nos jours on se bat du moins sans haine, – reprit le jeune homme. – Le soldat se bat au nom de la discipline… le peuple au nom de son droit. Duel fatal, mais loyal, après lequel les adversaires survivants se tendent la main.

– Mais comme il n’y a pas que des survivants… et que moi ou mon fils pouvons rester sur une barricade, – reprit M. Lebrenn en souriant, – un dernier mot, mes enfants. Vous le voyez, où d’autres pâliraient d’effroi… nous sourions avec sérénité. Pourquoi ? Parce que la mort n’existe pas pour nous, parce que, élevés dans la croyance de nos pères, au lieu de voir dans ce qu’on appelle la fin de la vie je ne sais quoi de lugubre, d’effroyable, qui éteint à jamais l’existence dans des ténèbres éternelles, nous ne voyons, nous, dans la mort que ceci : aller retrouver ou attendre un peu plus tôt, un peu plus tard, ceux que nous aimions, et nous réunir à eux de l’autre côté de ce rideau qui, pendant la première période de notre vie ici-bas, nous cache les merveilleux les éblouissants mystères de nos existences futures, existences infinies, variées, comme la puissance divine dont elles émanent. En un mot, nous ne cessons pas de vivre : nous allons vivre ailleurs, dans des pays inconnus… voilà tout[16].

– Cela est tellement l’idée que je me fais de la mort, – s’écria Sacrovir, – que je suis certain de mourir avec une incroyable curiosité !… Que de mondes nouveaux ! étranges ! éblouissants à visiter !

– Mon frère a raison, – reprit non moins curieusement la jeune fille. – Cela doit être si beau ! si nouveau ! si merveilleux ! Et puis ne se jamais quitter que passagèrement pendant l’éternité !… Quels voyages variés, infinis, à faire ensemble… Ah ! quand on songe à cela, ma mère, l’esprit s’égare dans l’impatience de voir et de savoir !

– Allons, allons, curieuse ! pas tant d’impatience, – répondit madame Lebrenn en souriant, et avec un accent d’affectueux reproche. – Tu sais, quand tu étais petite ? je te grondais toujours, lorsque dans ta leçon de dessin tu songeais moins au modèle que tu copiais qu’à celui que tu copierais ensuite… Eh bien, chère enfant ! que ta curiosité, si naturelle d’ailleurs, de savoir ce qu’il y a de l’autre côté du rideau, comme dit ton père, ne te distraye pas trop de ce qu’il y a de ce côté-ci…

– Oh ! sois tranquille, ma mère ! – répondit la jeune fille avec effusion. – De ce côté-ci du rideau, il y a toi, il y a mon père, mon frère ; c’est assez pour m’occuper sans distraction…

– Et voilà comme le temps passe à philosopher ! – dit en riant M. Lebrenn. – Jeanike va venir nous avertir pour le dîner, et je ne vous aurai rien dit de ce que je voulais vous dire… Dans le cas où ma curiosité serait satisfaite avant la vôtre… ma chère Hénory ! – ajouta-t-il en s’adressant à sa femme et lui montrant un secrétaire, – tu trouveras là mes dernières volontés… Tu les connais, car nous n’avons qu’un cœur… Ceci, – reprit le marchand en tirant de sa poche un pli fermé, mais non cacheté, – concerne notre chère fille, et tu le lui remettras après l’avoir lu.

Velléda rougit légèrement en songeant qu’il s’agissait sans doute de son mariage.

– Quant à toi, mon enfant, – dit le marchand en s’adressant à son fils, – prends cette clef… – et il la détacha de la chaîne de sa montre. – C’est la clef de la chambre aux volets fermés, dans laquelle ta mère et moi sommes seuls entrés jusqu’ici… Le 11 septembre de l’année prochaine, tu auras vingt-et-un ans accomplis ; ce jour, mais pas avant, tu ouvriras cette porte… Entre autres objets, tu trouveras dans ce cabinet un écrit que tu liras… Il t’apprendra par suite de quelle immémoriale tradition de famille… car, – ajouta M. Lebrenn en s’interrompant et en souriant, – nous autres plébéiens, nous autres conquis, nous avons aussi nos archives, archives du prolétaire souvent aussi glorieuses, crois-moi, que celles de nos conquérants… Tu verras, dis-je, par suite de quelle tradition de notre famille, à l’âge de vingt-et-un ans, le fils aîné, ou à défaut de fils, la fille aînée, ou notre plus proche parente, prend connaissance de ces archives et des divers objets qui y sont rassemblés… Maintenant, mes amis, – ajouta M. Lebrenn d’une voix émue en se levant et tendant les bras à sa femme et à ses enfants, – un dernier embrassement… Nous pouvons avant demain être passagèrement séparés… et la possibilité d’une séparation attriste toujours un peu.

Ce fut un tableau touchant… M. Lebrenn tendit les bras à ses enfants et à sa femme, qui se suspendit à son cou, pendant qu’il entourait sa fille de son bras droit et son fils de son bras gauche. Il les serra passionnément contre sa poitrine, et ceux-ci, à leur tour, enlaçaient leur mère dans une seule étreinte.

Ce groupe touchant, symbole de la famille, resta quelques moments silencieux ; on n’entendit que le bruit des baisers échangés. Puis, cette dette payée à la nature, malgré un stoïcisme puisé dans la foi à une existence éternelle, cette émotion calmée, ce groupe se délia, les têtes se redressèrent calmes, mais attendries : la mère et la fille, graves et sérieuses ; le père et le fils, tranquilles et résolus.

– Et maintenant, – reprit le marchand, – à la besogne, mes enfants… Toi, femme, tu t’occuperas avec ta fille et Jeanike de préparer du linge et de faire de la charpie… Moi et Sacrovir, en attendant l’heure où les barricades doivent s’élever simultanément dans tous les quartiers de Paris, nous déballerons les cartouches et les armes que bon nombre de nos frères viendront chercher ici.

– Mais, ces armes, mon ami, – demanda madame Lebrenn, – où sont-elles ?

– Ces caisses, – dit le marchand en souriant ; – ces caisses et ces ballots de tantôt ?…

– Ah ! je comprends ! – reprit madame Lebrenn. – Mais il te faudra maître Gildas dans ta confidence… C’est sans doute un honnête garçon… Cependant ne crains-tu pas…

– À cette heure, chère Hénory, le masque est levé ; il n’y a pas à craindre une indiscrétion… Si ce pauvre Gildas a peur, je lui offrirai une retraite sûre dans la cave… ou au grenier… Maintenant, allons dîner ; et ensuite, toi et ta fille, vous remonterez ici préparer tout pour l’ambulance, avec Jeanike… Nous resterons au magasin, moi et Sacrovir… car nous aurons cette nuit nombreuse compagnie !

Le marchand et sa famille descendirent dans l’arrière-boutique, où ils dînèrent en hâte.

L’agitation allait croissant dans la rue ; on entendait au loin ce grand murmure de la foule, sourd, menaçant, comme le bruit lointain de la tempête sur les vagues. Quelques fenêtres de la rue étaient illuminées en l’honneur du changement de ministère ; mais quelques amis de M. Lebrenn, qui entrèrent et sortirent plusieurs fois afin de lui rendre compte du mouvement, annonçaient que ces concessions de la royauté témoignaient de sa faiblesse, que la nuit serait décisive, que partout le peuple s’armait en entrant dans les maisons et y demandant des fusils ; après quoi l’on écrivait sur la porte à la craie : Armes données…

Le dîner terminé, madame Lebrenn, sa fille et la servante remontèrent chez elles, au premier étage, donnant sur la rue : le marchand, son fils et Gildas restèrent dans l’arrière-magasin.

Gildas était doué par la nature d’un robuste appétit ; cependant il ne dîna pas ; son inquiétude augmentait à chaque instant, et plus que jamais il disait tout bas à Jeanike ou à lui-même :

– Étonnante maison !… étonnante rue !… étonnante ville que celle-ci…

– Gildas ! – lui dit M. Lebrenn, – apportez-moi un marteau et un ciseau ; j’ouvrirai ces caisses avec mon fils, pendant que vous ouvrirez ces ballots.

– Ces ballots de toile, monsieur ?

– Oui… Éventrez d’abord leur enveloppe avec un couteau.

Et le marchand, ainsi que Sacrovir, munis de marteaux et de ciseaux, commencèrent à marteler vigoureusement les caisses, pendant que Gildas, ayant placé un des gros rouleaux par terre, s’agenouilla, se préparant à l’ouvrir.

– Monsieur ! – s’écria-t-il soudain, effrayé des violents coups de marteau que donnait M. Lebrenn sur les caisses. – Mais, monsieur, s’il vous plaît, prenez donc garde… il y a écrit sur les caisses : Très-fragile… Vous allez mettre les glaces en morceaux !

– Soyez tranquille, Gildas, – reprit en riant M. Lebrenn, tout en cognant à tour de bras, – ces glaces-là sont solides.

– Elles sont étamées à fer et à plomb, mon ami Gildas, – ajouta Sacrovir en frappant à coups redoublés.

– De plus en plus étonnant ! – murmura Gildas en s’agenouillant devant le ballot, afin de l’éventrer. Pour voir plus clair à sa besogne, il prit une lumière, et la plaça sur le plancher à côté de lui. Il commençait à découdre la grosse enveloppe de toile grise, lorsque M. Lebrenn, s’apercevant seulement alors de l’illumination que s’était ménagée le garçon de magasin, s’écria :

– Ah ça ! Gildas, vous êtes donc fou ? Remettez vite cette lumière sur la table… Diable ! vous nous feriez sauter, mon garçon !

– Sauter, monsieur ! – s’écria Gildas effrayé, en sautant lui-même, et de ce bond s’éloignant du ballot, pendant que Sacrovir replaçait la lumière sur la table. – Pourquoi sauterais-je ?

– Parce que ces ballots contiennent des cartouches, mon garçon ; ainsi faites attention.

– Des cartouches ! – s’écria Gildas en reculant de plus en plus effrayé, tandis que le marchand prenait deux fusils de munitions dans la caisse qu’il venait d’ouvrir, et que son fils y puisait une ou plusieurs paires de pistolets et des carabines.

À la vue de ces armes, se sachant entouré de cartouches, Gildas eut un éblouissement, devint d’une pâleur extrême, s’appuya sur une table et se dit :

– Étonnante maison ! où les ballots de toile sont des cartouches ! les glaces des fusils et des pistolets !…

– Mon bon Gildas, – lui dit affectueusement M. Lebrenn, – il n’y a aucun danger à déballer ces armes et ces munitions. Voilà tout ce que j’attends de vous… Cela fait, vous pourrez, si bon vous semble, descendre dans la cave ou monter au grenier, et y rester en sûreté jusqu’après la bataille ; car je dois vous en avertir, Gildas, il y aura bataille au point du jour… Seulement, une fois dans la retraite de votre choix, ne mettez le nez ni à la lucarne ni au soupirail lorsque vous entendrez la fusillade… car souvent les balles s’égarent…

Ces mots de balles égarées, de bataille, de fusillade, achevèrent de plonger Gildas dans une sorte de vertige très-concevable ; il ne s’attendait pas à trouver le quartier Saint-Denis si belliqueux. D’autres événements vinrent redoubler les terreurs de Gildas… De nouvelles rumeurs, d’abord lointaines, se rapprochèrent et éclatèrent enfin avec une telle furie, que Gildas, M. Lebrenn et son fils, presque alarmés, coururent à la porte de la boutique pour voir ce qui se passait dans la rue.

Chapitre 9

 

Comment une charretée de cadavres, ayant traversé la rue Saint-Denis, M. Lebrenn, son fils, Georges le menuisier, et leurs amis, élevèrent une formidable barricade. – De l’inconvénient d’aimer trop les montres d’or et la monnaie, démontré par les raisonnements et par les actes du père Bribri, du jeune Flamèche et d’un forgeron, aidés de plusieurs autres scrupuleux prolétaires.

 

Lorsque M. Lebrenn, son fils et Gildas, accoururent à la porte de la boutique, attirés par le bruit et le tumulte croissant, la rue était déjà encombrée par la foule.

Les fenêtres s’ouvraient et se garnissaient de curieux. Soudain des reflets rougeâtres vacillants éclairèrent la façade des maisons. Un immense flot de peuple, toujours grossissant, accompagnait et précédait ces sinistres clartés. Les clameurs devenaient de plus en plus terribles. On distinguait parfois, dominant le tumulte, les cris :

– Aux armes ! vengeance !

À ces cris répondaient des exclamations d’horreur. Des femmes, attirées aux croisées par ces rumeurs, se rejetaient en arrière avec épouvante, comme pour échapper à quelque effrayante vision…

Le marchand et son fils, le cœur serré, la sueur au front, pressentant quelque horrible spectacle, se tenaient au seuil de leur porte.

Enfin le funèbre cortège parut à leurs yeux.

Une foule innombrable d’hommes en blouse, en habit bourgeois, en uniforme de garde nationale, brandissant des fusils, des sabres, des couteaux, des bâtons, précédaient un camion de diligence lentement traîné par un cheval et entouré d’hommes portant des torches.

Dans cette charrette était entassé un monceau de cadavres.

Un homme, d’une taille énorme, coiffé d’un berret écarlate, nu jusqu’à la ceinture, la poitrine déchirée par une blessure récente, se tenait debout sur le devant du camion, et secouait une torche enflammée.

On l’eût pris pour le génie de la vengeance et de l’insurrection.

À chaque mouvement de sa torche, il éclairait de lueurs rouges ici des têtes blanches de vieillards souillées de sang, là le buste d’une femme, aux bras pendants et ballottants comme sa tête livide et ensanglantée, que voilaient à demi ses longs cheveux dénoués.

De temps à autre l’homme au berret écarlate secouait sa torche et s’écriait d’une voix tonnante :

– On massacre nos frères ! Vengeance !… Aux barricades !… aux armes !

Et des milliers de voix, frémissantes d’indignation et de colère, répétaient :

– Vengeance !… aux barricades !… aux armes !…

Et des milliers de bras, ceux-ci armés, ceux-là désarmés, se dressaient vers le ciel sombre et orageux, comme pour le prendre à témoin de ces serments vengeurs.

Et la foule exaspérée que recrutait ce funèbre cortège allait toujours grossissant. Il avait passé comme une sanglante vision devant le marchand et son fils. Leur première impression fut si douloureuse, qu’ils ne purent trouver une parole ; leurs yeux se remplirent de larmes en apprenant que ce massacre de gens inoffensifs et désarmés avait eu lieu sur le boulevard des Capucines.

À peine la voiture de cadavres eut-elle disparu, que M. Lebrenn saisit une des barres de fer de la fermeture de son magasin, la brandit comme un levier au-dessus de sa tête, et s’écria en s’adressant à la foule indignée :

– Amis !… la royauté engage la bataille en massacrant nos frères !… Que leur sang retombe sur cette royauté maudite ! que ce sang l’étouffe à jamais !… Assez de rois !… assez de tueurs de peuple !… Aux barricades !… aux armes !… Vive la république !…

Et le marchand, ainsi que son fils, soulevèrent les premiers pavés. Ces paroles, cet exemple, furent électriques, et des cris mille fois répétés répondirent :

– Aux armes !… Aux barricades !… À bas les rois !… À bas les tueurs de peuple !… Vive la république !…

En un instant le peuple eut envahi les maisons voisines, demandant partout des armes, et des leviers pour dépaver la rue.