Mais, que
voulez-vous ? depuis 89, vos alliances avec l’étranger, la
guerre civile soulevée par vous, vos continuelles tentatives
contre-révolutionnaires, votre accord intime avec le parti prêtre,
tout cela inquiète et afflige les gens réfléchis, irrite et
exaspère les gens d’action. Encore une fois, à quoi bon ?
Est-ce que jamais l’humanité a rétrogradé… non, monsieur, jamais…
Vous pouvez, certes, faire du mal, beaucoup de mal ; mais
c’est fini du droit divin et de vos privilèges… prenez-en donc
votre parti… Vous épargnerez au pays, et à vous peut-être, de
nouveaux désastres ; car, je vous le dis, l’avenir est
républicain.
La voix, l’accent de M. Lebrenn étaient
si pénétrants, que M. de Plouernel fut non pas convaincu,
mais touché de ces paroles ; son indomptable fierté de race
luttait contre son désir d’avouer au marchand qu’il le
reconnaissait au moins pour un généreux adversaire.
À ce moment, la porte fut brusquement ouverte
par un capitaine adjudant-major, du régiment du comte, qui lui dit
d’une voix hâtée en faisant le salut militaire :
– Pardon, mon colonel, d’être entré sans
me faire annoncer ; mais l’on vient d’envoyer l’ordre de faire
à l’instant monter le régiment à cheval, et de rester en bataille
dans la cour du quartier ; on craint du bruit pour ce
soir…
M. Lebrenn se disposait à quitter le
salon, lorsque M. de Plouernel lui dit :
– Allons, monsieur, du train dont vont
les choses, et d’après vos opinions républicaines, il se peut que
j’aie l’honneur de vous trouver demain sur une barricade.
– Je ne sais ce qui doit arriver,
monsieur, – répondit le marchand ; – mais je ne crains ni ne
désire une pareille rencontre.
Puis il ajouta en souriant :
– Je crois, monsieur, qu’il sera bon de
surseoir à la fourniture en question ?
– Je le crois aussi, monsieur, – dit le
colonel en faisant un salut contraint à M. Lebrenn, qui
sortit…
Chapitre 7
Pourquoi madame Lebrenn et mademoiselle
Velléda sa fille n’avaient pas une haute opinion du courage de
Gildas Pakou, le garçon de magasin. – Comment Gildas, qui ne
trouvait pas le quartier Saint-Denis pacifique ce jour-là, eut peur
d’être séduit et violenté par une jolie fille, et s’étonna fort de
voir certaines marchandises apportées dans la boutique de l’Épée de
Brennus.
Pendant que M. Lebrenn avait eu avec
M. de Plouernel l’entretien précédent, la femme et la
fille du marchand occupaient, selon l’habitude, le comptoir du
magasin.
Madame Lebrenn, pendant que sa fille brodait,
vérifiait les livres de commerce de la maison. C’était une femme de
quarante ans, d’une taille élevée ; sa figure, à la fois grave
et douce, conservait les traces d’une beauté remarquable ; il
y avait dans l’accent de sa voix, dans son attitude, dans sa
physionomie, quelque chose de calme, de ferme, qui donnait une
haute idée de son caractère ; en la voyant on aurait pu se
rappeler que nos mères avaient part aux conseils de l’État dans les
circonstances graves, et que telle était la vaillance de ces
matrones, que Diodore de Sicile s’exprime ainsi :
« Les femmes de la Gaule ne
rivalisent pas seulement avec les hommes par la grandeur de leur
taille, elles les égalent par la force de l’âme. » Tandis
que Strabon ajoute ces mots significatifs : « Les
Gauloises sont fécondes et bonnes éducatrices. »
Mademoiselle Velléda Lebrenn était assise à
côté de sa mère. En voyant cette jeune fille pour la première fois,
l’on restait frappé de sa rare beauté, d’une expression à la fois
fière, ingénue et réfléchie ; rien de plus limpide que le bleu
de ses yeux, rien de plus éblouissant que son teint, rien de plus
noble que le port de sa tête charmante, couronnée de longues
tresses de cheveux bruns, brillants, çà et là, de reflets dorés.
Grande, svelte et forte sans être virile, sa taille était
accomplie ; l’ensemble et le caractère de cette beauté
faisaient comprendre le caprice paternel du marchand, donnant à son
enfant le nom de Velléda, nom d’une femme illustre,
héroïque dans les annales patriotiques des Gaules ; l’on se
figurait mademoiselle Lebrenn le front ceint de feuilles de chêne,
vêtue d’une longue robe blanche à ceinture d’airain, et faisant
vibrer la harpe d’or des druides, ces admirables éducateurs de nos
pères, qui, les exaltant par la pensée de l’immortalité de l’âme,
leur enseignaient à mourir avec tant de grandeur et de
sérénité ! On pouvait retrouver encore dans mademoiselle
Lebrenn le type superbe de ces Gauloises vêtues de noir, au
bras si blanc et si fort (dit Ammien-Marcellin[15]), qui suivaient leurs maris à la
bataille, avec leurs enfants dans leurs chariots de guerre,
encourageant les combattants de la voix et du geste, se mêlant à
eux dans la défaite, et préférant la mort à l’esclavage et à la
honte.
Ceux qui n’évoquaient pas ces tragiques et
glorieux souvenirs du passé voyaient dans mademoiselle Lebrenn une
belle jeune fille de dix-huit ans, coiffée de ses magnifiques
cheveux bruns, et dont la taille élégante se dessinait à ravir sous
une jolie robe montante de popeline bleu tendre, que rehaussait une
petite cravate de satin orange nouée autour de sa fraîche et
blanche collerette.
Pendant que madame Lebrenn vérifiait ses
livres de commerce, et que sa fille continuait de broder en causant
avec sa mère, Gildas Pakou, le garçon de magasin, se tenait sur le
seuil de la porte, inquiet, troublé, si troublé, qu’il ne songeait
plus, selon son habitude, à citer, çà et là, quelques passages de
ses chères chansons bretonnes.
Le digne garçon n’était préoccupé que d’une
chose, du contraste étrange qu’il trouvait entre la réalité et les
promesses de sa mère, celle-ci lui ayant annoncé la rue Saint-Denis
en général et la demeure de M. Lebrenn en particulier, comme
des lieux calmes et pacifiques par excellence.
Soudain Gildas se retourna et dit à madame
Lebrenn d’une voix alarmée :
– Madame ! madame !
entendez-vous ?
– Quoi ; Gildas ? – demanda la
femme du marchand en continuant d’écrire tranquillement.
– Mais, madame, c’est le tambour… tenez…
Et puis… ah ! mon Dieu !… il y a des hommes qui
courent !
– Eh bien, Gildas, – dit madame Lebrenn,
– laissez-les courir.
– Ma mère, c’est le rappel, – dit Velléda
après avoir un instant écouté. – On craint sans doute que
l’agitation qui règne dans Paris depuis hier n’augmente
encore ?
– Jeanike, – dit madame Lebrenn à sa
servante, – il faut préparer l’uniforme de monsieur Lebrenn ;
il le demandera peut-être à son retour.
Oui, madame… j’y vais, – dit Jeanike en
disparaissant par l’arrière-boutique.
– Gildas, – reprit madame Lebrenn, – vous
pouvez apercevoir d’ici la porte Saint-Denis ?
Oui, madame, répondit Gildas en
tremblant ; – est-ce qu’il faudrait y aller ?
– Non… rassurez-vous ; dites-nous
seulement s’il y a beaucoup de monde rassemblé de ce côté.
– Oh ! oui, madame, – répondit
Gildas en allongeant le cou ; – c’est une vraie fourmilière…
Ah ! mon Dieu ! madame… madame… Ah ! mon
Dieu !…
– Allons ! quoi encore…
Gildas ?
– Ah ! madame… là-bas… les tambours…
ils allaient détourner la rue…
– Eh bien ?
– Des hommes en blouse viennent de les
arrêter et de crever leurs tambours… Tenez, madame, voilà tout le
monde qui court de ce côté-là… Entendez-vous comme on crie,
madame ?… Si l’on fermait la boutique ?…
– Allons, décidément, vous n’êtes pas
très-brave, Gildas, – dit en souriant mademoiselle Lebrenn sans
cesser de s’occuper de sa broderie.
À ce moment, un homme en blouse, traînant
péniblement une petite charrette à bras, qui semblait pesamment
chargée, s’arrêta devant le magasin, rangea la voiture au long du
trottoir, entra dans la boutique, et dit à la femme du
marchand :
– Monsieur Lebrenn, madame ?
– C’est ici, monsieur.
– Ce sont quatre ballots que je lui
apporte.
– De toile, sans doute ? – demanda
madame Lebrenn.
– Mais, madame… je le crois, – répondit
le commissionnaire en souriant.
– Gildas, – reprit-elle en s’adressant au
digne garçon, qui jetait dans la rue des regards de plus en plus
effarés, – aidez monsieur à transporter ces ballots dans
l’arrière-boutique.
Le commissionnaire et Gildas déchargèrent les
ballots, longs et épais rouleaux enveloppés de grosse étoffe
grise.
– Ça doit être de la toile fièrement
serrée, – dit Gildas en aidant avec effort le voiturier à apporter
le dernier de ces colis, – car ça pèse… comme du plomb.
– Vrai ? vous trouvez, mon
camarade ? – dit l’homme en blouse en regardant fixement
Gildas, qui baissa modestement les yeux et rougit beaucoup.
Le voiturier, s’adressant alors à madame
Lebrenn, lui dit :
– Voilà ma commission faite,
madame ; je vous recommande surtout de ne pas faire mettre ces
ballots dans un endroit humide ou près du feu, en attendant le
retour de monsieur Lebrenn ; ces toiles sont très…
très-susceptibles.
Et ce disant, le voiturier essuya son front
baigné de sueur.
– Vous avez dû avoir bien de la peine à
apporter tout seul ces ballots ? – lui dit madame Lebrenn avec
bonté, et ouvrant le tiroir qui lui servait de caisse, elle y prit
une pièce de dix sous, qu’elle fit glisser sur le comptoir. –
Veuillez prendre ceci pour vous.
– Je vous rends mille grâces, madame, –
répondit en souriant le voiturier ; – je suis payé.
– Les commissionnaires rendent mille
grâces et refusent des pourboires ! – se dit Gildas. –
Étonnante… étonnante maison que celle-ci !…
Madame Lebrenn, assez surprise de la manière
dont le refus du voiturier était formulé, leva les yeux, et vit un
homme de trente ans environ, d’une figure agréable, et qui avait,
chose assez rare chez un porte-faix, les mains très-blanches,
très-soignées, et une très-belle bague chevalière en or au petit
doigt.
– Pourriez-vous me dire, monsieur, – lui
demanda la femme du marchand, – si aujourd’hui l’agitation augmente
beaucoup dans Paris ?
– Beaucoup, madame ; c’est à peine
si l’on peut circuler sur le boulevard… Les troupes arrivent de
toutes parts ; il y a de l’artillerie mèche allumée ici près,
en face le Gymnase… J’ai rencontré deux escadrons de dragons en
patrouille, la carabine au poing… On bat partout le rappel… quoique
la garde nationale se montre fort peu empressée… Mais, pardon,
madame, – ajouta le voiturier en saluant très-poliment madame
Lebrenn et sa fille ; – voici bientôt quatre heures… Je suis
pressé.
Il sortit, s’attela de nouveau à sa charrette
et repartit rapidement.
En entendant parler de l’artillerie,
stationnant dans le voisinage, mèche allumée, les étonnements de
Gildas devinrent énormes ; cependant, partagé entre la crainte
et la curiosité, il hasarda de jeter un nouveau coup d’œil dans
cette terrible rue Saint-Denis, si voisine de l’artillerie.
Au moment où Gildas avançait le cou hors de la
boutique, la jeune fille qui avait déjeuné chez
M. de Plouernel, et improvisait de si folles chansons,
sortait de l’allée de la maison où logeait Georges Duchêne, qui, on
l’a dit, demeurait en face du magasin de toile.
Pradeline avait l’air triste,
inquiet ; après avoir fait quelques pas sur le trottoir, elle
s’approcha autant qu’elle put de la boutique de M. Lebrenn,
afin d’y jeter un regard curieux, malheureusement arrêté par les
rideaux de vitrage. La porte, il est vrai, était
entr’ouverte ; mais Gildas, s’y tenant debout, l’obstruait
entièrement. Cependant Pradeline tâcha, sans se croire remarquée,
de voir dans l’intérieur du magasin. Gildas, depuis quelques
instants, observait avec une surprise croissante la manœuvre de la
jeune fille ; il s’y trompa, et se crut le but des regards
obstinés de Pradeline ; le pudique garçon baissa les yeux,
rougit jusqu’aux oreilles : sa modestie alarmée lui disait de
rentrer dans le magasin, afin de prouver à cette effrontée le cas
qu’il faisait de ses agaceries ; mais un certain amour-propre
le retenait cloué au seuil de la porte, et il se disait plus que
jamais :
– Ville étonnante que celle-ci, où, non
loin d’une artillerie dont la mèche est allumée, les jeunes filles
viennent dévorer les garçons des yeux !
Il aperçut alors Pradeline traverser de
nouveau la rue et entrer dans un café voisin.
– La malheureuse ! elle va sans
doute boire des petits verres pour s’étourdir… Elle est capable
alors de venir me relancer jusque dans la boutique…… Bon
Dieu !… que diraient madame Lebrenn et
mademoiselle ?…
Un nouvel incident coupa court, pour un
moment, aux chastes appréhensions de Gildas. Il vit s’arrêter
devant la porte un camion à quatre roues, traîné par un vigoureux
cheval, et contenant trois grandes caisses plates, hautes de six
pieds environ, et sur lesquelles on lisait :
Très-fragile… Deux hommes en blouse conduisaient cette
voiture : l’un, nommé Dupont, avait paru de très-bon matin
dans la boutique, afin d’engager M. Lebrenn à ne pas aller
visiter sa provision de poivre ; l’autre portait une
épaisse barbe grise. Ils descendirent de leur siège, et Dupont, le
mécanicien, entra dans la boutique, salua madame Lebrenn, et lui
dit :
– Monsieur Lebrenn n’y est pas,
madame ?
– Non, monsieur.
– Ce sont trois caisses de glaces que
nous lui apportons.
– Très-bien, monsieur, – répondit madame
Lebrenn.
Et, appelant Gildas :
– Aidez ces messieurs à entrer ces glaces
ici.
Le garçon de magasin obéit tout en se
disant :
– Étonnante maison !… Trois caisses
de glaces… et d’un poids !… Il faut que le patron, sa femme et
sa fille aiment fièrement à se mirer…
Dupont et son compagnon à barbe grise venaient
d’aider Gildas à placer les caisses dans l’arrière-magasin, d’après
l’indication de madame Lebrenn, lorsqu’elle lui dit :
– Sait-on quelque chose de nouveau,
monsieur ? Le mouvement dans Paris se calme-t-il ?
– Au contraire, madame… ça chauffe… ça
chauffe, – répondit Dupont avec un air de satisfaction à peine
déguisée. – On commence à élever des barricades au faubourg
Saint-Antoine… Cette nuit les préparatifs… demain la bataille…
À peine Dupont achevait-il ces mots, qu’on
entendit au dehors et au loin un grand tumulte et un formidable
bruit de voix criant : Vive la
réforme !
Gildas courut à la porte.
– Dépêchons-nous, – dit Dupont à son
compagnon ; – on prendrait notre camion comme noyau d’une
barricade… Ce serait trop tôt ; nous avons encore des
pratiques à servir… – Puis, saluant madame Lebrenn : – Bien
des choses à votre mari, madame.
Les deux hommes sautèrent sur le siège de leur
camion, fouettèrent leur cheval, et s’éloignèrent dans une
direction opposée à celle de l’attroupement.
Gildas avait suivi des yeux ce nouveau
mouvement de la foule avec une inquiétude croissante ; il vit
tout à coup Pradeline sortir du café où elle était entrée, et se
diriger vers le magasin, tenant une lettre à la main.
– Quelle enragée !… elle vient de
m’écrire ! – pensa Gildas. – La malheureuse m’apporte sa
lettre !… Une déclaration !… Je suis déshonoré aux yeux
de mes patrons !…
De sorte que Gildas éperdu referma vivement la
porte du magasin, lui donna un tour de clef et se tint coi auprès
du comptoir.
– Eh bien, – lui dit madame Lebrenn, –
pourquoi fermez-vous ainsi cette porte, Gildas ?
– Madame, c’est plus prudent. Je viens de
voir venir là-bas une bande d’hommes… dont la mine effrayante…
– Allons, Gildas, vous perdez la
tête ! Ouvrez cette porte.
– Mais, madame…
– Faites ce que je vous dis… Tenez,
justement, il y a quelqu’un qui essaye d’entrer… Ouvrez donc cette
porte…
– C’est cette enragée avec sa lettre, –
pensa Gildas plus mort que vif. – Ah ! pourquoi ai-je quitté
ma tranquille petite ville d’Auray ?…
Et il ouvrit la porte avec un grand battement
de cœur ; mais au lieu de voir apparaître la jeune fille avec
sa lettre, il se trouva en face de M. Lebrenn et de son
fils.
Chapitre 8
Comment M. Lebrenn, son fils, sa
femme et sa fille se montrent dignes de leur race.
Madame Lebrenn fut surprise et heureuse à la
vue de son fils qu’elle n’attendait pas, le croyant à son École du
commerce. Velléda embrassa tendrement son frère, tandis que le
marchand serrait la main de sa femme.
Sacrovir Lebrenn, par son air résolu, semblait
digne de porter le glorieux nom de son patron, l’un des plus grands
patriotes gaulois dont l’histoire fasse mention.
Le fils de M. Lebrenn était un grand et
robuste garçon de dix-neuf ans passés, d’une figure ouverte,
bienveillante et hardie ; une barbe naissante ombrageait sa
lèvre et son menton ; ses joues pleines étaient vermeilles et
animées par l’émotion : il ressemblait beaucoup à son
père.
Madame Lebrenn embrassa son fils et lui
dit :
– Je ne m’attendais pas au plaisir de te
voir aujourd’hui, mon enfant.
– Je l’ai été chercher à son école, –
reprit le marchand. – Tu sauras tout à l’heure pourquoi, ma chère
Hénory.
– Sans être inquiètes, – reprit madame
Lebrenn en s’adressant à son mari, – Velléda et moi, nous nous
étonnions de ne pas te voir rentrer… Il paraît que l’agitation
augmente dans Paris… Tu sais qu’on a battu le rappel ?
– Oh ! mère ! – s’écria
Sacrovir, l’œil étincelant d’enthousiasme, – Paris a la fièvre… On
devine que tous les cœurs battent plus fort. Sans se connaître, on
se cherche, on se comprend du regard ; dans chaque rue ce sont
d’ardentes paroles… de patriotiques appels aux armes… Ça sent la
poudre, enfin !… Ah ! mère ! mère !… – ajouta
le jeune homme avec exaltation ; – comme c’est beau le réveil
d’un peuple !…
– Allons, calmez-vous, enthousiaste, –
dit madame Lebrenn en souriant.
Et elle étancha avec son mouchoir la sueur
dont était mouillé le front de son fils. Pendant ce temps,
M. Lebrenn embrassait sa fille.
– Gildas, – dit le marchand, – on a dû
apporter des caisses pendant mon absence ?
– Oui, monsieur, de la toile et des
glaces ; elles sont dans l’arrière-boutique.
– Bien… laissez-les là, et surtout
gardez-vous d’approcher du feu les ballots de toile.
– C’est donc inflammable comme du
madapolam ? de la mousse-lien ? de la gaze ? – pensa
Gildas ; – et pourtant c’est lourd comme du plomb… Encore une
chose étonnante !
– Ma chère amie, – dit M. Lebrenn à
sa femme, – nous avons à causer ; veux-tu que nous montions
chez toi avec les enfants, pendant que Jeanike mettra le couvert,
car il est tard ?… Vous, Gildas, vous mettrez les contrevents
de la boutique ; nous aurions peu d’acheteurs ce soir.
– Fermer la boutique ! ah !
monsieur, combien vous avez raison ! – s’écria Gildas avec
enchantement. – C’est depuis tantôt mon idée fixe.
Et comme il s’encourait pour obéir aux ordres
du marchand, celui-ci lui dit :
– Un moment, Gildas ; vous ne
poserez pas les contrevents à la porte d’entrée, car plusieurs
personnes doivent venir nous demander. Vous ferez attendre ces
personnes dans l’arrière-boutique, et vous me préviendrez.
– Oui, monsieur, – répondit Gildas en
soupirant ; car il eût préféré voir le magasin complètement
fermé et la porte garnie de ses bonnes barres de fer fortement
boulonnées à l’intérieur.
– Maintenant, chère amie, – dit
M. Lebrenn à sa femme, – nous allons monter chez toi.
La nuit était déjà presque noire.
La famille du marchand se rendit au premier
étage, et se réunit dans la chambre à coucher de M. et de
madame Lebrenn.
Celui-ci dit alors à sa femme d’une voix
grave :
– Ma chère Hénory, nous sommes à la
veille de grands événements.
– Je le crois, mon ami, – répondit madame
Lebrenn d’un air pensif.
– Voici, mon amie, le résumé de la
situation d’aujourd’hui, – poursuivit M. Lebrenn. – Tu dois la
connaître pour juger ma résolution, la combattre si elle te semble
injuste et mauvaise, l’encourager si elle te semble juste et
bonne.
– Je t’écoute, mon ami, – répondit madame
Lebrenn, calme, sérieuse, réfléchie, comme nos mères lors de ces
conseils solennels où elles voyaient souvent leur avis
prévaloir.
M. Lebrenn reprit ainsi :
– Hier, monsieur Barrot et ses compères,
après avoir agité la France pendant trois mois, avaient appelé le
peuple dans la rue ; ces intrépides agitateurs n’ont pas osé
venir à leur rendez-vous… Le peuple y est venu pour constater son
droit de réunion et faire lui-même ses affaires… On dit ce soir que
le roi a pris pour ministres monsieur Barrot et ses compères… Nous
ne descendons pas dans la rue pour faire ministre cet homme
ridicule, la marionnette de M. Thiers. Ce que nous voulons, ce
que le peuple veut, c’est renverser le trône, c’est la république,
c’est la souveraineté pour tous… des droits politiques pour tous…
afin d’assurer à tous éducation, bien-être, travail, crédit,
moyennant courage et probité !… Voilà ce que nous voulons,
femme !… Est-ce juste ou injuste ?
– C’est juste ! – dit madame Lebrenn
d’une voix ferme et convaincue. – C’est juste !
– Je t’ai dit ce que nous voulions, –
poursuivit M. Lebrenn ; – voici ce que nous ne voulons
plus… Nous ne voulons plus que deux cent mille électeurs
privilégiés décident seuls du sort de trente-quatre millions de
prolétaires ou petits propriétaires ; de même qu’une
imperceptible minorité conquérante, romaine ou franque, a spolié,
asservi exploité nos pères pendant vingt siècles… Non, nous ne
voulons pas plus de la féodalité électorale ou industrielle que de
la féodalité des conquérants ! Femme ! est-ce juste ou
injuste ?
– C’est juste ! car le servage,
l’esclavage, s’est perpétué de nos jours, – reprit madame Lebrenn
avec émotion. – C’est juste ; car je suis femme, et j’ai vu
des femmes, esclaves d’un salaire insuffisant, mourir à la peine,
épuisées par l’excès du travail et par la misère… C’est
juste ! – car je suis mère, et j’ai vu des filles, esclaves de
certains fabricants, forcées de choisir entre le déshonneur et le
chômage… c’est-à-dire le manque de pain !… C’est juste !
car je suis épouse, et j’ai vu des pères de famille, commerçants
probes, laborieux, intelligents, esclaves et victimes du caprice ou
de la cupidité usuraire de leurs seigneurs les gros capitalistes,
tomber dans la faillite, la ruine et le désespoir… Enfin, ta
résolution est juste et bonne, mon ami, – ajouta madame Lebrenn en
tendant la main à son mari, – parce que, assez heureux jusqu’ici
pour échapper à bien des maux, ton devoir est de te dévouer à
l’affranchissement de nos frères qui souffrent des malheurs dont
nous sommes exempts.
– Vaillante et généreuse femme ! tu
redoubles mes forces et mon courage, – dit le marchand en serrant
la main de madame Lebrenn avec effusion. – Je n’attendais pas moins
de toi… Maintenant, un dernier mot… Ces droits si justes que nous
réclamons pour nos frères, il faudra, comme toujours, les conquérir
par la force, par les armes…
– Je le crois, mon ami.
– Aussi, – reprit le marchand, – cette
nuit, des barricades… demain, au point du jour, la bataille… Voilà
pourquoi j’ai été chercher notre fils à son école…
M’approuves-tu ?… Veux-tu qu’il reste ?
– Oui ! – reprit madame
Lebrenn ; – la place de ton fils est à tes côtés…
– Oh ! merci, mère ! – s’écria
le jeune homme en sautant au cou de madame Lebrenn, qui le serra
contre son sein.
– Vois donc, mon père, – dit Velléda au
marchand avec un demi-sourire en montrant Sacrovir du regard ;
– il est aussi content que si on lui donnait congé…
– Mais, dis-moi, mon ami, – reprit madame
Lebrenn en s’adressant au marchand, – la barricade où, toi et mon
fils, vous vous battrez… sera-t-elle près d’ici ? dans cette
rue ?
– À notre porte… – répondit
M. Lebrenn. – C’est convenu… Nos amis me gâtent.
– Ah ! tant mieux ! – dit
madame Lebrenn ; – nous serons là… près de vous.
– Ma mère, – reprit Velléda, – ne nous
faudra-t-il pas cette nuit préparer du linge ?… de la
charpie ?… Il y aura beaucoup de blessés.
– J’y pensais, mon enfant. Notre magasin
servira d’ambulance.
– Oh ! ma mère !… ma
sœur !… – s’écria le jeune homme, – nous battre… sous vos
yeux, pour la liberté !… Quelle ardeur cela donne !…
Hélas ! – ajouta-t-il après un instant de réflexion, –
pourquoi faut-il que ce soit entre frères… qu’on se
batte ?…
– Cela est triste, mon enfant, – répondit
en soupirant M. Lebrenn.
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