Mais, que voulez-vous ? depuis 89, vos alliances avec l’étranger, la guerre civile soulevée par vous, vos continuelles tentatives contre-révolutionnaires, votre accord intime avec le parti prêtre, tout cela inquiète et afflige les gens réfléchis, irrite et exaspère les gens d’action. Encore une fois, à quoi bon ? Est-ce que jamais l’humanité a rétrogradé… non, monsieur, jamais… Vous pouvez, certes, faire du mal, beaucoup de mal ; mais c’est fini du droit divin et de vos privilèges… prenez-en donc votre parti… Vous épargnerez au pays, et à vous peut-être, de nouveaux désastres ; car, je vous le dis, l’avenir est républicain.

La voix, l’accent de M. Lebrenn étaient si pénétrants, que M. de Plouernel fut non pas convaincu, mais touché de ces paroles ; son indomptable fierté de race luttait contre son désir d’avouer au marchand qu’il le reconnaissait au moins pour un généreux adversaire.

À ce moment, la porte fut brusquement ouverte par un capitaine adjudant-major, du régiment du comte, qui lui dit d’une voix hâtée en faisant le salut militaire :

– Pardon, mon colonel, d’être entré sans me faire annoncer ; mais l’on vient d’envoyer l’ordre de faire à l’instant monter le régiment à cheval, et de rester en bataille dans la cour du quartier ; on craint du bruit pour ce soir…

M. Lebrenn se disposait à quitter le salon, lorsque M. de Plouernel lui dit :

– Allons, monsieur, du train dont vont les choses, et d’après vos opinions républicaines, il se peut que j’aie l’honneur de vous trouver demain sur une barricade.

– Je ne sais ce qui doit arriver, monsieur, – répondit le marchand ; – mais je ne crains ni ne désire une pareille rencontre.

Puis il ajouta en souriant :

– Je crois, monsieur, qu’il sera bon de surseoir à la fourniture en question ?

– Je le crois aussi, monsieur, – dit le colonel en faisant un salut contraint à M. Lebrenn, qui sortit…

Chapitre 7

 

Pourquoi madame Lebrenn et mademoiselle Velléda sa fille n’avaient pas une haute opinion du courage de Gildas Pakou, le garçon de magasin. – Comment Gildas, qui ne trouvait pas le quartier Saint-Denis pacifique ce jour-là, eut peur d’être séduit et violenté par une jolie fille, et s’étonna fort de voir certaines marchandises apportées dans la boutique de l’Épée de Brennus.

 

Pendant que M. Lebrenn avait eu avec M. de Plouernel l’entretien précédent, la femme et la fille du marchand occupaient, selon l’habitude, le comptoir du magasin.

Madame Lebrenn, pendant que sa fille brodait, vérifiait les livres de commerce de la maison. C’était une femme de quarante ans, d’une taille élevée ; sa figure, à la fois grave et douce, conservait les traces d’une beauté remarquable ; il y avait dans l’accent de sa voix, dans son attitude, dans sa physionomie, quelque chose de calme, de ferme, qui donnait une haute idée de son caractère ; en la voyant on aurait pu se rappeler que nos mères avaient part aux conseils de l’État dans les circonstances graves, et que telle était la vaillance de ces matrones, que Diodore de Sicile s’exprime ainsi :

« Les femmes de la Gaule ne rivalisent pas seulement avec les hommes par la grandeur de leur taille, elles les égalent par la force de l’âme. » Tandis que Strabon ajoute ces mots significatifs : « Les Gauloises sont fécondes et bonnes éducatrices. »

Mademoiselle Velléda Lebrenn était assise à côté de sa mère. En voyant cette jeune fille pour la première fois, l’on restait frappé de sa rare beauté, d’une expression à la fois fière, ingénue et réfléchie ; rien de plus limpide que le bleu de ses yeux, rien de plus éblouissant que son teint, rien de plus noble que le port de sa tête charmante, couronnée de longues tresses de cheveux bruns, brillants, çà et là, de reflets dorés. Grande, svelte et forte sans être virile, sa taille était accomplie ; l’ensemble et le caractère de cette beauté faisaient comprendre le caprice paternel du marchand, donnant à son enfant le nom de Velléda, nom d’une femme illustre, héroïque dans les annales patriotiques des Gaules ; l’on se figurait mademoiselle Lebrenn le front ceint de feuilles de chêne, vêtue d’une longue robe blanche à ceinture d’airain, et faisant vibrer la harpe d’or des druides, ces admirables éducateurs de nos pères, qui, les exaltant par la pensée de l’immortalité de l’âme, leur enseignaient à mourir avec tant de grandeur et de sérénité ! On pouvait retrouver encore dans mademoiselle Lebrenn le type superbe de ces Gauloises vêtues de noir, au bras si blanc et si fort (dit Ammien-Marcellin[15]), qui suivaient leurs maris à la bataille, avec leurs enfants dans leurs chariots de guerre, encourageant les combattants de la voix et du geste, se mêlant à eux dans la défaite, et préférant la mort à l’esclavage et à la honte.

Ceux qui n’évoquaient pas ces tragiques et glorieux souvenirs du passé voyaient dans mademoiselle Lebrenn une belle jeune fille de dix-huit ans, coiffée de ses magnifiques cheveux bruns, et dont la taille élégante se dessinait à ravir sous une jolie robe montante de popeline bleu tendre, que rehaussait une petite cravate de satin orange nouée autour de sa fraîche et blanche collerette.

Pendant que madame Lebrenn vérifiait ses livres de commerce, et que sa fille continuait de broder en causant avec sa mère, Gildas Pakou, le garçon de magasin, se tenait sur le seuil de la porte, inquiet, troublé, si troublé, qu’il ne songeait plus, selon son habitude, à citer, çà et là, quelques passages de ses chères chansons bretonnes.

Le digne garçon n’était préoccupé que d’une chose, du contraste étrange qu’il trouvait entre la réalité et les promesses de sa mère, celle-ci lui ayant annoncé la rue Saint-Denis en général et la demeure de M. Lebrenn en particulier, comme des lieux calmes et pacifiques par excellence.

Soudain Gildas se retourna et dit à madame Lebrenn d’une voix alarmée :

– Madame ! madame ! entendez-vous ?

– Quoi ; Gildas ? – demanda la femme du marchand en continuant d’écrire tranquillement.

– Mais, madame, c’est le tambour… tenez… Et puis… ah ! mon Dieu !… il y a des hommes qui courent !

– Eh bien, Gildas, – dit madame Lebrenn, – laissez-les courir.

– Ma mère, c’est le rappel, – dit Velléda après avoir un instant écouté. – On craint sans doute que l’agitation qui règne dans Paris depuis hier n’augmente encore ?

– Jeanike, – dit madame Lebrenn à sa servante, – il faut préparer l’uniforme de monsieur Lebrenn ; il le demandera peut-être à son retour.

Oui, madame… j’y vais, – dit Jeanike en disparaissant par l’arrière-boutique.

– Gildas, – reprit madame Lebrenn, – vous pouvez apercevoir d’ici la porte Saint-Denis ?

Oui, madame, répondit Gildas en tremblant ; – est-ce qu’il faudrait y aller ?

– Non… rassurez-vous ; dites-nous seulement s’il y a beaucoup de monde rassemblé de ce côté.

– Oh ! oui, madame, – répondit Gildas en allongeant le cou ; – c’est une vraie fourmilière… Ah ! mon Dieu ! madame… madame… Ah ! mon Dieu !…

– Allons ! quoi encore… Gildas ?

– Ah ! madame… là-bas… les tambours… ils allaient détourner la rue…

– Eh bien ?

– Des hommes en blouse viennent de les arrêter et de crever leurs tambours… Tenez, madame, voilà tout le monde qui court de ce côté-là… Entendez-vous comme on crie, madame ?… Si l’on fermait la boutique ?…

– Allons, décidément, vous n’êtes pas très-brave, Gildas, – dit en souriant mademoiselle Lebrenn sans cesser de s’occuper de sa broderie.

À ce moment, un homme en blouse, traînant péniblement une petite charrette à bras, qui semblait pesamment chargée, s’arrêta devant le magasin, rangea la voiture au long du trottoir, entra dans la boutique, et dit à la femme du marchand :

– Monsieur Lebrenn, madame ?

– C’est ici, monsieur.

– Ce sont quatre ballots que je lui apporte.

– De toile, sans doute ? – demanda madame Lebrenn.

– Mais, madame… je le crois, – répondit le commissionnaire en souriant.

– Gildas, – reprit-elle en s’adressant au digne garçon, qui jetait dans la rue des regards de plus en plus effarés, – aidez monsieur à transporter ces ballots dans l’arrière-boutique.

Le commissionnaire et Gildas déchargèrent les ballots, longs et épais rouleaux enveloppés de grosse étoffe grise.

– Ça doit être de la toile fièrement serrée, – dit Gildas en aidant avec effort le voiturier à apporter le dernier de ces colis, – car ça pèse… comme du plomb.

– Vrai ? vous trouvez, mon camarade ? – dit l’homme en blouse en regardant fixement Gildas, qui baissa modestement les yeux et rougit beaucoup.

Le voiturier, s’adressant alors à madame Lebrenn, lui dit :

– Voilà ma commission faite, madame ; je vous recommande surtout de ne pas faire mettre ces ballots dans un endroit humide ou près du feu, en attendant le retour de monsieur Lebrenn ; ces toiles sont très… très-susceptibles.

Et ce disant, le voiturier essuya son front baigné de sueur.

– Vous avez dû avoir bien de la peine à apporter tout seul ces ballots ? – lui dit madame Lebrenn avec bonté, et ouvrant le tiroir qui lui servait de caisse, elle y prit une pièce de dix sous, qu’elle fit glisser sur le comptoir. – Veuillez prendre ceci pour vous.

– Je vous rends mille grâces, madame, – répondit en souriant le voiturier ; – je suis payé.

– Les commissionnaires rendent mille grâces et refusent des pourboires ! – se dit Gildas. – Étonnante… étonnante maison que celle-ci !…

Madame Lebrenn, assez surprise de la manière dont le refus du voiturier était formulé, leva les yeux, et vit un homme de trente ans environ, d’une figure agréable, et qui avait, chose assez rare chez un porte-faix, les mains très-blanches, très-soignées, et une très-belle bague chevalière en or au petit doigt.

– Pourriez-vous me dire, monsieur, – lui demanda la femme du marchand, – si aujourd’hui l’agitation augmente beaucoup dans Paris ?

– Beaucoup, madame ; c’est à peine si l’on peut circuler sur le boulevard… Les troupes arrivent de toutes parts ; il y a de l’artillerie mèche allumée ici près, en face le Gymnase… J’ai rencontré deux escadrons de dragons en patrouille, la carabine au poing… On bat partout le rappel… quoique la garde nationale se montre fort peu empressée… Mais, pardon, madame, – ajouta le voiturier en saluant très-poliment madame Lebrenn et sa fille ; – voici bientôt quatre heures… Je suis pressé.

Il sortit, s’attela de nouveau à sa charrette et repartit rapidement.

En entendant parler de l’artillerie, stationnant dans le voisinage, mèche allumée, les étonnements de Gildas devinrent énormes ; cependant, partagé entre la crainte et la curiosité, il hasarda de jeter un nouveau coup d’œil dans cette terrible rue Saint-Denis, si voisine de l’artillerie.

Au moment où Gildas avançait le cou hors de la boutique, la jeune fille qui avait déjeuné chez M. de Plouernel, et improvisait de si folles chansons, sortait de l’allée de la maison où logeait Georges Duchêne, qui, on l’a dit, demeurait en face du magasin de toile.

Pradeline avait l’air triste, inquiet ; après avoir fait quelques pas sur le trottoir, elle s’approcha autant qu’elle put de la boutique de M. Lebrenn, afin d’y jeter un regard curieux, malheureusement arrêté par les rideaux de vitrage. La porte, il est vrai, était entr’ouverte ; mais Gildas, s’y tenant debout, l’obstruait entièrement. Cependant Pradeline tâcha, sans se croire remarquée, de voir dans l’intérieur du magasin. Gildas, depuis quelques instants, observait avec une surprise croissante la manœuvre de la jeune fille ; il s’y trompa, et se crut le but des regards obstinés de Pradeline ; le pudique garçon baissa les yeux, rougit jusqu’aux oreilles : sa modestie alarmée lui disait de rentrer dans le magasin, afin de prouver à cette effrontée le cas qu’il faisait de ses agaceries ; mais un certain amour-propre le retenait cloué au seuil de la porte, et il se disait plus que jamais :

– Ville étonnante que celle-ci, où, non loin d’une artillerie dont la mèche est allumée, les jeunes filles viennent dévorer les garçons des yeux !

Il aperçut alors Pradeline traverser de nouveau la rue et entrer dans un café voisin.

– La malheureuse ! elle va sans doute boire des petits verres pour s’étourdir… Elle est capable alors de venir me relancer jusque dans la boutique…… Bon Dieu !… que diraient madame Lebrenn et mademoiselle ?…

Un nouvel incident coupa court, pour un moment, aux chastes appréhensions de Gildas. Il vit s’arrêter devant la porte un camion à quatre roues, traîné par un vigoureux cheval, et contenant trois grandes caisses plates, hautes de six pieds environ, et sur lesquelles on lisait : Très-fragile… Deux hommes en blouse conduisaient cette voiture : l’un, nommé Dupont, avait paru de très-bon matin dans la boutique, afin d’engager M. Lebrenn à ne pas aller visiter sa provision de poivre ; l’autre portait une épaisse barbe grise. Ils descendirent de leur siège, et Dupont, le mécanicien, entra dans la boutique, salua madame Lebrenn, et lui dit :

– Monsieur Lebrenn n’y est pas, madame ?

– Non, monsieur.

– Ce sont trois caisses de glaces que nous lui apportons.

– Très-bien, monsieur, – répondit madame Lebrenn.

Et, appelant Gildas :

– Aidez ces messieurs à entrer ces glaces ici.

Le garçon de magasin obéit tout en se disant :

– Étonnante maison !… Trois caisses de glaces… et d’un poids !… Il faut que le patron, sa femme et sa fille aiment fièrement à se mirer…

Dupont et son compagnon à barbe grise venaient d’aider Gildas à placer les caisses dans l’arrière-magasin, d’après l’indication de madame Lebrenn, lorsqu’elle lui dit :

– Sait-on quelque chose de nouveau, monsieur ? Le mouvement dans Paris se calme-t-il ?

– Au contraire, madame… ça chauffe… ça chauffe, – répondit Dupont avec un air de satisfaction à peine déguisée. – On commence à élever des barricades au faubourg Saint-Antoine… Cette nuit les préparatifs… demain la bataille…

À peine Dupont achevait-il ces mots, qu’on entendit au dehors et au loin un grand tumulte et un formidable bruit de voix criant : Vive la réforme !

Gildas courut à la porte.

– Dépêchons-nous, – dit Dupont à son compagnon ; – on prendrait notre camion comme noyau d’une barricade… Ce serait trop tôt ; nous avons encore des pratiques à servir… – Puis, saluant madame Lebrenn : – Bien des choses à votre mari, madame.

Les deux hommes sautèrent sur le siège de leur camion, fouettèrent leur cheval, et s’éloignèrent dans une direction opposée à celle de l’attroupement.

Gildas avait suivi des yeux ce nouveau mouvement de la foule avec une inquiétude croissante ; il vit tout à coup Pradeline sortir du café où elle était entrée, et se diriger vers le magasin, tenant une lettre à la main.

– Quelle enragée !… elle vient de m’écrire ! – pensa Gildas. – La malheureuse m’apporte sa lettre !… Une déclaration !… Je suis déshonoré aux yeux de mes patrons !…

De sorte que Gildas éperdu referma vivement la porte du magasin, lui donna un tour de clef et se tint coi auprès du comptoir.

– Eh bien, – lui dit madame Lebrenn, – pourquoi fermez-vous ainsi cette porte, Gildas ?

– Madame, c’est plus prudent. Je viens de voir venir là-bas une bande d’hommes… dont la mine effrayante…

– Allons, Gildas, vous perdez la tête ! Ouvrez cette porte.

– Mais, madame…

– Faites ce que je vous dis… Tenez, justement, il y a quelqu’un qui essaye d’entrer… Ouvrez donc cette porte…

– C’est cette enragée avec sa lettre, – pensa Gildas plus mort que vif. – Ah ! pourquoi ai-je quitté ma tranquille petite ville d’Auray ?…

Et il ouvrit la porte avec un grand battement de cœur ; mais au lieu de voir apparaître la jeune fille avec sa lettre, il se trouva en face de M. Lebrenn et de son fils.

Chapitre 8

 

Comment M. Lebrenn, son fils, sa femme et sa fille se montrent dignes de leur race.

 

Madame Lebrenn fut surprise et heureuse à la vue de son fils qu’elle n’attendait pas, le croyant à son École du commerce. Velléda embrassa tendrement son frère, tandis que le marchand serrait la main de sa femme.

Sacrovir Lebrenn, par son air résolu, semblait digne de porter le glorieux nom de son patron, l’un des plus grands patriotes gaulois dont l’histoire fasse mention.

Le fils de M. Lebrenn était un grand et robuste garçon de dix-neuf ans passés, d’une figure ouverte, bienveillante et hardie ; une barbe naissante ombrageait sa lèvre et son menton ; ses joues pleines étaient vermeilles et animées par l’émotion : il ressemblait beaucoup à son père.

Madame Lebrenn embrassa son fils et lui dit :

– Je ne m’attendais pas au plaisir de te voir aujourd’hui, mon enfant.

– Je l’ai été chercher à son école, – reprit le marchand. – Tu sauras tout à l’heure pourquoi, ma chère Hénory.

– Sans être inquiètes, – reprit madame Lebrenn en s’adressant à son mari, – Velléda et moi, nous nous étonnions de ne pas te voir rentrer… Il paraît que l’agitation augmente dans Paris… Tu sais qu’on a battu le rappel ?

– Oh ! mère ! – s’écria Sacrovir, l’œil étincelant d’enthousiasme, – Paris a la fièvre… On devine que tous les cœurs battent plus fort. Sans se connaître, on se cherche, on se comprend du regard ; dans chaque rue ce sont d’ardentes paroles… de patriotiques appels aux armes… Ça sent la poudre, enfin !… Ah ! mère ! mère !… – ajouta le jeune homme avec exaltation ; – comme c’est beau le réveil d’un peuple !…

– Allons, calmez-vous, enthousiaste, – dit madame Lebrenn en souriant.

Et elle étancha avec son mouchoir la sueur dont était mouillé le front de son fils. Pendant ce temps, M. Lebrenn embrassait sa fille.

– Gildas, – dit le marchand, – on a dû apporter des caisses pendant mon absence ?

– Oui, monsieur, de la toile et des glaces ; elles sont dans l’arrière-boutique.

– Bien… laissez-les là, et surtout gardez-vous d’approcher du feu les ballots de toile.

– C’est donc inflammable comme du madapolam ? de la mousse-lien ? de la gaze ? – pensa Gildas ; – et pourtant c’est lourd comme du plomb… Encore une chose étonnante !

– Ma chère amie, – dit M. Lebrenn à sa femme, – nous avons à causer ; veux-tu que nous montions chez toi avec les enfants, pendant que Jeanike mettra le couvert, car il est tard ?… Vous, Gildas, vous mettrez les contrevents de la boutique ; nous aurions peu d’acheteurs ce soir.

– Fermer la boutique ! ah ! monsieur, combien vous avez raison ! – s’écria Gildas avec enchantement. – C’est depuis tantôt mon idée fixe.

Et comme il s’encourait pour obéir aux ordres du marchand, celui-ci lui dit :

– Un moment, Gildas ; vous ne poserez pas les contrevents à la porte d’entrée, car plusieurs personnes doivent venir nous demander. Vous ferez attendre ces personnes dans l’arrière-boutique, et vous me préviendrez.

– Oui, monsieur, – répondit Gildas en soupirant ; car il eût préféré voir le magasin complètement fermé et la porte garnie de ses bonnes barres de fer fortement boulonnées à l’intérieur.

– Maintenant, chère amie, – dit M. Lebrenn à sa femme, – nous allons monter chez toi.

La nuit était déjà presque noire.

La famille du marchand se rendit au premier étage, et se réunit dans la chambre à coucher de M. et de madame Lebrenn.

Celui-ci dit alors à sa femme d’une voix grave :

– Ma chère Hénory, nous sommes à la veille de grands événements.

– Je le crois, mon ami, – répondit madame Lebrenn d’un air pensif.

– Voici, mon amie, le résumé de la situation d’aujourd’hui, – poursuivit M. Lebrenn. – Tu dois la connaître pour juger ma résolution, la combattre si elle te semble injuste et mauvaise, l’encourager si elle te semble juste et bonne.

– Je t’écoute, mon ami, – répondit madame Lebrenn, calme, sérieuse, réfléchie, comme nos mères lors de ces conseils solennels où elles voyaient souvent leur avis prévaloir.

M. Lebrenn reprit ainsi :

– Hier, monsieur Barrot et ses compères, après avoir agité la France pendant trois mois, avaient appelé le peuple dans la rue ; ces intrépides agitateurs n’ont pas osé venir à leur rendez-vous… Le peuple y est venu pour constater son droit de réunion et faire lui-même ses affaires… On dit ce soir que le roi a pris pour ministres monsieur Barrot et ses compères… Nous ne descendons pas dans la rue pour faire ministre cet homme ridicule, la marionnette de M. Thiers. Ce que nous voulons, ce que le peuple veut, c’est renverser le trône, c’est la république, c’est la souveraineté pour tous… des droits politiques pour tous… afin d’assurer à tous éducation, bien-être, travail, crédit, moyennant courage et probité !… Voilà ce que nous voulons, femme !… Est-ce juste ou injuste ?

– C’est juste ! – dit madame Lebrenn d’une voix ferme et convaincue. – C’est juste !

– Je t’ai dit ce que nous voulions, – poursuivit M. Lebrenn ; – voici ce que nous ne voulons plus… Nous ne voulons plus que deux cent mille électeurs privilégiés décident seuls du sort de trente-quatre millions de prolétaires ou petits propriétaires ; de même qu’une imperceptible minorité conquérante, romaine ou franque, a spolié, asservi exploité nos pères pendant vingt siècles… Non, nous ne voulons pas plus de la féodalité électorale ou industrielle que de la féodalité des conquérants ! Femme ! est-ce juste ou injuste ?

– C’est juste ! car le servage, l’esclavage, s’est perpétué de nos jours, – reprit madame Lebrenn avec émotion. – C’est juste ; car je suis femme, et j’ai vu des femmes, esclaves d’un salaire insuffisant, mourir à la peine, épuisées par l’excès du travail et par la misère… C’est juste ! – car je suis mère, et j’ai vu des filles, esclaves de certains fabricants, forcées de choisir entre le déshonneur et le chômage… c’est-à-dire le manque de pain !… C’est juste ! car je suis épouse, et j’ai vu des pères de famille, commerçants probes, laborieux, intelligents, esclaves et victimes du caprice ou de la cupidité usuraire de leurs seigneurs les gros capitalistes, tomber dans la faillite, la ruine et le désespoir… Enfin, ta résolution est juste et bonne, mon ami, – ajouta madame Lebrenn en tendant la main à son mari, – parce que, assez heureux jusqu’ici pour échapper à bien des maux, ton devoir est de te dévouer à l’affranchissement de nos frères qui souffrent des malheurs dont nous sommes exempts.

– Vaillante et généreuse femme ! tu redoubles mes forces et mon courage, – dit le marchand en serrant la main de madame Lebrenn avec effusion. – Je n’attendais pas moins de toi… Maintenant, un dernier mot… Ces droits si justes que nous réclamons pour nos frères, il faudra, comme toujours, les conquérir par la force, par les armes…

– Je le crois, mon ami.

– Aussi, – reprit le marchand, – cette nuit, des barricades… demain, au point du jour, la bataille… Voilà pourquoi j’ai été chercher notre fils à son école… M’approuves-tu ?… Veux-tu qu’il reste ?

– Oui ! – reprit madame Lebrenn ; – la place de ton fils est à tes côtés…

– Oh ! merci, mère ! – s’écria le jeune homme en sautant au cou de madame Lebrenn, qui le serra contre son sein.

– Vois donc, mon père, – dit Velléda au marchand avec un demi-sourire en montrant Sacrovir du regard ; – il est aussi content que si on lui donnait congé…

– Mais, dis-moi, mon ami, – reprit madame Lebrenn en s’adressant au marchand, – la barricade où, toi et mon fils, vous vous battrez… sera-t-elle près d’ici ? dans cette rue ?

– À notre porte… – répondit M. Lebrenn. – C’est convenu… Nos amis me gâtent.

– Ah ! tant mieux ! – dit madame Lebrenn ; – nous serons là… près de vous.

– Ma mère, – reprit Velléda, – ne nous faudra-t-il pas cette nuit préparer du linge ?… de la charpie ?… Il y aura beaucoup de blessés.

– J’y pensais, mon enfant. Notre magasin servira d’ambulance.

– Oh ! ma mère !… ma sœur !… – s’écria le jeune homme, – nous battre… sous vos yeux, pour la liberté !… Quelle ardeur cela donne !… Hélas ! – ajouta-t-il après un instant de réflexion, – pourquoi faut-il que ce soit entre frères… qu’on se batte ?…

– Cela est triste, mon enfant, – répondit en soupirant M. Lebrenn.