La première tranchée ouverte, ceux qui ne possédaient ni
barres de fer ou de bois, arrachaient les pavés avec leurs mains et
leurs ongles.
M. Lebrenn et son fils travaillaient avec
ardeur à élever une barricade à quelques pas de leur porte,
lorsqu’ils furent rejoints par Georges Duchêne, l’ouvrier
menuisier, accompagné d’une vingtaine d’hommes armés, composant une
demi-section de la société secrète à laquelle ils étaient affiliés,
ainsi que le marchand.
Parmi ces nouveaux combattants se trouvaient
les deux voituriers d’armes et munitions apportées à la boutique
dans la journée : l’un était un homme de lettres distingué,
l’autre un savant éminent, et Dupont, le mécanicien.
Georges Duchêne s’approcha de M. Lebrenn
au moment où celui-ci, cessant un instant de travailler à la
barricade, distribuait, à la porte de son magasin, les armes et les
munitions à des hommes du quartier sur lesquels il pouvait
compter ; tandis que Gildas, dont la poltronnerie s’était
changée en héroïsme depuis l’apparition de la sinistre charretée de
cadavres, revenait de la cave avec plusieurs paniers de vin, qu’il
versait aux travailleurs de la barricade pour les réconforter.
Georges, vêtu de sa blouse, portait une
carabine à la main et des cartouches dans un mouchoir serré autour
de ses reins. Il dit au marchand :
– Je ne suis pas venu plus tôt, monsieur
Lebrenn, parce que nous avons eu beaucoup de barricades à
traverser, elles s’élèvent de tous côtés… Je quitte Caussidière et
Sobrier ; ils s’apprêtent à marcher sur la Préfecture :
Leserré, Lagrange, Étienne Arago, doivent, au point du jour,
marcher sur les Tuileries et barricader la rue Richelieu ; nos
autres amis se sont partagé divers quartiers.
– Et les troupes, Georges ?
– Plusieurs régiments fraternisent avec
la garde nationale et le peuple aux cris de Vive la réforme !
À bas Louis-Philippe !… Mais la garde municipale et deux ou
trois régiments de ligne et de cavalerie se montrent hostiles au
mouvement.
– Pauvres soldats ! – reprit
tristement le marchand ; – eux, comme nous, subissent cette
fatalité terrible, qui arme les frères les uns contre les autres…
Enfin, cette lutte sera peut-être la dernière… Et votre grand-père,
Georges, l’avez-vous vu pour le rassurer ?
– Oui, monsieur, je descends à l’instant
de chez lui… Malgré son âge et sa faiblesse, il voulait
m’accompagner… Je l’ai décidé à rester chez lui.
– Ma femme et ma fille sont là, – dit le
marchand en montrant à Georges les jalousies du premier étage, à
travers lesquelles on voyait de la lumière ; – elles
s’occupent à faire de la charpie pour les blessés… On établira une
ambulance dans notre magasin.
Tout à coup, ces cris : Au
voleur ! au voleur ! retentirent vers le milieu de
la rue, et un homme fuyant à toutes jambes fut bientôt arrêté par
cinq ou six ouvriers en blouse et armés de fusils. Parmi eux, l’on
remarquait un chiffonnier à longue barbe grise, encore agile et
vigoureux ; il était vêtu de haillons, et quoiqu’il portât un
mousqueton sous son bras, il gardait toujours sa hotte sur son dos.
L’un des premiers il avait arrêté le fuyard, et le tenait au collet
d’une main ferme, pendant qu’une femme essoufflée accourait, criant
de toutes ses forces :
– Au voleur !… au voleur !…
– Ce cadet-là vous a volé, la petite
mère ? – dit le chiffonnier à cette femme.
– Oui, mon brave homme, – répondit-elle.
– J’étais sur le pas de ma porte ; cet homme me dit : Le
peuple se soulève, il nous faut des armes. – Monsieur, je n’en ai
pas, lui ai-je répondu. – Alors il m’a repoussée, est entré malgré
moi dans ma boutique en disant : – Eh bien ! s’il n’y a
pas d’armes, je veux de l’argent pour en acheter. – En disant cela,
il a ouvert mon comptoir, a pris trente-deux francs qui s’y
trouvaient avec une montre d’or. J’ai voulu l’arrêter, il a tiré un
couteau-poignard… heureusement j’ai paré le coup avec ma main…
Tenez, voyez comme elle saigne… J’ai redoublé mes cris, et il s’est
enfui…
L’accusé était un homme bien vêtu, mais d’une
figure ignoble ; le vice endurci avait laissé sur ses traits
flétris son empreinte ineffaçable.
– Ce n’est pas vrai ! je n’ai pas
volé ! – s’écria-t-il d’une voix enrouée, en se débattant pour
éviter d’être fouillé. – Laissez-moi… Et d’ailleurs, est-ce que ça
vous regarde ?
– Un peu que ça nous regarde, mon
cadet ! – reprit le chiffonnier en le retenant. – Tu as donné
un coup de poignard à cette pauvre dame après l’avoir volée au nom
du peuple… Minute… faut s’expliquer.
– Voilà déjà la montre, – dit un ouvrier
après avoir fouillé le voleur.
– La reconnaîtriez-vous,
madame ?
– Je crois bien, monsieur ; elle est
ancienne et très-grosse.
– C’est bien ça, – dit l’ouvrier. –
Tenez, la voici.
– Et dans son gilet, – dit un autre en
continuant de fouiller le voleur, – six pièces cent sous et une
pièce de quarante sous.
– Mes trente-deux francs ! – s’écria
la marchande. – Merci, mes bon messieurs, merci…
– Ah ça ! maintenant ; mon
cadet ! à nous autres, – reprit le chiffonnier. – Tu as volé
et voulu assassiner au nom du peuple, toi, hein ?
– Ah ça, voyons, les amis, sommes-nous,
oui ou non, en révolution ? – répondit le voleur d’une voix
enrouée en riant d’un air cynique. – Alors, crevons les
comptoirs ! !
– C’est ça que tu appelles la révolution,
toi ? – dit le chiffonnier. – Crever les comptoirs ?…
– Tiens…
– Tu crois donc que le peuple s’insurge
pour voler… brigand que tu es ?…
– Pourquoi donc alors que vous vous
insurgez, tas de feignants ? C’est peut-être pour
l’honneur ? – répondit le voleur avec audace.
Le groupe d’hommes armés (moins le
chiffonnier) qui entouraient le voleur se consultèrent un moment à
voix basse. L’un d’eux, avisant une boutique d’épicier à demi
ouverte, s’y rendit ; deux autres se détachèrent du groupe en
disant :
– Il faut en parler à monsieur Lebrenn et
lui demander son avis.
Un autre enfin dit quelques mots à l’oreille
du chiffonnier, qui répondit :
– J’en suis… C’est juste… Faudrait ça
pour l’exemple… Mais, en attendant, envoyez-moi Flamèche
pour m’aider à garder ce mauvais Parisien-là.
– Eh ! Flamèche ! – dit une
voix, – viens aider le père Bribri à garder le
voleur !
Flamèche accourut. C’était le type du gamin de
Paris : hâve, frêle, étiolé par la misère, cet enfant, d’une
figure intelligente et hardie, avait seize ans ; il n’en
paraissait pas douze. Il portait un mauvais pantalon garance troué,
des savates, un bourgeron bleu presque en lambeaux, et était armé
d’un pistolet d’arçon. Il arriva en gambadant.
– Flamèche ! – dit le chiffonnier, –
ton pistolet est-il chargé ?
– Oui, père Bribri ; deux billes,
trois clous et un osselet… J’ai fourré dedans tout mon saint
frusquin.
– Ça suffit pour régaler
mossieu, s’il bouge… Attention, Flamèche ! le doigt
sur la détente… et le canon dans le gilet de mossieu…
– Ça y est, père Bribri.
Et Flamèche introduisit délicatement le canon
de son pistolet entre la chemise et la peau du voleur. Le voleur,
voulant regimber, Flamèche ajouta :
– Gigottez pas… gigottez pas… vous ferez
partir Azor.
– Flamèche veut dire le chien de son
pistolet, – ajouta le père Bribri, en manière de traduction.
– Mais, farceurs que vous êtes ! –
s’écria le voleur en ne bougeant plus, mais commençant de trembler,
quoiqu’il tâchât de rire, – qu’est-ce que vous voulez donc me
faire ? Voyons, ça finira-t-il ? Assez blagué comme
ça…
– Minute, cadet ! reprit le
chiffonnier. – Causons un brin… Tu m’as demandé pourquoi nous nous
insurgions… Je vas te le dire, moi… D’abord, ça n’est pas pour
crever des comptoirs et piller les boutiques… Merci !… La
boutique est au marchand, comme mon mannequin est à moi… Chacun son
négoce et ses objets… Nous nous insurgeons, mon cadet, parce que ça
nous embête de voir les vieux comme moi crever de faim au coin des
bornes, comme de vieux chiens perdus, quand les forces nous
manquent… Nous nous insurgeons, mon cadet, parce que ça nous embête
de nous dire que sur cent pauvres filles qui raccrochent le soir
sus les trottoirs, il y en a quatre-vingt-quinze que la misère a
réduites là… Nous nous insurgeons, mon cadet, parce que ça nous
embête de voir des milliers de voyous comme Flamèche,
enfants du pavé de Paris, sans feu ni lieu, sans père ni mère,
abandonnés à la grâce du diable, et exposés à devenir un jour ou
l’autre, faute d’un morceau de pain, des voleurs et des assassins
comme toi, mon cadet !…
– Ayez pas peur, père Bribri, – reprit
Flamèche. – Ayez pas peur… J’ai pas besoin de voler ; je vous
aide, vous et les autres négociants en vieilles loques, à décharger
vos mannequins et à trayer vos épluchures ; je me paye les
meilleures, que ces aristos de chiens ont laissées… je
fais mon trou dans vos tas de chiffons, et j’y dors comme un
Philippe… Ayez donc pas peur, père Bribri ! j’ai pas
besoin de voler… Moi, si je m’insurge, non d’un nom ! c’est
que cela m’embête à la fin… de ne pouvoir pas pêcher de poissons
rouges dans le grand bassin des Tuileries… Et j’en veux pêcher à
mort, si nous sommes vainqueurs… Chacun son idée… Vive la
réforme !… À bas Louis-Philippe !…
Puis, s’adressant au voleur, qui, voyant
revenir les cinq ou six ouvriers armés, faisait un mouvement pour
s’échapper :
– Bougez pas, MOSSIEU ! ou je lâche
Azor.
Et il appuya de nouveau son doigt sur la
détente du pistolet.
– Mais qu’est-ce que vous voulez donc
faire de moi ? – s’écria le voleur en blêmissant à la vue des
trois ouvriers qui apprêtaient leurs armes, tandis qu’un autre,
sortant de chez l’épicier où il était entré, apportait un écriteau
sur papier gris, fraîchement tracé, au moyen d’un pinceau trempé
dans du cirage.
Un sinistre pressentiment agita le voleur, il
s’écria en se débattant :
– Vous dites que j’ai volé ?… Alors,
conduisez-moi chez le commissaire…
– Pas moyen… le commissaire marie sa
fille, – dit le père Bribri. – Il est à la noce.
– Il a mal aux quenottes, – ajouta
Flamèche ; – il est chez le dentiste.
– Amenez le voleur près du bec de gaz, –
dit une voix.
– Je vous dis que je veux aller chez le
commissaire ! – répéta ce misérable en se débattant, et il se
mit à hurler :
– Au secours !… au
secours !
– Si tu sais lire, lis cela… – dit un
ouvrier en mettant un écriteau sous les yeux du voleur. – Si tu ne
sais pas lire, il y a là écrit :
FUSILLÉ COMME VOLEUR !
– Fusillé ! – murmura l’homme en
devenant livide. – Fusillé ! Grâce !… Au secours !…
À l’assassin !… À la garde !… À l’assassin !
– Il faut un exemple pour tes pareils,
mon cadet, afin qu’ils ne déshonorent pas l’insurrection du
peuple ! – dit le père Bribri.
– Allons, à genoux, canaille ! – dit
au voleur un forgeron qui portait encore son tablier de cuir. – Et
vous autres, les amis, apprêtez vos armes !… À genoux
donc ! – répéta-t-il au voleur en le jetant sur le pavé.
Le misérable tomba à genoux, si défaillant, si
anéanti par l’épouvante, qu’affaissé sur lui-même, il ne put
qu’étendre les mains en avant, et murmurer d’une voix
éteinte :
– Oh ! grâce !… Pas la
mort !…
– Tu as peur ! – dit le chiffonnier.
– Attends, je vas te bander les yeux…
Et détachant son mannequin de dessus ses
épaules, le père Bribri en couvrit presque entièrement le condamné
agenouillé, ramassé sur lui-même, et se recula prestement.
Trois coups de fusil partirent…
La justice populaire était faite…
Quelques instants après, attaché par-dessous
les épaules au support du bec de gaz, le corps du bandit se
balançait au vent de la nuit, portant cet écriteau attaché à ses
habits :
FUSILLÉ COMME VOLEUR !
Chapitre 10
Comment M. Lebrenn, son fils, Georges
le menuisier, et leurs amis, défendirent leur barricade. – Ce que
venait faire Pradeline dans cette bagarre et ce qu’il lui advint. –
Oraison funèbre de Flamèche par le père Bribri. – Comment le
grand-père la Nourrice fut amené à jeter son
bonnet de coton sur la troupe du haut de sa mansarde. – Entretien
philosophique du père Bribri, qui avait une jambe cassée, et d’un
garde municipal ayant les reins brisés. – Comment celui-ci trouva
que le père Bribri avait de bien bon tabac dans sa tabatière.
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