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Dernière improvisation de Pradeline sur l’air dela Rifla.
– Comment, ensuite d’une charge de cavalerie, le colonel
de Plouernel fit un cadeau à M. Lebrenn au moment où la
République était proclamée à l’Hôtel de ville.
Peu de temps après l’exécution du voleur, le
jour commença de poindre.
Soudain, des hommes placés en éclaireurs aux
angles des rues avoisinant la barricade qui s’élevait presque à la
hauteur des croisées de l’appartement de M. Lebrenn, se
replièrent en criant : Aux armes ! après avoir tiré leur
coup de fusil.
Aussitôt on entendit des tambours, muets
jusqu’alors, battre la charge, et deux compagnies de garde
municipale, débouchant par la rue latérale, s’avancèrent résolument
pour enlever la barricade. En un instant elle fut intérieurement
garnie de combattants.
M. Lebrenn, son fils, Georges Duchêne et
leurs amis se postèrent et armèrent leurs fusils.
Le père Bribri, grand amateur de tabac,
prévoyant qu’il n’aurait guère le loisir de priser, puisa une
dernière fois dans sa tabatière, saisit son mousqueton et
s’agenouilla derrière une sorte de meurtrière ménagée entre
plusieurs pavés, tandis que Flamèche, son pistolet à la main,
grimpait comme un chat pour atteindre la crête de la barricade.
– Veux-tu descendre, galopin ? et ne
pas montrer ton nez ! – lui dit le chiffonnier en le tirant
par une jambe. – Tu vas te faire poivrer.
– Ayez donc pas peur, père Bribri, –
répondit Flamèche en gigottant et parvenant à se débarrasser de
l’étreinte du vieillard. – C’est gratis… Je veux me payer une
première de face… et bien voir…
Et se dressant à mi-corps au-dessus de la
barricade, Flamèche tira la langue à la garde municipale, qui
s’avançait toujours.
M. Lebrenn, se retournant, dit aux
combattants qui l’entouraient :
– Ces soldats sont des frères, après
tout ; tâchons une dernière fois d’éviter l’effusion du
sang.
– Vous avez raison… Essayez toujours,
monsieur Lebrenn, – dit le forgeron aux bras nus, en frappant avec
l’ongle sur la pierre de son fusil ; – mais ce sera peine
perdue… Vous allez voir…
Le marchand monta jusqu’au faîte des pavés
amoncelés ; là, appuyé d’une main sur son fusil, et de l’autre
main agitant son mouchoir, il fit signe aux soldats qu’il voulait
parlementer.
Les tambours de la troupe cessèrent de battre
la charge, et firent un roulement, que suivit un grand silence.
À l’une des fenêtres du premier étage de la
maison du marchand, sa femme, sa fille, à demi cachées par la
jalousie, qu’elles soulevaient un peu, se tenaient côte à côte,
pâles, mais calmes et résolues. Elles ne quittaient pas des yeux
M. Lebrenn, parlant alors aux soldats, et son fils, qui, son
fusil à la main, avait bientôt gravi la barricade, afin de pouvoir,
au besoin, couvrir son père de son corps. Georges Duchêne allait
les rejoindre, lorsqu’il se sentit vivement tiré par sa blouse.
Il se retourna et vit Pradeline, les joues
animées et toute haletante d’une course précipitée.
Les défenseurs de la barricade regardant la
jeune fille avec surprise, lui avaient dit, tandis qu’elle tâchait
de se frayer un passage parmi eux pour arriver jusqu’à
Georges :
– Ne restez pas là, mon enfant, c’est
trop dangereux.
– Vous, ici ! – s’écria Georges,
stupéfait à l’aspect de Pradeline.
– Georges ! Écoutez-moi ! – lui
répondit-elle d’une voix suppliante. – Hier, je suis allée chez
vous deux fois dans la journée, sans pouvoir vous trouver… Je vous
ai écrit que je reviendrais ce matin… J’ai traversé pour cela
plusieurs barricades, et…
– Retirez-vous ! – s’écria Georges
alarmé pour elle. – Vous allez vous faire tuer… Votre place n’est
pas ici…
– Georges ! je viens vous rendre un
service… Je…
Pradeline ne put achever. M. Lebrenn, qui
avait en vain parlementé avec un capitaine de la garde municipale,
se retourna et s’écria :
– Ils veulent la guerre !… Eh
bien ! la guerre !… Attendez leur feu… et alors
ripostez…
La garde municipale tira ; les insurgés
ripostèrent, et bientôt un nuage de fumée plana sur la barricade.
On tira des fenêtres voisines, on tira des soupiraux de
caves ; on put même voir à la croisée de sa mansarde le vieux
grand-père de Georges Duchêne effectuer, faute d’armes et de
munitions, une espèce de déménagement à grande volée sur les
municipaux assaillant la barricade, où se battait le petit-fils du
vieillard : ustensiles de ménage et de cuisine, tables,
chaises, tout ce qui put enfin passer à travers la fenêtre, était
jeté par le bonhomme avec une fureur presque comique ; car, à
bout de projectiles, il finit par jeter, de désespoir, son bonnet
de coton sur les troupes ; puis, regardant autour de lui,
désolé de n’avoir plus de munitions, il poussa un cri de triomphe,
et commença d’arracher toutes les ardoises de la toiture qui se
trouvaient à sa portée, et de les lancer à tour de bras sur les
soldats.
L’attaque était chaudement engagée : les
municipaux, après avoir riposté par des feux de peloton,
s’élancèrent intrépidement à la baïonnette.
À travers la vapeur blanchâtre condensée sur
le faîte de la barricade, se dessinaient plusieurs groupes :
dans l’un, M. Lebrenn, après avoir déchargé son fusil, s’en
servait comme d’une massue pour repousser les assaillants ;
son fils et Georges, attachés à ses pas, le secondaient
vigoureusement. De temps à autre, tout en combattant, le père et le
fils jetaient un regard rapide sur la jalousie à demi baissée, et
ces mots parvenaient parfois à leur oreille :
– Courage ! Marik !… – criait
madame Lebrenn. – Courage ! mon fils !…
– Courage ! père !… – criait
Velléda. – Courage ! frère !…
Une balle égarée fit voler en éclats une des
lames fragiles de la jalousie derrière laquelle se trouvaient les
deux femmes héroïques… Les deux vraies Gauloises, comme disait
M. Lebrenn, ne sourcillèrent pas, elles restèrent à portée de
voir le marchand et son fils.
Il y eut un moment où, après avoir vaillamment
lutté corps à corps avec un capitaine, M. Lebrenn, venant de
le renverser, se redressa, chancelant encore sur les pavés
ébranlés ; soudain un soldat, debout sur la crête de la
barricade, et dominant le marchand de toute sa hauteur, leva son
fusil la pointe de la baïonnette en bas ; il allait
transpercer le marchand, lorsque Georges, se jetant au devant du
coup, le reçut à travers le bras, et tomba. Le soldat allait
redoubler, lorsqu’il fut saisi aux jambes par deux petites mains,
qui se cramponnèrent à lui avec la force convulsive du désespoir…
il perdit l’équilibre et roula, la tête en avant, de l’autre côté
de la barricade.
Georges devait la vie à Pradeline : brave
comme un lion, les cheveux en désordre, la joue enflammée, elle
était, durant le combat, parvenue à se rapprocher de Georges. Mais,
au moment où elle venait de le sauver, une balle, en ricochant,
frappa la jeune fille au côté. Elle tomba sur les genoux… en
s’évanouissant son dernier regard chercha Georges, qui ne se
doutait pas du dévouement de la pauvre créature[17].
Le père Bribri, voyant la jeune fille blessée,
déposa son mousqueton, courut à elle et la souleva. Il cherchait
des yeux où la mettre à l’abri, lorsqu’il aperçut, à la porte du
magasin de toile, madame Lebrenn et sa fille. Elles venaient de
descendre du premier étage, et s’occupaient, avec Gildas et
Jeanike, d’organiser une ambulance dans la boutique.
Gildas commençait à s’habituer au feu. Il aida
le père Bribri à transporter Pradeline mourante dans
l’arrière-magasin, où madame Lebrenn et sa fille lui donnèrent les
premiers soins.
Le chiffonnier sortait de la boutique,
lorsqu’il vit rouler à ses pieds un frêle petit corps vêtu d’un
pantalon garance et d’un bourgeron bleu en lambeaux, trempé de
sang.
– Ah ! pauvre Flamèche ! –
s’écria le vieillard en courant auprès de l’enfant, qu’il essaya de
relever en lui disant : – Tu es blessé ?… Ça ne sera
rien… Courage…
– Je suis flambé, père Bribri !… –
répondit l’enfant d’une voix éteinte. – C’est dommage… je n’irai
pas… pêcher de poissons rouges dans le… bassin… des…
Et il expira.
Une grosse larme roula sur la barbe hérissée
du chiffonnier.
– Pauvre petit b… ! il n’était pas
méchant, – dit le père Bribri en soupirant. – Il meurt comme il a
vécu, sur le pavé de Paris !
Telle fut la fin et l’oraison funèbre de
Flamèche.
Au moment où le pauvre enfant trépassait, le
grand-père de Georges, malgré sa faiblesse, descendait de chez lui,
accourant à la barricade. Du haut de sa fenêtre, ses munitions
mobilières et immobilières épuisées, il avait suivi les péripéties
du combat, et vu tomber son petit-fils. Il le cherchait parmi les
morts et les blessés, en l’appelant d’une voix déchirante.
La résistance des défenseurs de la barricade
fut si opiniâtre, que les municipaux, après avoir perdu un grand
nombre de soldats, durent se replier en bon ordre.
Le feu avait cessé depuis quelques instants,
lorsqu’on entendit tirer un coup de fusil dans une rue voisine, et
retentir sur le pavé le galop de plusieurs chevaux.
On vit bientôt paraître à revers de la
barricade un colonel de dragons, suivi de plusieurs cavaliers, le
sabre au poing, comme leur chef, et chargeant un groupe d’insurgés,
qui tiraient en battant en retraite et en courant.
C’était le colonel de Plouernel ; séparé
d’un escadron de son régiment par un mouvement populaire, il
cherchait à s’ouvrir un passage vers le boulevard, ne s’attendant
pas à trouver la rue occupée à cet endroit par l’insurrection.
Le combat, un moment suspendu, recommença. Les
défenseurs de la barricade crurent d’abord que ce petit nombre de
cavaliers formait l’avant-garde d’un régiment qui allait les
prendre à revers et les mettre entre deux feux si la garde
municipale revenait à l’assaut.
Une décharge générale accueillit les quinze ou
vingt dragons commandés par le colonel de Plouernel ; quelques
cavaliers tombèrent, lui-même fut atteint ; mais, cédant à son
intrépidité naturelle, il enfonça ses éperons dans les flancs de
son cheval, brandit son sabre et s’écria :
– Dragons ! sabrez cette
canaille !…
Le bond que fit le cheval du colonel fut
énorme ; il atteignit la base de la barricade ; mais là,
il trébucha sur les pavés roulants et s’abattit.
M. de Plouernel, quoique blessé, et
à demi engagé sous sa monture, se défendait encore avec un courage
héroïque ; chacun des coups de sabre qu’il assénait de son
bras de fer faisait une blessure. Il allait cependant succomber
sous le nombre, lorsque, au péril de sa vie, M. Lebrenn, aidé
de son fils et de Georges (quoique celui-ci fût blessé), se jeta
entre le colonel et les assaillants exaspérés par la lutte, parvint
à le retirer de dessous son cheval, et à le pousser dans
l’intérieur de la boutique.
– Amis ! ces dragons sont isolés,
hors d’état de nous résister… désarmons-les… mais pas de carnage
inutile… ce sont des frères !…
– Grâce aux soldats… mais mort au
colonel ! – s’écrièrent les hommes qui étaient accourus
chargés par les dragons. – Mort au colonel !…
– Oui ! oui ! – répétèrent
plusieurs voix.
– Non ! – s’écria le marchand en
barrant sa porte avec son fusil, tandis que Georges se joignait à
lui. – Non ! non ! pas de massacre après le combat… pas
de lâcheté !…
– Le colonel a tué mon frère d’un coup de
pistolet à bout portant… là-bas, au coin de la rue ! – hurla
un homme, les yeux sanglants, l’écume aux lèvres, en brandissant un
sabre. – À mort, le colonel !…
– Oui ! oui ! à mort !… –
crièrent plusieurs voix menaçantes. – À mort !…
– Non ! vous ne tuerez pas un homme
blessé ! – Vous ne voudrez pas massacrer un homme désarmé…
– À mort ! – répétèrent plusieurs
voix. – À mort !…
– Eh bien, entrez ! – Voyons si vous
aurez le cœur de déshonorer la cause du peuple par un
crime !
Et le marchand, quoique prêt à s’opposer de
nouveau à cette férocité, laissa libre la porte qu’il avait
jusque-là défendue.
Les assaillants restèrent immobiles, frappés
des paroles de M. Lebrenn.
Cependant, l’homme qui voulait venger son
frère s’élança le sabre à la main en poussant un cri farouche. Déjà
il touchait au seuil de la porte, lorsque Georges, lui saisissant
les mains, et les serrant entre les siennes, l’arrêta, et lui dit
d’une voix profondément émue :
– Tu voudrais te venger par un
assassinat ? Non, frère… tu n’es pas un assassin !
Et Georges Duchêne, les larmes aux yeux, le
pressa dans ses bras.
La voix, le geste, l’accent de la physionomie
de Georges causèrent une telle vive impression à l’homme qui criait
vengeance, qu’il baissa la tête, jeta son sabre loin de lui ;
puis, se laissant tomber sur un tas de pavés, il cacha sa figure
entre ses deux mains, en murmurant à travers ses sanglots
étouffés :
– Mon frère !… mon pauvre
frère !…
*
*
*
Le combat a cessé depuis quelque temps.
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