Le fils du marchand est allé aux informations ; il a apporté la nouvelle que le roi et la famille royale sont en fuite, que les troupes fraternisent avec le peuple, que la chambre des députés est dissoute, et qu’un gouvernement provisoire est établi à l’Hôtel de ville.

La barricade de la rue Saint-Denis est cependant toujours militairement gardée. En cas de nouvelles alertes, des vedettes avancées ont été placées. Çà et là gisent les morts des deux partis.

Les blessés appartenant soit à l’insurrection, soit à l’armée, ont été transportés dans plusieurs boutiques où sont établies des ambulances, ainsi que chez M. Lebrenn. Les soldats sont traités avec les mêmes soins que ceux qui les combattaient quelques heures auparavant. Les femmes s’empressent autour d’eux ; et s’il est quelque chose à regretter, c’est l’excès de zèle et la multitude des offres de service.

Plusieurs gardes municipaux et un officier de dragons, qui accompagnait le colonel de Plouernel, ayant été faits prisonniers, on les a répartis dans diverses maisons, d’où ils ont pu bientôt sortir, déguisés en bourgeois, et accompagnés bras dessus, bras dessous, par leurs adversaires du matin.

La boutique de M. Lebrenn est encombrée de blessés : l’un est étendu sur le comptoir, les autres sur des matelas jetés à la hâte sur le plancher. Le marchand et sa famille aident plusieurs chirurgiens du quartier à poser le premier appareil sur les blessures ; Gildas distribue de l’eau mélangée de vin aux patients, dont la soif est brûlante. Parmi ces derniers, côte à côte, sur le même matelas, se trouvaient le père Bribri et un sergent de la garde municipale, vieux soldat à moustaches aussi grises que la barbe du chiffonnier.

Celui-ci, après avoir prononcé l’oraison funèbre de Flamèche, avait reçu, lors de l’alerte causée par les dragons, une balle dans la jambe. Le sergent avait reçu, lui, à la première attaque de la barricade, une balle dans les reins.

– Cré coquin ! que je souffre ! – murmura le sergent. – Et quelle soif !… le gosier me brûle…

Le père Bribri l’entendit, et voyant passer Gildas, tenant d’une main une bouteille d’eau mélangée de vin et de l’autre un panier de verres, il s’écria comme s’il eût été au cabaret :

– Garçon ! eh ! garçon ! à boire à l’ancien, s’il vous plaît… il a soif.

Le sergent, surpris et touché de l’attention de son camarade de matelas, lui dit :

– Merci, mon vieux ; c’est pas de refus, car j’étrangle.

Gildas, à l’appel du père Bribri, avait rempli un de ses verres ; il se baissa et le tendit au soldat. Celui-ci essaya de se soulever, mais il n’y put parvenir, et dit en retombant :

– Sacrebleu ! je ne peux pas me tenir assis ; j’ai les reins démolis.

– Attendez, sergent, – dit le père Bribri ; – j’ai une patte avariée, mais les reins et les bras sont encore solides. Je vas vous donner un coup de main.

Le chiffonnier aida le soldat à se mettre sur son séant, et le maintint de la sorte jusqu’à ce qu’il eut fini de boire ; après quoi, il l’aida à se recoucher.

– Merci et pardon de la peine, mon vieux, – dit le municipal.

– À votre service, sergent.

– Dites donc, mon vieux !

– Quoi, sergent ?

– Savez-vous que c’est tout de même une drôle de chose ?

– Laquelle, sergent ?

– Enfin ! de dire qu’il y a deux heures, nous nous fichions des coups de fusil, et que maintenant nous nous faisons des politesses.

– Ne m’en parlez pas, sergent ! C’est bête comme tout les coups de fusil.

– D’autant plus qu’on ne s’en veut pas…

– Parbleu ! que le diable me brûle si je vous en voulais, à vous, sergent !… Et pourtant, c’est peut-être moi qui vous ai cassé les reins… De même que, sans m’en vouloir pour deux liards, vous m’auriez planté votre baïonnette dans le ventre… D’où j’en reviens à dire, sergent, que c’est bête de s’échiner les uns les autres quand on ne s’en veut pas.

– C’est la pure vérité.

– Eh puis, enfin, est-ce que vous y teniez beaucoup à Louis-Philippe… vous, sergent ?

– Moi ? je m’en moque pas mal !… Je tenais à avoir mon temps de retraite pour m’en aller… Voilà mon opinion. Et vous, l’ancien ? la vôtre ?…

– Moi, je suis pour la république, qui assurera du travail et du pain à ceux qui en manquent.

– Si c’est comme ça, l’ancien, j’en serais assez de la république ; car j’ai mon pauvre frère, chargé de famille, à qui le chômage fait bien du mal… Ah ! c’est pour ça que vous vous battiez, vous, l’ancien ? Ma foi, vous n’aviez pas tort…

– Et pourtant, c’est peut-être vous qui m’avez déquillé, farceur ; mais, sans reproche au moins !

– Que diable voulez-vous ? Est-ce que nous savons jamais pourquoi nous nous battons ? La vieille habitude de l’exercice est là ; on nous commande feu… nous faisons feu, sans vouloir trop bien ajuster pour la première fois… vrai… Mais on riposte ferme… Dam… alors… chacun pour sa peau…

– Tiens ! je crois bien…

– On est pincé, ou l’on voit tomber un camarade ; alors on se monte ; l’odeur de la poudre vous grise, et l’on finit par taper comme des sourds…

– Une fois là, sergent, c’est si naturel !

– Mais, c’est égal, voyez-vous, mon ancien, à portée de fusil, ça va encore ; mais une fois qu’on en vient à s’empoigner corps à corps, à la baïonnette, et que, se regardant le blanc des yeux, on se dit en français : À toi, à moi… tenez, on sent quelque chose qui vous amollit les bras et les jambes, ce qu’on ne sent pas quand on tape sur un vrai ennemi.

– C’est tout simple, sergent, parce que vous vous dites en vous-même : Voilà des gaillards qui veulent la réforme, la république… bon… Quel mal me font-ils à moi ? Eh puis, est-ce que je ne suis pas du peuple comme eux ? Est-ce que je n’ai pas des parents ou des amis dans le peuple aussi ?… Il y a donc cent à parier contre un que je devrais être de leur avis au lieu de les carnager…

– C’est si vrai, l’ancien, que je suis comme vous pour la république… si elle peut donner du pain et du travail à mon pauvre frère, qui en manque.

– C’est ce qui revient à dire, sergent, qu’il n’y a rien de plus bête que de s’esquinter les uns les autres, sans s’être au moins dit le pourquoi de la chose.

Et le père Bribri, tirant de sa poche sa vieille petite tabatière de bois blanc, dit à son compagnon :

– Sergent, en usez-vous ?

– Ma foi, ça n’est pas de refus, l’ancien ; ça me dégagera un peu la cervelle.

– Dites donc, sergent, – dit en riant le père Bribri ; – est-ce que vous seriez enrhumé du cerveau ? Vous savez la chanson :

Il y avait une fois cinq à six gendarmes

Qui avaient des bons rhumes de cerveau…

– Ah ! vieux farceur ! – dit le municipal en donnant une tape amicale sur l’épaule de son camarade de matelas, et riant de la plaisanterie ; puis, ayant savouré son tabac en connaisseur, il ajouta :

– Fichtre ! c’est du fameux !

– Écoutez donc, sergent, – dit le père Bribri en prisant à son tour, – c’est mon luxe. Je le prends à la Civette, rien que ça !

– C’est aussi là que ma femme se fournit.

– Ah ! vous êtes marié, sergent ? Diable ! votre pauvre épouse va être fièrement inquiète !

– Oui, car c’est une brave femme ! Et si ma blessure n’est pas mortelle, il faudra, l’ancien, que vous veniez d’amitié manger la soupe chez nous. Eh ! eh !… nous parlerons de la barricade de la rue Saint-Denis en cassant une croûte.

– Vous êtes bien honnête, sergent ; c’est pas de refus. Et comme je n’ai pas de ménage, il faudra qu’en retour votre épouse et vous veniez manger avec moi une gibelotte à la barrière.

– C’est dit, mon ancien.

Au moment où le civil et le militaire faisaient entre eux cet échange de courtoisie, M. Lebrenn, pâle, et les larmes aux yeux, sortit de l’arrière-magasin, dont la porte était restée fermée jusque-là, et dit à sa femme, toujours occupée à soigner les blessés :

– Ma chère amie, veux-tu venir un instant ?

Madame Lebrenn rejoignit son mari, et la porte de l’arrière-magasin se referma sur eux. Un triste spectacle s’offrit aux yeux de la femme du marchand.

Pradeline était étendue sur un canapé, pâle et mourante. Georges Duchêne, le bras en écharpe, se tenait agenouillé auprès de la jeune fille, lui présentant une tasse remplie de breuvage.

À la vue de madame Lebrenn, la pauvre créature tâcha de sourire, rassembla ses forces, et dit d’une voix défaillante et entrecoupée :

– Madame… j’ai voulu vous voir… avant de mourir… pour vous dire… la vérité sur Georges. J’étais orpheline, ouvrière fleuriste ; j’avais eu bien de la peine… bien de la misère… mais j’étais restée honnête. Je dois dire, pour ne pas m’en faire trop accroire, que je n’avais jamais été tentée, – ajouta-t-elle avec un sourire amer ; puis elle reprit : – J’ai rencontré Georges à son retour de l’armée… je suis devenue amoureuse de lui… Je l’ai aimé… oh ! bien aimé… allez !… c’est le seul… peut-être est-ce parce qu’il n’a jamais été mon amant… je l’aimais sans doute plus qu’il ne m’aimait ; il valait mieux que moi… c’est par bon cœur qu’il m’a offert de nous marier… Malheureusement, une amie m’a perdue ; elle avait été, comme moi, ouvrière… et par misère, elle s’était vendue !… Je l’ai revue riche, brillante… elle m’a engagée à faire comme elle… la tête m’a tourné… j’ai oublié Georges… pas longtemps, pourtant… mais pour rien au monde, je n’aurais osé reparaître devant lui… Quelquefois, cependant, je venais dans cette rue, tâchant de l’apercevoir… Je l’ai vu plus d’une fois travailler dans votre magasin, madame… et parler à votre fille, que j’ai trouvée belle… oh ! belle comme le jour !… Un pressentiment m’a dit que Georges devait l’aimer… Je l’ai épié ; plus d’une fois dans ces derniers temps, je l’ai aperçu le matin à sa fenêtre, regardant vos croisées… Hier matin… j’étais chez quelqu’un…

Et une faible rougeur de honte colora un instant les joues livides de la jeune fille ; elle baissa les yeux, et reprit d’une voix de plus en plus affaiblie.

– Là, par hasard… j’ai appris que cette personne… trouvait votre fille… très-belle… et comme cette personne… ne recule devant rien, cela m’a fait peur pour votre fille et pour Georges… J’ai voulu le prévenir hier… il n’était pas chez lui ; je lui ai écrit… pour lui de mander à le voir, sans lui expliquer pourquoi… Ce matin… je suis sortie de chez moi… sans savoir… qu’il y avait… des barricades… et…

La jeune fille ne put achever, sa tête se renversa en arrière ; elle porta machinalement les deux mains à son sein, où elle avait reçu la blessure, poussa un soupir douloureux et balbutia quelques paroles inintelligibles, pendant que M. et madame Lebrenn pleuraient silencieusement.

– Joséphine, – lui dit Georges, – souffrez-vous davantage ? – Et il ajouta en portant la main à ses yeux : – Cette blessure… mortelle… c’est en voulant me sauver qu’elle l’a reçue.

– Georges, – dit la jeune fille d’une voix faible et d’un air égaré, – Georges, vous ne savez pas…

Et elle tâcha de rire.

Ce rire dans l’agonie était navrant.

– Pauvre enfant ! revenez à vous, – dit madame Lebrenn.

– Je m’appelle Pradeline, – répondit la malheureuse créature en délire. – Oui… parce que je chante toujours.

– L’infortunée ! – dit M. Lebrenn, – elle délire !

– Georges… – reprit-elle dans un complet égarement, – écoutez mes chansons…

Et d’une voix expirante elle improvisa sur son air favori :

Je sens déjà la mort…

Allons… si c’est mon sort…

Ah ! c’est pourtant bientôt.

Que de… mourir…

Elle n’acheva pas ; ses bras se raidirent, sa tête se pencha sur son épaule.

Elle était morte…

Gildas, à cet instant, entr’ouvrit la porte qui communiquait à un escalier montant au premier étage, et dit au marchand :

– Monsieur, le colonel qui est là-haut demande à vous parler tout de suite.

La nuit était venue.

Le marchand se rendit dans sa chambre à coucher, où le colonel avait été conduit par mesure de prudence.

M. de Plouernel avait reçu deux blessures légères et de fortes contusions. Pour faciliter le premier pansement appliqué à ses plaies, il s’était dépouillé de son uniforme.

M. Lebrenn trouva son hôte debout, pâle et sombre.

– Monsieur, – dit-il, – mes blessures ne sont pas assez graves pour m’empêcher de quitter votre maison. Je n’oublierai jamais votre généreuse conduite envers moi, conduite doublement louable, après ce qui s’est passé hier entre nous. Mon seul désir est de pouvoir m’acquitter un jour… Cela me sera difficile, monsieur, car nous sommes vaincus, et vous êtes vainqueurs… J’étais aveugle sur la situation des esprits ; cette révolution soudaine m’éclaire… Le jour de l’avènement du peuple est arrivé… Nous avons eu notre temps, comme vous me le disiez hier. Monsieur, votre tour est venu.

– Je le crois, monsieur… Maintenant, laissez-moi vous donner un conseil… Il ne serait pas prudent à vous de sortir en uniforme… L’effervescence populaire n’est pas encore calmée… Je vais vous donner un paletot et un chapeau rond ; à l’aide de ce déguisement, et dans la compagnie d’un de mes amis, vous pourrez sans encombre regagner votre demeure.

– Monsieur ! vous n’y songez pas… Me déguiser… ce serait une lâcheté !…

– De grâce, monsieur ! pas de susceptibilité exagérée ; n’avez-vous pas conscience de vous être intrépidement battu jusqu’à la fin ?

– Oui… mais désarmé… désarmé par des…

Puis, s’interrompant, il tendit la main au marchand et lui dit :

– Pardon, monsieur… je m’oublie, et je suis vaincu… Soit, je suivrai votre conseil ; je prendrai un déguisement, sans croire commettre une lâcheté. Un homme dont la conduite est aussi digne que la vôtre doit être bon juge en matière d’honneur.

En un instant M. de Plouernel fut vêtu en bourgeois, grâce aux habits que lui prêta le marchand.

Le colonel, montrant alors son casque bossué placé à côté de son uniforme à demi déchiré pendant la lutte, dit à M. Lebrenn :

– Monsieur, je vous en prie, gardez mon casque, à défaut de mon sabre, que j’aurais aimé à vous laisser comme souvenir d’un soldat à qui vous avez généreusement sauvé la vie.

– J’accepte, monsieur, – répondit le marchand ; – j’ajouterai ce casque à deux autres souvenirs qui me viennent de votre famille.

– De ma famille ! – s’écria M. de Plouernel stupéfait. – De ma famille !… Vous la connaissez ?

– Hélas ! monsieur… – répondit le marchand d’un air pensif et mélancolique, – ce n’est pas la première fois que depuis des siècles un Néroweg de Plouernel et un Lebrenn se sont rencontrés les armes à la main.

– Que dites-vous, monsieur ? – demanda le comte de plus en plus surpris. – Je vous en prie ! expliquez-vous…

Deux coups frappés à la porte interrompirent l’entretien de M. Lebrenn et de son hôte.

– Qui est là ? – dit le marchand.

– Moi, père.

– Entre, mon enfant.

– Père, – dit vivement Sacrovir, – plusieurs amis sont en bas ; ils arrivent de l’Hôtel de ville. Ils vous attendent.

– Mon enfant, – reprit M. Lebrenn, – tu es connu comme moi dans la rue ; tu vas accompagner notre hôte, en passant par le petit escalier qui aboutit sous la porte cochère, afin de ne pas passer par la boutique.

– Oui, père.

– Tu ne quitteras monsieur de Plouernel que lorsqu’il sera rentré chez lui, et tout à fait en sûreté.

– Soyez tranquille, mon père ; je viens déjà de traverser deux fois les barricades… Je réponds de tout.

– Pardon, monsieur, si je vous quitte ; – dit le marchand à M. de Plouernel. – Mes amis m’attendent…

– Adieu, monsieur… – dit le colonel d’une voix pénétrée. – J’ignore ce que l’avenir nous réserve ; nous pouvons nous retrouver encore dans des camps opposés ; mais, je vous le jure, je ne pourrai désormais vous regarder comme un ennemi.

Et M. de Plouernel suivit le fils du marchand.

M. Lebrenn, resté seul, contempla le casque du colonel pendant un instant, et se dit :

– Ah ! il est vraiment des fatalités étranges !…

Et prenant le casque, il alla le déposer dans cette pièce mystérieuse qui excitait si vivement la curiosité de Gildas.

M. Lebrenn vint ensuite rejoindre ses amis, qui lui apprirent que l’on ne doutait plus que la république ne fût proclamée par le gouvernement provisoire réuni à l’Hôtel de ville.

Chapitre 11

 

Comment la famille du marchand de toile, Georges Duchêne et son grand-père, assistèrent à une imposante cérémonie et à une touchante manifestation, aux cris de Vive la république ! – Comment le numéro onze cent vingt, forçat au bagne de Rochefort, fut menacé du bâton par un argousin et eut un entretien avec un général de la république, et ce qu’il en advint. – Ce que c’était que ce général et ce forçat.

 

1848-1849

Après la bataille, après la victoire, l’inauguration du triomphe et la glorification des cendres des victimes !

Quelques jours après le renversement du trône de Louis-Philippe, vers les dix heures du matin, la foule se pressait aux abords de l’église de la Madeleine, dont la façade disparaissait entièrement sous d’immenses draperies noires et argent. Au fronton du monument on lisait ces mots :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

Liberté – Égalité – Fraternité.

Un peuple immense encombrait les boulevards, où s’élevaient, depuis la Bastille jusqu’à la place de la Madeleine, deux rangs de hauts trépieds funéraires.