Ce jour-là, on
honorait les mânes des citoyens morts en février pour la défense de
la liberté. Un double cordon de garde nationale, commandée en
premier par le digne général Courtais, et en second par un
vieux soldat de la cause républicaine, le brave Guinard,
formait la haie.
La population, grave, recueillie, avait
conscience de sa souveraineté nouvelle, conquise par le sang de ses
frères.
Bientôt le canon tonna, l’hymne patriotique de
la Marseillaise retentit. Les membres du gouvernement
provisoire arrivaient ; c’étaient les citoyens :
Dupont (de l’Eure), Ledru-Rollin, Arago,
Louis Blanc, Albert, Flocon,
Lamartine, Crémieux, Garnier-Pagès,
Marrast. Ils montèrent lentement l’immense perron de
l’église : des écharpes tricolores, nouées en sautoir,
distinguaient seules les citoyens chargés, à cette époque, des
destinées de la France.
À leur suite venaient, reniant la royauté si
longtemps flattée par eux, et acclamant la république et la
souveraineté populaire, par le seul fait de leur présence à cette
cérémonie solennelle, les grands corps de l’État, la haute
magistrature en robe rouge, les corps savants, revêtus de leur
costume officiel, les maréchaux, les généraux en grand
uniforme ; tous allaient prier des lèvres, sinon du cœur, pour
la mémoire de ceux que la veille encore ils traitaient d’émeutiers,
de factieux, avec une haine dédaigneuse et superbe.
Des cris passionnés de : Vive la
république ! éclatèrent sur le passage de ces
dignitaires, dont la plupart, courtisans de tant de régimes, et, à
cette heure, néophytes républicains, avaient blanchi au service de
la couronne, comme ils disaient. Ces cris austères
semblaient leur rappeler la solennité de leur adhésion.
Plus d’un homme en robe rouge ou en habit
doré, le front encore moite de la peur de la veille, souriait d’un
air contraint ; plus surpris que touché de la contenance digne
et calme de ce peuple héroïque, de ce peuple qui, par ses paroles,
par ses actes, par ses privations, par la protection dont il
couvrait les personnes et les propriétés en l’absence de toute
force publique organisée, prouvait, en se montrant si jaloux de ses
devoirs, qu’il était à la hauteur des droits souverains qu’il
venait de reconquérir.
Toutes les fenêtres des maisons situées sur la
place de la Madeleine étaient garnies de spectateurs. À l’entresol
d’une boutique occupée par un des amis de M. Lebrenn, on
voyait aux croisées madame Lebrenn et sa fille, toutes deux vêtues
de noir ; M. Lebrenn, son fils, ainsi que le père Morin
et son petit-fils, Georges, qui portait le bras en écharpe :
tous deux faisaient dès lors, pour ainsi dire, partie de la famille
du marchand. La surveille de ce jour, M. et madame Lebrenn
avaient annoncé à leur fille qu’ils consentaient à son mariage avec
Georges. Aussi lisait-on sur les beaux traits de Velléda
l’expression d’un bonheur profond, contenu par le caractère
imposant de la cérémonie, qui excitait une pieuse émotion dans la
famille du marchand.
Lorsque le cortège fut entré dans l’église, et
que la Marseillaise eut cessé de retentir,
M. Lebrenn, dont les yeux étaient humides, s’écria avec
enthousiasme :
– Oh ! c’est un grand jour que
celui-ci… c’est l’inauguration de notre république pure de tout
excès, de toute proscription, de toute souillure… Clémente comme la
force et le bon droit, fraternelle comme son symbole, sa première
pensée a été de renverser l’échafaud politique, cet échafaud que,
vaincue, elle eût arrosé du plus pur, du plus glorieux de son sang.
Voyez : loyale et généreuse, elle appelle maintenant à un
pacte solennel d’oubli, de pardon, de concorde, juré sur les
cendres des derniers martyrs de nos libertés, ces magistrats, ces
généraux, naguère encore implacables ennemis des républicains,
qu’ils frappaient par le glaive de la loi, par le glaive de
l’armée… Oh ! c’est beau ! c’est noble ! tendre
ainsi, à ses adversaires de la veille, une main amie et
désarmée !
– Mes enfants ! – dit madame
Lebrenn, – espérons… croyons que ces martyrs de la liberté, dont on
honore aujourd’hui les cendres, seront les dernières victimes de la
royauté !
– Oui ! car partout la liberté
s’éveille ! – s’écria Sacrovir Lebrenn avec enthousiasme. –
Révolution à Vienne… révolution à Milan… révolution à Berlin…
Chaque jour apporte la nouvelle que la commotion républicaine de la
France a ébranlé tous les trônes de l’Europe !… La fin des
rois est venue !
– Une armée sur le Rhin, une autre sur la
frontière du Piémont pour marcher à l’aide de nos frères d’Europe,
s’ils ont besoin de notre secours, – dit Georges Duchêne, – et la
république fait le tour du monde !… Alors, plus de guerre,
n’est-ce pas, monsieur Lebrenn ?… Union ! fraternité des
peuples ! paix générale ! travail ! industrie !
bonheur pour tous !… Plus d’insurrections, puisque la lutte
pacifique du suffrage universel va désormais remplacer ces luttes
fratricides dans lesquelles tant de nos frères ont péri.
– Oh ! – s’écria Velléda Lebrenn,
qui des yeux avait suivi son fiancé tandis qu’il parlait, – que
l’on est heureux de vivre dans un temps comme celui-ci ! Que
de grandes et nobles choses nous verrons, n’est-ce pas, mon
père ?
– En douter, mes enfants ! serait
nier la marche, le progrès constant de l’humanité !… – dit
M. Lebrenn. – Et jamais l’humanité n’a reculé…
– Que le bon Dieu vous entende, monsieur
Lebrenn ! – reprit le père Morin. – Et quoique bien vieux,
j’aurai ma petite part de ce beau spectacle… Après ça, c’est être
trop gourmand aussi ! – ajouta le bonhomme d’un air naïf et
attendri en regardant la fille du marchand. – Est-ce que j’ai
encore quelque chose à désirer, moi ? maintenant que je sais
que cette bonne et belle demoiselle doit être la femme de mon
petit-fils ? Ne fait-il pas à cette heure partie d’une famille
de braves gens ? la fille valant la mère… le fils valant le
père… Dam !… quand on a vu cela, et qu’on est aussi vieux que
moi… l’on n’a plus rien à voir… on peut s’en aller… le cœur
content !…
– Vous en aller, bon père ? – dit
madame Lebrenn en prenant une des mains tremblantes du bonhomme. –
Et ceux qui restent et qui vous aiment ?
– Et qui se sentiront doublement heureux,
– ajouta Velléda en prenant l’autre main du vieillard, – si vous
êtes témoin de leur bonheur !
– Et qui tiennent à honorer longuement en
vous, bon père, le travail, le courage et le grand cœur ! –
reprit Sacrovir avec un accent de respectueuse déférence, pendant
que le vieillard, de plus en plus ému, portait à ses yeux ses mains
tremblantes et vénérables.
– Ah ! vous croyez, monsieur Morin,
– dit M. Lebrenn en souriant, – vous croyez que vous n’êtes
pas aussi notre bon grand-père à nous ? vous
croyez que vous ne nous appartenez pas maintenant, aussi bien qu’à
notre cher Georges ? comme si nos affections n’étaient pas les
siennes, et les siennes les nôtres !
– Mon Dieu ! mon Dieu ! –
reprit le vieillard, si délicieusement ému que ses larmes
coulaient, – que voulez-vous que je vous réponde ? C’est trop…
c’est trop… je ne peux que dire merci et pleurer. Georges, toi qui
sais parler, réponds pour moi, au moins !
– Ça vous est bien facile à dire,
grand-père, – reprit Georges non moins ému que le vieillard.
– Mon père ! – dit vivement Sacrovir
en s’avançant vers la fenêtre. – Vois donc ! vois
donc !…
Et il ajouta avec exaltation :
– Oh ! brave et généreux peuple
entre tous les peuples !…
À la voix du jeune homme tous coururent à la
fenêtre.
Voici ce qu’ils virent sur le boulevard,
laissé libre par l’accomplissement de la cérémonie
funèbre :
À la tête d’un long cortège d’ouvriers
marchaient quatre des leurs, portant sur leurs épaules une sorte de
pavois enrubanné, au milieu duquel se voyait une petite caisse de
bois blanc ; venait ensuite un drapeau sur lequel on
lisait :
Vive la république !
Liberté – Égalité – Fraternité.
OFFRANDE À LA PATRIE.
Les passants s’arrêtaient, saluaient, et
criaient avec transport :
– Vive la république !
– Ah ! je les reconnais bien
là ! – s’écria le marchand les yeux mouillés de larmes. – Ce
sont eux, eux, prolétaires… eux qui ont dit ce mot sublime :
Nous avons trois mois de misère au service de la
république… eux, pauvres, et les premiers frappés par la crise
du commerce. Et pourtant les voici les premiers à offrir à la
patrie le peu qu’ils possèdent… la moitié de leur pain de demain,
peut-être…
– Et ceux-là, les déshérités, qui donnent
un tel exemple aux riches, aux heureux du jour… ceux-là, qui
montrent tant de générosité, tant de cœur, tant de résignation,
tant de patriotisme, ne sortiraient pas enfin de leur
servage ! – s’écria madame Lebrenn. – Quoi ! leur
intelligence, leur travail opiniâtre, seraient toujours stériles
pour eux seuls ! quoi ! pour eux, toujours la famille
serait une angoisse ? le présent, une privation ?
l’avenir, une épouvante ? la propriété un rêve
sardonique ? Non, non ! Dieu est juste !… Ceux-là
qui triomphent avec tant de grandeur ont enfin gravi leur
Calvaire ! Le jour de la justice est venu pour eux. Et je dis
comme votre père, mes enfants : C’est un grand et beau jour
que celui-ci ! jour d’équité… de justice… pur de toute
vengeance !
– Et ces mots sacrés sont le symbole de
la délivrance des travailleurs ! – dit M. Lebrenn en
montrant du geste cette inscription attachée au fronton du temple
chrétien :
Liberté – Égalité – Fraternité.
*
*
*
C’est près de dix-huit mois ensuite de cette
journée si imposante par cette cérémonie religieuse, et si riche de
splendides espérances qu’elle donnait à la France… au monde !…
que nous allons retrouver M. Lebrenn et sa famille.
*
*
*
Voilà ce qui se passait au commencement du
mois de septembre 1849 au bagne de Rochefort.
L’heure du repas avait sonné : les
forçats mangeaient.
L’un de ces galériens, vêtu, comme les autres,
de la veste et du bonnet rouge, portant au pied la
manille, ou anneau de fer auquel se rivait une lourde
chaîne, était assis sur une pierre et mordait son morceau de pain
noir d’un air pensif.
Ce forçat était M. Lebrenn.
Il avait été condamné aux travaux forcés par
un conseil de guerre, après l’insurrection de juin 1848.
Les traits du marchand avaient leur expression
habituelle de fermeté sereine ; seulement, sa figure, exposée
pendant ses durs travaux à l’ardeur du soleil, était devenue, pour
ainsi dire, couleur de brique.
– Un garde-chiourme, le sabre au côté, le
bâton à la main, après avoir parcouru quelques groupes de
condamnés, s’arrêta, comme s’il eût cherché quelqu’un des yeux,
puis s’écria en agitant son bâton dans la direction de
M. Lebrenn :
– Eh ! là-bas !… Numéro
onze cent vingt !
Le marchand continua de manger son pain noir
de fort bon appétit et ne répondit pas.
– Numéro onze cent vingt !
– cria de nouveau l’argousin. – Tu ne m’entends donc pas,
gredin ?
Même silence de la part de
M. Lebrenn.
L’argousin, maugréant et irrité d’être obligé
de faire quelques pas de plus, s’approcha rapidement du marchand,
et le touchant du bout de son bâton, lui dit brutalement :
– Sacredieu ! tu es donc sourd, toi,
dis donc ! animal ?
Le visage de M. Lebrenn, lorsqu’il se
sentit touché par le bâton de l’argousin, prit une expression
terrible… Puis, domptant bientôt ce mouvement de colère et
d’indignation, il répondit avec calme :
– Que voulez-vous ?
– Voilà deux fois que je t’appelle…
Onze cent vingt ! et tu ne me réponds pas… Est-ce que
tu crois me faire aller ? Prends-y garde !…
– Allons, ne soyez par brutal, – répondit
M. Lebrenn en haussant les épaules. – Je ne vous ai pas
répondu parce que je n’ai pas encore perdu l’habitude de m’entendre
appeler par mon nom… et que j’oublie toujours que je me nomme
maintenant : Onze cent vingt.
– Assez de raisons !… Allons, en
route chez le commissaire de marine.
– Pourquoi faire ?
– Ça ne te regarde pas… Allons, marche,
et plus vite.
– Je vous suis, – dit M. Lebrenn
avec un calme imperturbable.
Après avoir traversé une partie du port,
l’argousin, suivi de son forçat, arriva à la porte des
bureaux du commissaire chargé de la direction du bagne.
– Veux-tu prévenir monsieur le
commissaire que je lui amène le numéro onze cent
vingt ? – dit le garde-chiourme à un de ses camarades
servant de planton.
Au bout de quelques instants, le planton
revint, dit au marchand de le suivre, lui fit traverser un long
corridor ; puis, ouvrant la porte d’un cabinet richement
meublé, il lui dit :
– Entrez là, et attendez…
– Comment ! – dit M. Lebrenn
fort surpris. – Vous me laissez seul ?
– C’est l’ordre de monsieur le
commissaire.
– Diable ! – reprit M. Lebrenn
en souriant ; – c’est une marque de confiance dont je suis
très-flatté.
Le planton referma la porte et sortit.
– Parbleu ! – dit le marchand en
avisant un excellent fauteuil, – voici une bonne occasion de
m’asseoir ailleurs que sur la pierre ou sur le banc de la
chiourme.
Puis il ajouta en se carrant sur les moelleux
coussins :
– Décidément, c’est toujours une chose
très-agréable qu’un bon fauteuil.
À ce moment une porte s’ouvrit,
M. Lebrenn vit entrer un homme de haute taille, portant le
petit uniforme de général de brigade, habit bleu à épaulettes d’or,
pantalon garance.
À l’aspect de cet officier général,
M. Lebrenn, saisi de surprise, se renversa sur le dossier de
son fauteuil et s’écria :
– Monsieur de Plouernel !…
– Qui n’a pas oublié la nuit du 23
février, monsieur – répondit le général en s’avançant et tendant la
main à M. Lebrenn. Celui-ci la prit, tout en examinant par
réflexion les deux étoiles d’argent dont étaient ornées les
épaulettes d’or de M. de Plouernel. Alors il lui dit avec
un sourire de bonhomie narquoise :
– Vous êtes devenu général au service de
la république, monsieur ? et moi, je suis au bagne !…
Avouez-le… c’est piquant…
M. de Plouernel regardait le
marchand avec stupeur ; il s’attendait à le trouver
profondément abattu, ou dans une irritation violente ; il le
voyait calme et souriant avec malice.
– Eh bien ! monsieur, – reprit
M. Lebrenn toujours assis, pendant que le général, debout, le
considérait avec un ébahissement croissant, – eh bien !
monsieur, il y a tantôt dix-huit mois, lors de cette soirée dont
vous voulez bien vous rappeler, qui eût dit que nous nous
retrouverions dans la position où nous sommes tous deux
aujourd’hui ?…
– Tant de fermeté d’âme ! – dit
M. de Plouernel, forcé de rendre hommage à la vérité. –
C’est de l’héroïsme !
– Pas du tout, monsieur… c’est tout
simplement de la conscience et de la confiance…
– De la confiance ?
– Oui… Je suis calme, parce que j’ai foi
dans la cause à laquelle j’ai voué ma vie… et que ma conscience ne
me reproche rien.
– Et pourtant… vous êtes ici,
monsieur.
– Je plains l’erreur de mes juges…
– Vous… l’honneur même ! sous la
livrée de l’infamie !…
– Bah ! cela ne déteint pas sur
moi.
– Loin de votre femme… de vos
enfants…
– Ils sont aussi souvent ici avec moi que
moi avec eux… Les corps sont enchaînés, séparés ; mais la
pensée se joue des chaînes et de l’espace.
Puis, s’interrompant, M. Lebrenn
ajouta :
– Mais, monsieur, apprenez-moi donc par
quel hasard je vous vois ici… Le commissaire du bagne m’a fait
demander… était-ce seulement pour me procurer l’honneur de recevoir
votre visite ?
– Vous me jugeriez mal, monsieur, –
reprit le général, – si vous croyiez qu’après vous avoir dû la vie,
je viens ici par un sentiment de curiosité stérile ou
blessante…
– Je ne vous ferai pas cette injure,
monsieur. Sans doute vous êtes en tournée d’inspection ?
– Oui, monsieur.
– Vous aurez appris que j’étais ici au
bagne, et vous venez peut-être m’offrir vos services ?
– Mieux que cela, monsieur.
– Mieux que cela !… Expliquez-vous,
je vous prie… Vous semblez embarrassé…
– En effet… je le suis… et beaucoup, –
répondit le général visiblement décontenancé par le sang-froid et
l’aisance du forçat. – Les révolutions amènent souvent des
circonstances si bizarres…
– Des circonstances bizarres ?…
– Sans doute, – reprit le général ;
– celle où nous nous trouvons tous deux aujourd’hui, par
exemple.
– Oh ! nous avons déjà épuisé cette
apparente bizarrerie du sort, monsieur, – reprit le marchand en
souriant. – Que sous la république, moi, vieux républicain, je sois
aux galères ; tandis que vous, républicain… de date un peu
plus récente, vous soyez devenu général… cela est en effet bizarre…
nous en sommes convenus… Mais ensuite ?
– Mon embarras a une autre cause,
monsieur.
– Laquelle ?
– C’est que… – répondit
M. de Plouernel en hésitant.
– C’est que ?…
– J’ai demandé…
– Vous avez demandé ? quoi,
monsieur ?
– Et obtenu…
– Ma grâce !… peut-être ! –
s’écria M. Lebrenn. – C’est charmant !
Et il y avait une sorte de comique si amer
dans ce trait de mœurs politiques, que le marchand ne put
s’empêcher de rire.
– Oui, monsieur, – reprit le général, –
j’ai demandé, obtenu votre grâce… vous êtes libre… J’ai tenu à
honneur de venir moi-même vous apporter cette nouvelle.
– Un mot d’explication, monsieur, –
reprit le marchand d’un ton digne et sérieux. – Je n’accepte pas de
grâce ; mais, quoique tardive, j’accepte une justice
réparatrice…
– Que voulez-vous dire ?
– Si lors de la fatale insurrection de
juin j’avais partagé l’opinion de mes frères qui sont ici au bagne
avec moi, je n’accepterais pas de grâce ; après avoir agi
comme eux, je resterais ici comme eux et avec eux !…
– Mais cependant, monsieur… votre
condamnation…
– Est inique, en deux mots, je vais vous
le prouver… À l’époque de la prise d’armes de juin, l’an passé,
j’étais capitaine dans ma légion ; je me rendis sans armes à
l’appel fait à la garde nationale… Et là, j’ai déclaré haut,
très-haut… que c’est sans armes que je marcherais
à la tête de ma compagnie, non pour engager une lutte sanglante,
mais dans l’espoir de ramener nos frères, qui, exaspérés par la
misère, par un déplorable malentendu, et surtout par d’atroces
déceptions[18], ne devaient pourtant pas oublier que
la souveraineté du peuple est inviolable, et que tant que le
pouvoir qui la représente n’a pas été légalement accusé, convaincu
de trahison… se révolter contre ce pouvoir, l’attaquer par les
armes au lieu de le renverser par l’expression du suffrage
universel, c’est se suicider, c’est porter atteinte à sa propre
souveraineté… La moitié de ma compagnie a partagé mon avis, suivi
mon exemple ; et pendant que d’autres citoyens nous accusaient
de trahison, nous, tête nue, désarmés, les mains fraternellement
tendues, nous nous sommes avancés vers une première
barricade ; les fusils se sont relevés à notre approche… Des
mains amies serraient déjà les nôtres… notre voix était écoutée…
Déjà nos frères comprenaient que, si légitimes que fussent leurs
griefs, une insurrection serait le triomphe momentané des ennemis
de la république… lorsqu’une grêle de balles pleut dans la
barricade derrière laquelle nous parlementions.
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