– Pourquoi M. Lebrenn, fort de ce que renfermait la chambre mystérieuse, était au contraire plein de foi et de certitude sur l’avenir de la république et de l’humanité.

 

Le lendemain matin du retour de M. Lebrenn, jour de l’anniversaire de la naissance de son fils, qui atteignait à cette époque sa vingt-et-unième année, la famille du marchand était rassemblée dans le salon.

– Mon enfant, – dit M. Lebrenn à son fils, – tu as aujourd’hui vingt-et-un an, le moment est venu de t’ouvrir cette chambre aux volets fermés, qui a si souvent excité ta curiosité. Tu vas voir ce qu’elle contient… Je t’expliquerai le but et la cause de cette espèce de mystère… Alors, j’en suis convaincu, mon enfant, ta curiosité se changera en un pieux respect… Un mot encore : le moment de t’initier à ce mystère de famille semble providentiellement choisi. Depuis hier, tout à notre tendresse, nous avons eu peu le temps de parler des affaires publiques ; cependant, quelques mots qui te sont échappés, ainsi qu’à vous, mon cher Georges, – ajouta M. Lebrenn en s’adressant au mari de sa fille, – me font craindre que vous ne soyez découragés… presque désespérés.

– Cela n’est que trop vrai, mon père, – répondit Sacrovir.

– Quand on est témoin de ce qui se passe chaque jour, – ajouta Georges, – on est effrayé pour l’avenir de la république et de l’humanité.

– Voyons, mes enfants, – dit M. Lebrenn en souriant ; – que se passe-t-il donc de si terrible ? contez-moi cela…

– Comment, mon père ! – s’écria Georges avec surprise, – vous nous le demandez ?

– D’abord, – s’écria le fils du marchand, – monsieur Bonaparte, premier magistrat de la république, monsieur Bonaparte, se recommandant naïvement des souvenirs de son oncle, l’homme du 18 brumaire ! l’un des plus horribles despotes qui aient jamais pesé sur la France, qu’il a ruinée, dépeuplée, livrée deux fois à l’invasion et aux Bourbons !…

– Comment ! – dit M. Lebrenn avec un éclat de rire homérique, – monsieur Louis Bonaparte vous fait peur !… Passons, mes enfants, passons, le suffrage universel, comme la lance magique, guérit les blessures qu’il a faites.

– Le gouvernement aux mains de ces gens, – reprit Georges, – dont les plus républicains regardent la république comme un essai…

– Oui, comme un essai… qu’ils font, eux, qui ont essayé tant de gouvernements, tant de fidélités, tant de serments !… C’est une vieille habitude chez eux… Ces pauvres hommes ! – répondit M. Lebrenn. – Qu’est-ce que ça nous fait ?… s’ils nous essayent, nous les essayons aussi, et, le jour venu, le scrutin leur dira : « Vous voyez bien, vous ne savez ni servir la république ni vous en servir… Allez-vous-en de là, s’il vous plaît… »

– Soit, mon père, – reprit Sacrovir ; – mais voici qui est effrayant : l’instruction publique livrée à monsieur Falloux ! l’apologiste de l’inquisition ! l’exécuteur des basses œuvres des jésuites ! l’audacieux souteneur de ce qu’il y a de plus haineux, de plus rétrograde, de plus impitoyable dans le parti catholique et absolutiste –… L’éducation de nos enfants livrée aux hommes noirs de cet homme noir !…

– Mes amis, – reprit M. Lebrenn, – sans remonter plus haut que 1789, qui donc, à cette époque, avait le monopole de l’instruction publique ? Le clergé, n’est-ce pas ?… le clergé dans sa toute-puissance, si puissant qu’il a fait trancher la tête à deux pauvres enfants qui avaient plaisanté d’une procession… Eh bien, ce clergé tout-puissant a-t-il pu conjurer la révolution, quoiqu’il fût maître de l’éducation publique ?… Comment, vous craignez les hommes noirs de monsieur Falloux en 1849 ? quand nous avons la liberté de la presse, et la propagande socialiste, bien autrement active et ardente que celle des encyclopédistes au siècle dernier ? Quoi ! vous doutez ? vous craignez ? lorsque, grâce au suffrage universel, dans deux ans au plus, il suffira d’un souffle du pays pour faire rentrer à jamais ces hommes noirs dans leurs ténèbres ? Allons, enfants ! vous n’êtes pourtant plus à l’âge où l’on a peur des loups-garoux !…

– Et l’expédition d’Italie ? – reprit Georges. – La république italienne, notre sœur, mitraillée, abattue par nos soldats, le pape rétabli par nos armes !

– Comment, enfants ? vous vous plaignez de la restauration du pape par la force ? Quel nouveau et écrasant démenti donné à cette prétention d’infaillibilité divine ! Dieu n’a pas tonné… il a laissé son représentant sur terre implorer les carabines des chasseurs de Vincennes, braves garçons, préférant le cotillon et le cabaret aux oremus… Passons, enfants ! la papauté ne se relèvera pas de ce dernier triomphe ; elle devait régner par l’amour et par la foi, elle en appelle à la violence ; elle se perdra par la violence, et bientôt la république romaine reprendra son rang parmi les peuples libres. La vieille habitude de la discipline a contraint nos braves soldats à une restauration papale, inique et imbécile… mais patience, deux ans d’exercice de leurs droits de citoyen éclaireront nos soldats sur leurs véritables devoirs… Et déjà les votes de l’armée ne sont-ils pas en majorité socialistes ?… D’ailleurs, dans un temps prochain, il n’y aura plus de rois en Europe, conséquemment plus d’armées, l’un ne va jamais sans l’autre… Les peuples régénérés, émancipés, ne songeront, dans leur intérêt commun, qu’à s’unir, qu’à échanger leurs produits, au lieu de se battre !… Passons, enfants… les temps approchent où les derniers bataillons s’en iront avec les derniers rois !

– Ah ! mon père ! ces temps heureux, les verrons-nous jamais ? – dit Sacrovir, non moins étonné que Georges de la quiétude du marchand. – Partout, à cette heure, la liberté des peuples est bâillonnée, bâtonnée, égorgée par les bourreaux des rois absolus !… L’Italie, la Hongrie, l’Allemagne, sont de nouveau courbées sous le joug sanglant qu’elles avaient brisé en 1848, électrisées par notre exemple, et comptant sur nous comme sur des frères !… Au nord, le despote des cosaques, un pied sur la Pologne, un pied sur la Hongrie, étouffées dans leur sang, menace de son knout l’indépendance de l’Europe, prêt à lancer sur nous ses hordes sauvages !…

– Des hordes pareilles, mes enfants, nos pères, en sabots, les ont écharpées sous la Convention… et nous ferions comme eux… Quant aux rois, ils massacrent, ils menacent, ils écument de fureur !… et surtout d’épouvante !… Ils voient déjà, du sang des martyrs assassinés par eux, naître des milliers de vengeurs !… Ces porte-couronnes ont le vertige : il y a bien de quoi !… Qu’une guerre européenne éclate, la révolution se dresse chez eux et les dévore ! Que la paix subsiste, le flot pacifique de la civilisation monte… monte… et submerge leurs trônes… Passons, enfants…

– Mais, à l’intérieur ! – s’écria Georges, – à l’intérieur !

– Eh bien, mes amis ! que se passe-t-il à l’intérieur ?

– Hélas ! mon père… la défiance, la peur, la misère partout, semées par les éternels ennemis du peuple et de la bourgeoisie… Le crédit anéanti… Des populations égarées, trahies, trompées, ameutées contre la république, leur mère, par ceux-là qui savent bien qu’ils ne pourront plus, sous un gouvernement républicain-socialiste, exploiter le peuple et la modeste bourgeoisie, sur qui pèse presque entièrement l’impôt, c’est-à-dire la gêne ou la misère[19] !…

– Pauvres chers aveugles ! – reprit en souriant M. Lebrenn, – le prodigieux mouvement industriel qui s’opère dans les différentes classes de travailleurs et de bourgeois ne frappe donc pas vos yeux ? Songez donc à ces innombrables associations ouvrières qui se fondent de toutes parts, à ces excellents essais de banque d’échange, de comptoirs communaux, de crédit foncier, etc., etc. Ces tentatives, les unes couronnées de succès, les autres incertaines encore, mais toutes entreprises avec intelligence, courage, probité, persévérance et foi dans l’avenir démocratique et social, ne prouvent-elles pas que le peuple et la bourgeoisie, ne comptant plus, et bien ils font, sur le concours et l’aide de l’État, cette impuissante chimère, cherchent leur force et leurs ressources en eux-mêmes, afin de se délivrer de l’exploitation capitaliste et usuraire, comme ils se sont délivrés de la tyrannie monarchique et jésuitique ?… Croyez-moi, mes enfants, lorsque tout un peuple comme le nôtre se met à chercher la solution d’un problème, d’où descend sa vraie liberté, son travail, son bien-être et celui de la famille… ce problème, il le trouve… et, le socialisme aidant, il le trouvera[20].

– Mais où sont nos forces, mon père ? Notre parti est décimé !… Les républicains-socialistes sont traqués, calomniés, dénoncés, emprisonnés, proscrits !… Enfin, que dirai-je ? Comment ne pas se décourager, se désespérer, lorsque l’on pense que toi… toi… tu dois la tardive justice qu’on t’a rendue… à qui ?… au comte de Plouernel… à un royaliste tout-puissant aujourd’hui !…

– Hélas ! mon père ! – ajouta Georges, – n’est-ce pas le déplorable symbole de cette situation dont la pensée nous écrase ?… Les royalistes tout-puissants, les républicains persécutés !

– Et quelle est, mes enfants, la conclusion de votre découragement ?

– Hélas ! – reprit tristement Sacrovir, – ce que nous redoutons, c’est la ruine de la république, c’est le retour au passé ; c’est de rétrograder au lieu d’avancer, c’est la négation du progrès… c’est d’en arriver à cette désolante conviction : que l’humanité, au lieu de marcher toujours, est fatalement condamnée à tourner incessamment sur elle-même, dans un cercle de fer, dont elle ne peut jamais sortir… Ainsi, que la République succombe, peut-être allons-nous retourner sur nos pas… revenir au delà même du point dont nos pères sont partis en 89 !

– C’est absolument ce que disent et ce qu’espèrent les royalistes, mes enfants…

– Il n’est que trop vrai, mon père…

– Que les royalistes commettent cette erreur de logique, soit, je le conçois ; rien n’aveugle comme la passion, l’intérêt, ou les préjugés de caste ; mais que nous… mes enfants, nous fermions les yeux à l’évidence du progrès… plus éclatant que le soleil, pour nous plonger de gaieté de cœur dans les ténèbres du doute… mais que nous, mes enfants, nous fassions à la sainteté de notre cause l’injure de douter de sa puissance, de son triomphe souverain… lorsqu’il se manifeste de toutes parts…

– Que dites-vous, mon père ?

– Je dis : lorsque notre triomphe se manifeste de toutes parts ; je dis que, en de telles circonstances, se laisser abattre, se décourager, ce serait compromettre notre cause !… si le progrès de l’humanité ne poursuivait pas sa marche éternelle, malgré l’incrédulité, l’aveuglement, les faiblesses, les trahisons ou les crimes des hommes !…

– Comment !… l’humanité sans cesse en progrès ?…

– Sans cesse, mes enfants.

– Mais il y a bien des siècles… nos pères les Gaulois vivaient libres, heureux ! et pourtant ils ont été dépouillés, asservis, par la conquête romaine, puis par celle de rois franks : était-ce donc un progrès cela ?

– Je n’ai pas dit, mes amis, que nos pères n’ont pas souffert, mais que l’humanité avait marché… Derniers fils d’un ancien monde qui s’écroulait de toutes parts pour faire place au monde chrétien, progrès immense !… nos pères ont été meurtris, mutilés, sous les débris de la société antique… mais en même temps une grande transformation sociale s’opérait ; car, je vous le répète, l’humanité marche toujours… parfois lentement, jamais elle n’a fait un pas en arrière.

– Mon père, je vous crois… cependant…

– Malgré toi tu doutes encore, Sacrovir ? Je comprends cela ; heureusement les enseignements, les preuves, les dates, les faits, les noms, que tu trouveras tout à l’heure dans la chambre mystérieuse, te convaincront mieux que mes paroles… Et lorsque vous verrez, mes amis, qu’aux temps les plus affreux de notre histoire, tels que les ont presque toujours faits à notre pays les rois, les seigneurs et le haut clergé catholique ; lorsque vous verrez que nous autres conquis, nous sommes partis de l’ESCLAVAGE pour arriver progressivement, à travers les siècles, à la SOUVERAINETÉ DU PEUPLE, vous vous demanderez si à cette heure, où nous sommes investis de cette souveraineté si laborieusement gagnée, nous ne serions pas criminels de douter de l’avenir… En douter, grand Dieu ! ah ! nos pères, malgré leur martyre, n’en ont jamais douté, eux ! Aussi, n’est-il presque pas de siècle où ils n’aient fait un pas vers l’affranchissement… Hélas ! ce pas était presque toujours ensanglanté. Car si nos maîtres les conquérants se sont montrés implacables, vous le verrez, il n’est pas de siècle où de terribles représailles n’aient éclaté contre eux pour satisfaire la justice de Dieu… Oui, vous le verrez, pas de siècle où le bonnet de laine ne se soit insurgé contre le casque d’or ! où la faux du paysan ne se soit croisée avec la lance du chevalier ! où la main calleuse du vassal n’ait brisé la main douillette de quelque tyranneau d’évêque ! Vous le verrez, mes enfants… pas de siècle où les infâmes débauches, les voleries, les férocités des rois et de la plupart des seigneurs et des membres du haut clergé catholique, n’aient soulevé les populations, et où elles n’aient protesté par les armes contre la tyrannie du trône, de la noblesse et des papes !… Vous le verrez, pas de siècle où les affamés, se dressant inexorables comme la faim, n’aient jeté les repus dans la terreur… pas de siècle qui n’ait eu son festin de Balthazar, enseveli avec ses coupes d’or, ses fleurs, ses chants et ses magnificences, sous le flot vengeur de quelque torrent populaire… Sans doute, hélas ! à ces terribles, mais légitimes représailles de l’opprimé, succédaient contre lui de féroces vengeances ; mais de formidables exemples étaient faits ; et toujours l’insurrection ou l’épouvante a arraché aux éternels oppresseurs de nos pères quelque durable concession ÉCRITE DANS LA LOI et forcément observée.

– Je vous crois, – dit Sacrovir ; – si l’on juge du passé par le présent, car dans ces derniers temps l’insurrection a conquis nos libertés de 89 et 92, l’insurrection, en 1830, nous a rendu une partie de nos droits ; enfin, en 1848, l’insurrection a proclamé la souveraineté du peuple, et le suffrage universel, qui met un terme à ces luttes fratricides.

– Et il en a été toujours ainsi, mon enfant ; car tu le verras, il n’est pas une réforme sociale, politique, civile ou religieuse, que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle au prix de leur sang !… Hélas ! cela est cruel… cela est déplorable ; mais que faire ? qui invoquer ? que résoudre ? Il fallait bien recourir aux armes, lorsque des privilégiés opiniâtres, inexorables, incorrigibles, répondaient aux larmes, aux douleurs, aux prières des opprimés : RIEN, RIEN, RIEN ! !… Alors d’effroyables colères surgissaient et le désespoir rendait les faibles forts… alors des torrents de sang coulaient des deux côtés… Mais sur qui ce sang doit-il retomber ?… Ah ! qu’il retombe tout entier sur ceux-là qui, par la force, réduisaient leurs frères à un abominable esclavage, sous lequel l’homme, parfois ravalé au niveau de la brute, n’en différait que par ces divins instincts de justice et de liberté que l’oppression la plus affreuse n’étouffe jamais en nous ! Aussi ces instincts se réveillaient-ils formidables lorsque sonnait, d’âge en âge, l’heure de l’affranchissement progressif de l’humanité… C’est ainsi qu’à force de vaillance, d’opiniâtreté, de batailles, de martyres, nos pères ont brisé d’abord les fers de l’esclavage antique où les Franks les avaient maintenus lors de la conquête ; puis ils sont arrivés au servage, condition un peu moins horrible. Puis, de serfs, ils sont devenus vassaux, puis main-mortables, nouveaux progrès ; et toujours ainsi, de pas en pas, se frayant, à force de patience et d’énergie, une route à travers les siècles et les obstacles, ils sont enfin arrivés à reconquérir leur DROIT DIVIN, à eux et à nous ; c’est-à-dire la SOUVERAINETÉ DU PEUPLE. Et n’est-ce pas à la fois un droit et une récompense ? car enfin, à cette heure, tout ce qui constitue la richesse de la France que nos pères avaient reçue des mains de Dieu, nue, inculte et sauvage, ces terres cultivées, ces industries, ces monuments, ces routes, ces canaux, que sais-je ? enfin toutes les merveilles de civilisation dont la France est aujourd’hui couverte, ne sont-elles pas le fruit de l’accumulation du travail de nos aïeux, prolétaires et bourgeois durant des siècles ? Ah ! eux seuls ne sont jamais restés oisifs ! et tandis que les rois, les seigneurs de la conquête franque, et le haut clergé catholique, leur éternel et indigne complice, jouissaient dans l’indolence ; chacune de nos laborieuses générations, à nous autres Gaulois conquis, asservis et dépouillés, augmentait les incalculables richesses du pays ! Et pour prix de ces labours séculaires, le prolétariat aujourd’hui émancipé n’interviendrait pas légalement, pacifiquement, de par son droit souverain, dans une plus équitable exploitation de ces trésors, créés, fécondés, par la sueur et par le sang de ses pères ! Quoi ! pauvres enfants ! le prolétariat risquerait d’être demain replongé dans le servage, parce que, selon la nature des choses, à l’action succède une réaction passagère ; parce que des traîtres ont escaladé le pouvoir ; parce que les rois d’Europe, sentant leur fin venue, redoublent de férocité comme la bête sauvage aux abois ?… Vous désespérez de l’avenir ? lorsque, grâce au suffrage universel, leur dernière et impérissable conquête, les déshérités d’hier, aujourd’hui majorité immense, peuvent demain imposer à la minorité privilégiée de la veille leur volonté, souveraine comme l’équité ? Quoi ? vous désespérez ? lorsque le pouvoir est révocable à la voix de nos représentants, nommés commis par nous JUGES SUPRÊMES de ce pouvoir ?… dans le cas où il aurait l’audace de violer la constitution, cette arche sainte de la république, que nous défendrions au prix de notre sang ! Quoi ! vous désespérez, parce que, depuis dix-huit mois, nous avons lutté, quelque peu souffert ?… Ah ! ce n’est pas pendant dix-huit mois que nos pères ont souffert, ont lutté ; c’est pendant plus de dix-huit siècles… Et si chaque génération a eu ses martyrs, elle a eu ses conquêtes !… et de ces martyrs, de ces conquêtes, vous allez voir les pieuses reliques, les glorieux trophées… Venez, mes enfants, suivez-moi.

Et ce disant, M. Lebrenn se dirigea, suivi de sa famille, dans la chambre aux volets fermés, où le fils, la fille et le gendre du marchand entraient pour la première fois.

Chapitre 14

 

Comment la famille Lebrenn vit de nombreuses curiosités historiques dans la chambre mystérieuse. – Quelles étaient ces curiosités, et pourquoi elles se trouvaient là, ainsi que plusieurs manuscrits singuliers. – De l’engagement sacré que prit Sacrovir entre les mains de son père avant de commencer la lecture de ces manuscrits qui doit chaque soir se faire en famille.

 

La chambre mystérieuse où M. Lebrenn introduisait pour la première fois son fils, sa fille et Georges Duchêne, n’avait, quant à ses dispositions intérieures, rien d’extraordinaire, sinon qu’elle était toujours éclairée par une lampe de forme antique, de même que le sont certains sanctuaires sacrés ; et ce lieu n’était-il pas le sanctuaire des pieux souvenirs, des traditions souvent héroïques de cette famille plébéienne ? Au-dessous de la lampe, les enfants du marchand virent une grande table recouverte d’un tapis, sur cette table un coffret de bronze. Autour de ce coffret, verdi par les siècles, étaient rangés différents objets, dont quelques-uns remontaient à l’antiquité la plus reculée, et dont les plus modernes étaient le casque du comte de Plouernel et l’anneau de fer que le marchand avait rapporté du bagne de Rochefort.

– Mes enfants, – dit M. Lebrenn d’une voix pénétrée en leur désignant du geste les curiosités historiques rassemblées sur la table, – voici les reliques de notre famille… À chacun de ces objets se rattache, pour nous, un souvenir, un nom, un fait, une date ; de même que lorsque notre descendance possédera le récit de ma vie écrite par moi, le casque de monsieur de Plouernel et l’anneau de fer que j’ai porté au bagne auront leur signification historique. C’est ainsi que presque toutes les générations qui nous ont succédé, ont, depuis près de deux mille ans, fourni leur tribut à cette collection.

– Depuis tant de siècles, mon père ! – dit Sacrovir avec un profond étonnement, en regardant sa sœur et son beau-frère.

– Vous saurez plus tard, mes enfants, comment sont parvenues jusqu’à nous ces reliques, peu volumineuses, vous le voyez ; car, sauf le casque de monsieur de Plouernel et un sabre d’honneur donné à mon père à la fin du dernier siècle, ces objets peuvent être renfermés, ainsi qu’ils l’ont été souvent, dans ce coffret de bronze… tabernacle de nos souvenirs, enfoui parfois dans quelque solitude, et y restant de longues années jusqu’à des temps plus calmes.

M. Lebrenn prit alors sur la table le premier de ces débris du passé, rangés par ordre chronologique. C’était un bijou d’or noirci par les siècles, ayant la forme d’une faucille ; un anneau mobile fixé au manche indiquait que ce bijou avait dû se porter suspendu à une chaîne ou à une ceinture.

– Cette petite faucille d’or, mes enfants, – poursuivit M. Lebrenn, – est un emblème druidique ; c’est le plus ancien souvenir que nous possédions de notre famille ; son origine remonte à l’année 57 avant Jésus-Christ ; c’est-à-dire qu’il y a de cela aujourd’hui dix-neuf cent six ans.

– Et ce bijou… l’un des nôtres l’a porté, mon père ? – demanda Velléda.

– Oui, mon enfant, – répondit M. Lebrenn avec émotion. – Celle qui l’a porté était jeune comme toi, belle comme toi… et le cœur le plus angélique !… le courage le plus fier ! Mais à quoi bon ?… vous lirez cette admirable légende de notre famille dans ce manuscrit, – ajouta M. Lebrenn en indiquant à ses enfants un livret auprès duquel était placée la faucille d’or. Ce livret, ainsi que les plus anciens de ceux que l’on voyait sur la table, se composait d’un grand nombre de feuillets oblongs de peau tannée (sorte de parchemin), jadis cousus à la suite les uns des autres en manière de bande longue et étroite[21] ; mais, pour plus de commodité, ils avaient été décousus les uns des autres et reliés en un petit volume, recouvert de chagrin noir, sur le plat duquel on lisait en lettres argentées :

An 57 av. J.-C.

– Mais, mon père, – dit Sacrovir, – je vois sur cette table un livret à peu près pareil à celui-ci, à côté de chacun des objets dont vous nous avez parlé ?…

– C’est qu’en effet, mes enfants, chaque relique provenant d’un des membres de notre famille est accompagnée d’un manuscrit de sa main, racontant sa vie et souvent celle des siens.

– Comment, mon père ? – dit Sacrovir de plus en plus étonné ; – ces manuscrits ?…

– Ont tous été écrits par quelqu’un de nos aïeux… Cela vous surprend, mes enfants ? Vous avez peine à comprendre qu’une famille inconnue possède sa chronique, comme si elle était d’antique race royale ? puis vous vous demandez comment cette chronique a pu se succéder, sans interruption, de siècle en siècle, depuis près de deux mille ans jusqu’à nos jours ?

– En effet, mon père, – dit le jeune homme, – cela me semble si extraordinaire…

– … Que cela touche à l’invraisemblance, n’est-ce pas ? – reprit le marchand.

– Non, mon père, – dit Velléda, puisque vous affirmez que cela est ; mais cela nous étonne beaucoup !

– Sachez d’abord, mes enfants, que cet usage de se transmettre, de génération en génération, soit oralement, soit par écrit, les traditions de famille, a toujours été l’une des coutumes les plus caractéristiques de nos pères les Gaulois, et encore plus religieusement observée chez les Gaulois de Bretagne que partout ailleurs. Chaque famille, si obscure qu’elle fût, avait sa tradition, tandis que dans les autres pays d’Europe cette coutume se pratiquait même rarement parmi les princes et les rois. Pour vous en convaincre, – ajouta le marchand en prenant sur la table un vieux petit livre qui semblait dater des premiers temps de l’imprimerie, – je vais vous citer un passage traduit d’un des plus anciens ouvrages sur la Bretagne, et dont l’autorité fait foi dans le monde savant.

Et M. Lebrenn lut ce qui suit :

« Chez les BRETONS, les gens de la moindre condition connaissent leurs aïeux et retiennent de mémoire toute la ligne de leur ascendance JUSQU’AUX GÉNÉRATIONS LES PLUS RECULÉES, et l’expriment ainsi, par exemple : ÉRÉS, fils de THÉODRIK, – fils D’ENN, – fils D’AECLE, – fils de CADEL, – fils de RODERIK le Grand, ou le chef. Et ainsi de reste. Leurs ancêtres sont pour eux l’objet d’un vrai culte, et les injures qu’ils punissent le plus sont celles faites à leur race. Leurs vengeances sont cruelles et sanguinaires, et ils punissent non-seulement les insultes nouvelles, mais aussi les plus anciennes, faites à leur race, et qu’ils ont toujours présentes tant qu’elles ne sont pas vengées[22]. »

– Vous le voyez, mes enfants, – ajouta M. Lebrenn en reposant le livre sur la table, – notre chronique de famille s’explique ainsi ; et malheureusement vous verrez que quelques-uns de nos aïeux n’ont été que trop fidèles à cette coutume de poursuivre une vengeance de génération en génération… Car plus d’une fois, dans le cours des âges, les Plouernel…

– Que dites-vous, mon père ? – s’écria Georges. – Les ancêtres du comte de Plouernel ont été parfois les ennemis de notre race ?…

– Oui, mes enfants… vous le verrez… Mais n’anticipons pas… Vous comprendrez donc que si nos pères se transmettaient une vengeance de génération en génération, depuis les temps les plus reculés, ils se transmettaient nécessairement aussi les causes de cette vengeance, et en outre les faits les plus importants de chaque génération ; c’est ainsi que nos archives se sont trouvées écrites d’âge en âge jusqu’à aujourd’hui.

– Vous avez raison, mon père, – dit Sacrovir ; – cette coutume explique ce qui nous avait d’abord semblé si extraordinaire.

– Tout à l’heure, mes enfants, – reprit le marchand, – je vous donnerai d’autres éclaircissements sur la langue employée dans ces manuscrits ; laissez-moi d’abord appeler vos regards sur ces pieuses reliques, qui vous diront tant de choses après la lecture de ces manuscrits… Cette faucille d’or, – ajouta M. Lebrenn en replaçant le bijou sur la table, – est donc le symbole du manuscrit numéro 1, portant la date de l’an 57 avant Jésus-Christ. Vous le verrez, ce temps a été pour notre famille, libre alors, une époque de joyeuse prospérité, de mâles vertus, de fiers enseignements. C’était, hélas ! la fin d’un beau jour… de terribles maux l’ont suivi, l’esclavage, les supplices, la mort… – Et après un moment de silence pensif, le marchand reprit : – En un mot, chacun de ces manuscrits vous dira presque siècle par siècle la vie de nos aïeux.

Pendant quelques instants, les enfants de M. Lebrenn, non moins silencieux et émus que leur père, parcoururent d’un regard avide ces débris du passé, dont nous donnerons une sorte de nomenclature chronologique, comme s’il s’agissait de l’inventaire du cabinet d’un antiquaire.

Nous l’avons dit, à la petite FAUCILLE D’OR[23] était joint un manuscrit portant la date de l’an 57 avant Jésus-Christ.

Au manuscrit n° 2, portant la date de l’an 56 avant Jésus-Christ, était jointe UNE CLOCHETTE D’AIRAIN, pareille à celle dont on garnit aujourd’hui en Bretagne les colliers des bœufs.

Cette clochette datait donc au moins de DIX-NEUF CENT SIX ans…

Au manuscrit n° 3, portant la date de l’année 50 après Jésus-Christ, était joint un fragment de COLLIER DE FER, ou carcan, rongé de rouille, sur lequel on reconnaissait les vestiges de ces lettres romaines burinées dans le fer :

SERVUS SUM…

Je suis esclave de…

Nécessairement le nom du possesseur de l’esclave se devait trouver sur le débris du collier qui manquait.

Ce carcan datait donc au moins de dix-sept cent quatre-vingt-dix-neuf ans.

Au manuscrit n° 4, portant la date de l’an 290 de notre histoire, était jointe UNE PETITE CROIX D’ARGENT attachée à une chaînette du même métal, qui semblaient avoir été noircies par le feu.

Cette petite croix datait donc au moins de quinze cent cinquante-neuf ans.

Au manuscrit n° 5, portant la date de l’an 393 de notre histoire, était joint un ornement de cuivre massif, ayant appartenu au cimier d’un casque, et représentant une ALOUETTE les ailes à demi étendues.

Ce débris de casque datait donc au moins de quatorze cent cinquante-six ans.

Au manuscrit n° 6, portant la date de l’année 497 de notre histoire, était jointe la garde d’un poignard de fer, noir de vétusté ; sur la coquille on lisait d’un côté ce mot :

GHILDE ;

Et de l’autre, ces deux mots en langue celtique ou gauloise (le breton de nos jours ou peu s’en faut) :

AMINTIAICH (Amitié).

COUMUNITEZ (Communauté).

Ce manche de poignard datait donc au moins de treize cent cinquante-deux ans.

Au manuscrit n° 7, portant la date de l’an 675 de notre histoire, était jointe une CROSSE ABBATIALE en argent repoussé, autrefois doré. On remarquait parmi les ornements de cette crosse le nom de Méroflède.

Cette crosse datait donc au moins de onze cent soixante-quatorze ans.

Au manuscrit n° 8, portant la date de l’an 787 de notre histoire, étaient jointes DEUX PETITES PIÈCES DE MONNAIE DITES CARLOVINGIENNES, l’une de cuivre, l’autre d’argent, réunies entre elles par un fil de fer.

Ces deux pièces de monnaie dataient donc au moins de mille soixante-deux ans.

Au manuscrit n° 9, portant la date de l’an 885 de notre histoire, était joint le fer d’une SAGETTE (ou flèche) BARBELÉE.

Cette flèche datait donc au moins de neuf cent soixante-quatre ans.

Au manuscrit n° 10, et portant la date de l’an 999 de notre histoire, était joint UN CRÂNE D’ENFANT de huit à dix ans (à en juger par sa structure et son volume). On lisait sur les parois extérieures de ce crâne ces mots, gravés en langue gauloise :

FIN – AL – BÈD (Fin du monde).

Ce crâne datait donc au moins de huit cent cinquante ans.

Au manuscrit n° 11, portant la date de l’an 1010 de notre histoire, était jointe une COQUILLE BLANCHE côtelée, pareille à celles que l’on voit sur les manteaux des pèlerins.

Cette coquille datait au moins de huit cent trente-neuf ans.

Au manuscrit n° 12, portant la date de l’an 1137 de notre histoire, était joint un ANNEAU PASTORAL en or, tel que les ont portés les évêques. Sur l’un des chatons dont il était orné, on voyait gravées les armes des PLOUERNEL (leur blason était de trois serres d’aigle de sable (d’or) sur champ de gueule (fond rouge).

Cet anneau datait donc au moins de sept cent douze ans.

Au manuscrit n° 13, portant la date de l’an 1208 de notre histoire, était jointe une PAIRE DE TENAILLES DE FER, INSTRUMENT DE TORTURE, découpée en lame de scie, de sorte que les dents s’emboîtaient les unes dans les autres.

Cet instrument de torture datait donc au moins de six cent quarante-un ans.

Au manuscrit n° 14, portant la date de l’an 1358 de notre histoire, étaient joints deux objets :

1° Un PETIT TRÉPIED DE FER de six pouces de diamètre, qui semblait à moitié rougi par le feu ;

2° La POIGNÉE D’UNE DAGUE richement damasquinée, et dont le pommeau était orné des armes des comtes de Plouernel.

Ce trépied de fer et cette poignée de dague dataient donc au moins de quatre cent quatre-vingt-onze ans.

Au manuscrit n° 15, portant la date de l’an 1413 de notre histoire, était joint un COUTEAU DE BOUCHER à manche de corne, et dont la lame était à demi brisée.

Ce couteau datait donc au moins de quatre cent trente-six ans.

Au manuscrit n° 16, portant la date de l’an 1515 de notre histoire, était jointe une PETITE BIBLE DE POCHE, appartenant aux premiers temps de l’imprimerie : la couverture de ce livre était presque entièrement brûlée, ainsi que les angles des pages, comme si cette Bible était restée quelque temps exposée au feu ; on remarquait aussi sur plusieurs de ses pages quelques taches de sang.

Cette Bible datait donc au moins de trois cent trente-quatre ans.

Au manuscrit n° 17, portant la date de l’an 1648 de notre histoire, était joint LE FER D’UN LOURD MARTEAU DE FORGERON sur lequel on voyait ces mots incrustés dans le métal en langue bretonne :

EZ – LIBR (Être libre).

Ce marteau datait donc au moins de deux cent un ans.

Au manuscrit n° 18, et portant la date de l’an 1794 de notre histoire, était joint un sabre d’honneur à garde de cuivre doré, avec ces inscriptions gravées des deux côtés de la lame :

République française.

Liberté – Égalité – Fraternité.

Jean LEBRENN a bien mérité de la patrie.

Enfin l’on voyait, mais sans être accompagnés de manuscrit, et seulement portant la date de 1848 et 1849, les deux derniers objets dont se composait cette collection :

Le CASQUE DE DRAGON donné par le comte de Plouernel à M. Lebrenn.

La MANILLE ou l’anneau de fer que le marchand avait porté au bagne de Rochefort.

On comprendra sans doute avec quel pieux respect, avec quelle ardente curiosité, ces débris du passé furent examinés par la famille du marchand. Il interrompit le silence pensif que gardaient ses enfants pendant cet examen, et reprit :

– Ainsi, vous le voyez, mes enfants, ces manuscrits racontent l’histoire de notre famille plébéienne depuis près de deux mille ans ; aussi cette histoire pourrait-elle s’appeler l’histoire du peuple, de ses vicissitudes, de ses coutumes, de ses mœurs, de ses douleurs, de ses fautes, de ses excès, parfois même de ses crimes ; car l’esclavage, l’ignorance et la misère dépravent souvent l’homme en le dégradant. Mais, grâce à Dieu, dans notre famille les mauvaises actions ont été rares, tandis que nombreux ont été les traits de patriotisme et d’héroïsme de nos aïeux, GAULOIS et GAULOISES, pendant leur longue lutte contre la conquête des Romains et des Franks ! Oui, hommes et femmes… car vous le verrez dans bien des pages de ces récits, les femmes, en dignes filles de la Gaule, ont rivalisé de dévouement, de vaillance ! Aussi plusieurs de ces figures touchantes ou héroïques resteront chéries et glorifiées dans votre mémoire comme les saints de notre légende domestique… Un dernier mot sur la langue employée dans ces manuscrits… Vous le savez, mes enfants, votre mère et moi, nous vous avons toujours donné, dès votre plus bas âge, une bonne de notre pays, afin que vous apprissiez à parler le breton en même temps que le français ; aussi, votre mère et moi, nous vous avons toujours entretenus dans l’habitude de cette langue en nous en servant souvent avec vous ?…

– Oui, mon père…

– Eh bien, mon enfant, – dit M. Lebrenn à son fils, – en t’apprenant le breton, j’avais surtout en vue, suivant d’ailleurs une tradition de notre famille, qui n’a jamais abandonné sa langue maternelle, de te mettre à même de lire ces manuscrits.

– Ils sont donc écrits en langue bretonne, père ? – demanda Velléda.

– Oui, enfants ; car la langue bretonne n’est autre que la langue celtique ou gauloise, qui se parlait dans toute la Gaule avant les conquêtes des Romains et des Franks.