Sauf quelques altérations causées par les siècles, elle
s’est à peu près conservée dans notre Bretagne jusqu’à nos
jours[24] ; car, de toutes les provinces de
la Gaule, la Bretagne est la dernière qui se soit soumise aux rois
francks, issus de la conquête… Oui… et ne l’oublions jamais, cette
fière et héroïque devise de nos pères asservis, dépouillés par
l’étranger : « Il nous reste notre nom, notre langue,
notre foi… » Or, mes enfants, depuis deux mille ans de
lutte et d’épreuves, notre famille a conservé son nom, sa langue et
sa foi ; car nous nous appelons Lebrenn, nous parlons
gaulois, et je vous ai élevés dans la foi de nos pères, dans cette
foi à l’immortalité de l’âme et à la continuité de l’existence, qui
nous fait regarder la mort comme un changement d’habitation, rien
de plus…[25] foi sublime, dont la moralité,
enseignée par les druides, se résumait par des préceptes tels que
ceux-ci : « Adorer Dieu. Ne point faire le mal.
Exercer la générosité. Celui-là est pur et saint qui fait des
œuvres célestes et pures. »… Ainsi donc, mes amis,
conservons, comme nos aïeux, notre nom, notre langue, notre
foi.
– À cet engagement nous ne faillirons
pas, mon père ! – répondit Velléda.
– Nous ne montrerons ni moins de courage
ni moins de persistance que nos ancêtres, – ajouta Sacrovir. –
Ah ! quelle émotion sera la mienne lorsque je lirai ces
caractères vénérés qu’ils ont tracés !… Mais l’écriture de la
langue celtique ou gauloise est-elle donc tout à fait la même que
l’écriture bretonne, que nous avons l’habitude de lire,
père ?
– Non, mon enfant ; depuis nombre de
siècles l’écriture gauloise, qui était d’abord la même que celle
des Grecs[26], s’est peu à peu modifiée par le temps,
et est tombée en désuétude ; mais mon grand-père, ouvrier
imprimeur, aussi obscur qu’érudit et lettré, a traduit en écriture
bretonne moderne tous les manuscrits écrits en gaulois. Grâce à ce
travail, tu pourras donc lire ces manuscrits aussi couramment que
tu lis ces légendes si aimées de notre brave Gildas, et qui,
composées il y a huit ou neuf cents ans, courent encore nos
villages de Bretagne, imprimées sur papier gris.
– Mon père, – dit Sacrovir, – une
question encore… Notre famille a-t-elle donc pendant tant de
siècles toujours habité la Bretagne ?
– Non… pas toujours, ainsi que tu le
verras par ces récits… La conquête, les guerres, les rudes et
différentes vicissitudes auxquelles était soumise, dans ces
temps-là, une famille comme la nôtre, ont souvent forcé nos pères
de quitter le pays natal, tantôt parce qu’ils étaient traînés
esclaves ou prisonniers dans d’autres provinces, tantôt pour
échapper à la mort, tantôt pour gagner leur pain, tantôt pour obéir
à des lois étranges, tantôt par suite des hasards du sort ;
mais il est bien peu de nos ancêtres qui n’aient accompli une sorte
de pieux pèlerinage, que j’ai accompli moi-même, et que tu
accompliras à ton tour le 1er janvier de l’année qui
suivra ta majorité, c’est-à-dire le 1er janvier
prochain.
– Pourquoi particulièrement ce jour,
père ?
– Parce que le premier jour de chaque
nouvelle année a toujours été dans les Gaules un jour solennel.
– Et ce pèlerinage, quel
est-il ?
– Tu iras aux pierres druidiques de
KARNAC, près d’Auray.
– On dit, en effet, mon père, que cet
assemblage de gigantesques blocs de granit, que l’on voit encore de
nos jours alignés d’une façon mystérieuse, remontent à la plus
haute antiquité ?
– Il y a deux mille ans et plus, mon
enfant, que l’on ignorait déjà à quelle époque, perdue dans la nuit
des temps, les pierres de Karnak avaient été ainsi
disposées.
– Ah ! père ! on éprouve une
sorte de vertige en songeant à l’âge que doivent avoir ces pierres
monumentales.
– Dieu seul le sait, mes amis ! et
si l’on juge de leur durée à venir par leur durée passée, des
milliers de générations se succéderont encore devant ces monuments
gigantesques, qui défient les âges, et sur lesquels les regards de
nos pères se sont tant de fois arrêtés de siècle en siècle avec un
pieux recueillement.
– Et pourquoi faisaient-ils ce
pèlerinage, père ?
– Parce que le berceau de notre famille,
les champs et la maison du premier de nos aïeux dont ces manuscrits
fassent mention, étaient situés près des pierres de Karnak ;
car, tu le verras, cet aïeul, nommé Joel, en Brenn an Lignez an
Karnak, ce qui signifie, tu le sais, en breton :
Joel, le chef de la tribu de Karnak[27],
cet aïeul était chef ou patriarche, élu par sa tribu, ou par son
clan, comme disent les Écossais…
– De sorte, – dit Georges Duchêne, – que
notre nom, mon père, le nom de Brenn, signifie
chef ?
– Oui, mon ami, cette appellation
honorifique, jointe au nom individuel de chacun, au nom de baptême,
comme on a dit, depuis le christianisme, s’est, par le temps,
changée en nom de famille ; car l’usage des noms de famille ne
commence guère à se répandre généralement dans les familles
plébéiennes que vers le quatorzième ou le quinzième siècle. Ainsi,
dans les premiers âges, on a appelé, par exemple, le fils du
premier de nos aïeux dont je vous ai parlé : Guilhern, mab
eus an Brenn[28],
Guilhern, fils du chef, puis Kirio, petit-fils du
chef, etc., etc. Mais avec les siècles, les mots petit-fils et
arrière-petit-fils ont été supprimés, et l’on n’a plus ajouté au
mot Brenn, devenu par corruption Lebrenn, que le
nom de baptême. Ainsi presque tous les noms empruntés à une
profession, tels que M. Charpentier,
M. Serrurier, M. Boulanger,
M. Tisserand, M. Meunier, etc., etc.,
ont eu presque toujours pour origine une profession manuelle, dont
la désignation s’est transformée, avec le temps, en nom de
famille[29]. Ces explications vous sembleront
peut-être puériles, et pourtant elles constatent un fait grave et
douloureux : l’absence du nom de famille chez nos frères du
peuple… Hélas ! tant qu’ils ont été esclaves ou serfs,
pouvaient-ils avoir des noms, eux qui ne s’appartenaient pas ?
leur maître leur donnait des noms bizarres ou grotesques, de même
qu’on donne un nom de fantaisie à un cheval ou à un chien ;
puis l’esclave vendu à un autre maître, on l’affublait d’un autre
nom… Mais, vous le verrez, à mesure que ces opprimés, grâce à leur
lutte énergique, incessante, arrivent à une condition moins
servile, la conscience de leur dignité d’homme se développe
davantage ; et lorsqu’ils purent enfin avoir un nom à
eux et le transmettre à leurs enfants, obscur, mais honorable,
c’est que déjà ils n’étaient plus esclaves ni serfs, quoique encore
bien malheureux… La conquête du nom propre, du nom de
famille, en raison des devoirs qu’il impose et des droits
qu’il donne, a été l’un des plus grands pas de nos aïeux vers un
complet affranchissement… Un dernier mot, au sujet des manuscrits
que nous allons lire. Vous y trouverez un admirable sentiment de la
nationalité gauloise et de sa foi religieuse, sentiment d’autant
plus indomptable, d’autant plus exagéré peut-être, que la conquête
romaine et franque s’appesantissait davantage sur ces hommes et sur
ces femmes héroïques, si fiers de leur race, et poussant le mépris
de la mort jusqu’à une grandeur surhumaine… Admirons-les,
imitons-les, dans cet ardent amour du pays, dans cette inexorable
haine de l’oppression, dans cette croyance à la perpétuité
progressive de la vie, qui nous délivre du mal de la mort…
Mais tout en glorifiant pieusement le passé, continuons, selon le
mouvement de l’humanité, de marcher vers l’avenir… N’oublions pas
qu’un nouveau monde avait commencé avec le christianisme… Sans
doute son divin esprit de fraternité, d’égalité, de liberté, a été
outrageusement renié, refoulé, persécuté, dès les premiers siècles,
par la plupart des évêques catholiques, possesseurs d’esclaves et
de serfs, gorgés de richesses subtilisées aux Francs conquérants,
en retour de l’absolution de leurs crimes abominables, que leur
vendait le haut clergé… Sans doute, nos pères esclaves, voyant la
parole évangélique étouffée, impuissante à les affranchir, ont
fait, comme on dit, leurs affaires eux-mêmes, se sont soulevés en
armes contre la tyrannie des conquérants, et presque toujours,
ainsi que vous allez en avoir la preuve, là où le sermon avait
échoué, l’insurrection obtenait des concessions durables, selon ce
sage axiome de tous les temps : Aide-toi… le ciel
t’aidera… Mais enfin, malgré l’Église catholique, apostolique
et romaine, le souffle chrétien a passé sur le monde ; il le
pénètre de plus en plus de cette chaleur douce et tendre, dont
manquait, dans sa sublimité, la foi druidique de nos aïeux, qui,
ainsi rajeunie, complétée, doit prendre une sève nouvelle… Sans
doute encore il a été cruel pour nous, conquis, de perdre jusqu’au
nom de notre nationalité, de voir imposer à cette antique et
illustre Gaule le nom de France, par une horde de
conquérants féroces… Aussi, chose remarquable, lors de notre
première révolution la réaction contre les souvenirs de la conquête
et de ces rois de prétendu droit divin, fut si profondément
nationale, que des citoyens ont maudit jusqu’au nom
Français[30], trouvant (et c’était à un certain
point de vue aussi logique que patriotique), trouvant odieux et
stupide de conserver ce nom au jour de la victoire et après
quatorze siècles de lutte contre ces rois et cette race étrangère
qui nous l’avaient infligé comme le stigmate de la
conquête !…
– Cela me rappelle mon pauvre grand-père,
– reprit Georges en souriant, – me disant qu’il n’était plus fier
du tout d’être Français depuis qu’il savait porter le nom des
barbares, des cosaques, qui nous avaient dépouillés et
asservis.
– Moi, je conçois parfaitement, – reprit
Sacrovir, – que l’on revendique ce vieux et illustre nom de Gaule
pour notre pays !
– Certes, – reprit M. Lebrenn, – la
république gauloise sonnerait non moins bien à mes
oreilles que la république française ; mais, d’abord, notre
première et immortelle république a, ce me semble, suffisamment
purifié le nom français de ce qu’il avait de monarchique en le
portant si haut et si loin en Europe ; et puis, voyez-vous,
mes amis, – ajouta le marchand en souriant, – il en est de cette
brave Gaule comme de ces femmes héroïques qui s’illustrent sous le
nom de leur mari… quoique le mariage de la Gaule avec le Franc ait
été singulièrement forcé.
– Je comprends cela, père, – dit Velléda
souriant aussi. – De même que beaucoup de femmes signent leur nom
de famille à côté de celui qu’elles tiennent de leur mari, toutes
les admirables choses accomplies par notre héroïne, sous un nom qui
n’était pas le sien, doivent être signées : FRANCE,
née GAULE…
– Rien de plus juste que cette
comparaison, – ajouta madame Lebrenn. – Notre nom a pu changer,
notre race est restée notre race…
– Maintenant, – reprit M. Lebrenn avec
émotion. – vous êtes initiés à la tradition de famille qui a fondé
nos archives plébéiennes ; vous prenez l’engagement solennel
de les continuer, et d’engager vos enfants à les continuer ?…
Toi, mon fils, et toi, ma fille, à défaut de lui, vous me jurez
d’écrire avec sincérité vos faits et vos actes, justes ou injustes,
louables ou mauvais, afin qu’au jour où vous quitterez cette
existence pour une autre, ce récit de votre vie vienne augmenter
cette chronique de famille, et que l’inexorable justice de nos
descendants estime ou mésestime notre mémoire selon que nous aurons
mérité…
– Oui, père… nous te le
jurons !…
– Eh bien, Sacrovir, aujourd’hui que tu
as accompli ta vingt-et-unième année, tu peux, selon notre
tradition, lire ces manuscrits… Cette lecture, nous la ferons dès
aujourd’hui, chaque soir, en commun ; et pour que Georges
puisse y participer, nous la traduirons en français.
*
*
*
Et ce même soir, M. Lebrenn, sa femme, sa
fille et Georges s’étant réunis, Sacrovir Lebrenn commença ainsi la
lecture du premier manuscrit, intitulé :
LA FAUCILLE D’OR.
L’AUTEUR AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU
PEUPLE
Chers lecteurs,
Permettez-moi d’abord de vous remercier du
bienveillant accueil fait par vous aux Mystères du Peuple,
dont le succès dépasse aujourd’hui toutes mes espérances ;
j’ai reçu de précieux encouragements, de vives preuves de
sympathie. Après y avoir répondu privément, je suis heureux et fier
de vous en témoigner publiquement ici ma reconnaissance ; ce
cordial appui double mes forces. Je vous ai parlé des louanges, je
vous parlerai non moins sincèrement d’une critique qui m’a été
adressée, sous la forme la plus amicale d’ailleurs ; cette
critique m’a paru grave, chers lecteurs, aussi m’a-t-elle engagé à
vous écrire ces quelques mots :
On m’a reproché le grand nombre de
notes dont plusieurs livraisons sont accompagnées :
j’étais allé de moi-même au devant de cette objection, dès la
deuxième livraison, en vous suppliant de lire attentivement ces
notes, dont j’espérais faire aussi comprendre la haute importance.
Je vais être plus explicite :
Quelque confiance que vous daigniez accorder à
ma parole, vous trouverez dans les prochains récits des faits si
étranges, si extraordinaires, souvent même si monstrueux, je dirais
presque si peu croyables, que, sans l’irrécusable autorité
historique dont je les accompagnerai, le lecteur le plus favorable
à cet ouvrage, pourrait croire, non, sans doute, que je l’ai voulu
tromper, mais qu’entraîné par mon imagination de romancier, j’ai
exagéré les faits au delà des limites du possible, afin de les
rendre plus saisissants. Je n’aurai pas cette crainte lorsque la
citation historique textuelle, irréfragable, servant, pour ainsi
dire de poinçon, de contrôle à mon récit, prouvera du moins que,
quelle que soit sa valeur, il est pur et sans alliage.
Et puis, une fois l’œuvre accomplie, ces notes
qui l’accompagnent dès le début, et choisies par moi, je vous
l’affirme, avec un soin scrupuleux, parmi d’innombrables documents,
ces notes formeront, à côté du récit que je tâche de rendre amusant
et varié, non-seulement une histoire authentique des misères, des
souffrances, des luttes et souvent grâce à Dieu, des triomphes de
nos pères à nous autres prolétaires et bourgeois, mais encore une
histoire authentique de leur origine, de leurs religions, de leurs
lois, de leurs mœurs, de leur langage, de leurs costumes, de leurs
habitations, de leurs professions, de leurs arts, de leur
industrie, de leurs métiers, etc., etc.
Un mot à ce sujet, chers lecteurs. Jusqu’ici
(sauf quelques-uns des éminents et modernes historiens déjà cités
dans les notes), l’on avait toujours écrit l’histoire de nos
rois, de leurs cours, de leurs amours adultères, de leurs
batailles, mais jamais notre histoire à nous autres bourgeois et
prolétaires ; on nous la voilait, au contraire, afin que nous
ne puissions y puiser ni mâles enseignements, ni foi, ni espérance
ardente à un avenir meilleur, par la connaissance et la conscience
du passé. Ç’a été un grand mal, car plus nous aurons conscience et
connaissance de ce que nos pères et nos mères ont souffert pour
nous conquérir à travers les âges, pas à pas, siècle à siècle, au
prix de leurs larmes, de leur martyre, de leur sang, les droits et
les libertés consacrés, résumés aujourd’hui par la
souveraineté du peuple écrite dans notre
Constitution, plus les droits, plus les libertés nous seront chers
et sacrés, plus nous serons résolus de les défendre !
Plus nous aurons conscience et connaissance de
l’épouvantable esclavage moral et physique sous lequel nos ennemis
de tous les temps, les rois et seigneurs, issus de la conquête
franque, ainsi que les ultramontains, leurs dignes alliés,
jésuites, inquisiteurs, etc., etc., ont fait gémir nos aïeux à
nous, race de Gaulois conquis, plus nous serons résolus de
briser le joug sanglant et abhorré, si l’on tentait de nous
l’imposer de nouveau.
Enfin, chers lecteurs, plus nous aurons
conscience et connaissance du progrès incessant de l’humanité, qui,
l’histoire le prouve, n’a jamais fait un pas rétrograde, plus nous
serons inébranlables dans notre foi à un avenir toujours
progressif, et plus victorieusement nous triompherons de ce
découragement funeste dont les plus forts se laissent souvent
accabler aux jours des rudes épreuves ! découragement fatal,
car nos ennemis, sans cesse en éveil, l’exploitent avec un art
infernal, pour arrêter, momentanément, notre marche vers la
terre promise.
Enfin et surtout, plus nous aurons conscience
et connaissance des barbaries, des usurpations, des pilleries, des
désastres, des guerres civiles, sociales ou religieuses, des
bouleversements et des révolutions sans nombre, renaissant pour
ainsi dire à chaque siècle de notre histoire, depuis le sacre de ce
bandit couronné, nommé Clovis, jusqu’en 1848, plus nous
rirons de ces hâbleurs qui ont la triste audace de nous présenter
le gouvernement monarchique de droit divin, ou autre, comme une
garantie d’ordre, de paix, de bonheur et de stabilité, et plus nous
serons convaincus qu’il n’y a désormais de salut et de repos pour
la France que dans la République.
C’est donc cette conscience et cette
connaissance du passé qui, seule, peut donner foi et certitude dans
l’avenir, que je tâche de vous inspirer, par ces récits, selon la
faible mesure de mes forces ; or, quelle que soit la
bienveillante sympathie dont vous m’honoriez, je crois de mon
devoir envers vous de joindre la preuve aux faits, l’autorité
historique à la scène que je représente à vos yeux. Il me semble
aussi que votre conviction sera plus puissante, plus féconde pour
vous-même, lorsque vous direz : Cette conviction, je l’ai
puisée aux sources les plus profondes et les plus pures de
l’histoire.
Et voilà pourquoi, chers lecteurs, je vous
conjure de nouveau de lire attentivement ces notes, dont je suis
aussi sobre que possible, mais qui, à mon avis (puissiez-vous le
partager !), sont le complément indispensable de cette œuvre
si cordialement encouragée par vous dès son début.
Permettez-moi d’espérer que vous me
continuerez cette précieuse bienveillance, et croyez à tous mes
efforts pour m’en rendre de plus en plus digne.
Eugène SUE
Aux Bordes, 20 janvier 1850.
Partie 2
LA FAUCILLE D’OR ou HÊNA LA VIERGE DE L’ÎLE DE SÊN. – AN 57 AVANT
JÉSUS-CHRIST.
Chapitre 1
Les Gaulois il y a dix-neuf cents ans.
– JOEL, le laboureur, chef (ou
brenn) de la tribu de Karnak. –
GUILHERN, fils de Joel. – Rencontre qu’ils font d’un
voyageur. – Étrange façon d’offrir l’hospitalité. – Joel, étant
aussi causeur que le voyageur l’est peu, parle avec complaisance de
son fameux étalon, TOM-BRAS, et de son fameux
dogue de guerre, DEBER-TRUD, le mangeur
d’hommes. – Ces confidences ne rendant pas le voyageur
plus communicatif, le bon Joel parle non moins complaisamment de
ses trois fils, GUILHERN, le laboureur,
MIKAËL, l’armurier, et ALBINICK, le marin,
ainsi que de sa fille HÊNA, la vierge de l’île de
Sên. – Au nom d’Hêna, la langue du
voyageur se délie. – On arrive à la maison de Joel.
Celui qui écrit ceci se nomme JOEL, le
brenn de la tribu de Kanak ; il est fils de
Marik, qui était fils de Kirio, fils de
Tiras, fils de Gomer, fils de Vorr, fils
de Glenan, fils d’Erer, fils de Roderik,
choisi pour être chef de l’armée gauloise qui, il y a deux cent
soixante-dix-sept ans, fit payer rançon à Rome.
Joel (pourquoi ne le dirait-il pas ?)
craignait les dieux, avait le cœur droit, le courage ferme et
l’esprit joyeux ; il aimait à rire, à conter, et surtout à
entendre raconter, en vrai Gaulois qu’il était.
Au temps où vivait César[31]
(que son nom soit maudit), Joel demeurait à deux lieues
d’Alrè[32], non loin de la mer et de l’île de
Roswallan, près la lisière de la forêt de Karnak, la plus célèbre
forêt de la Gaule bretonne.
Un soir, le soir du jour qui précédait celui
où Hêna, sa fille… sa fille bien aimée lui était née… il y
avait dix-huit ans de cela… Joel et son fils aîné, Guilhern, à la
tombée du jour, retournaient à leur maison, dans un chariot traîné
par quatre de ces jolis petits bœufs bretons dont les cornes sont
moins grandes que les oreilles. Joel et son fils venaient de porter
de la marne dans leurs terres, ainsi que cela se fait à la
saison d’automne, afin que les champs soient marnés pour
les semailles de printemps. Le chariot gravissait péniblement la
côte de Craig’h, à un endroit où le chemin très-montueux
est resserré entre de grandes roches, et d’où l’on aperçoit au loin
la mer, et plus loin encore l’île de Sen, île mystérieuse
et sacrée.
– Mon père, – dit Guilhern à Joel, –
voyez donc là-bas, au sommet de la côte, ce cavalier qui accourt
vers nous… Malgré la raideur de la descente, il a lancé son cheval
au galop.
– Aussi vrai que le bon
Elldud[33] a inventé la charrue, cet homme va
se casser le cou.
– Où peut-il aller ainsi, père ? Le
soleil se couche ; il fait grand vent, le temps est à l’orage,
et ce chemin ne mène qu’aux grèves désertes…
– Mon fils, cet homme n’est pas de la
Gaule bretonne ; il porte un bonnet de fourrure, une casaque
poilue, et ses jambes sont enveloppées de peaux tannées assujéties
avec des bandelettes rouges.
À sa droite pend une courte hache, à sa gauche
un long couteau dans sa gaîne.
– Son grand cheval noir ne bronche pas
dans cette descente… Mais où va-t-il ainsi ?
– Mon père, cet homme est sans doute
égaré ?
– Ah ! mon fils, – que
Teutâtès t’entende[34] !…
Nous offririons l’hospitalité à ce cavalier ; son costume
annonce qu’il est étranger… Quels beaux récits il nous ferait sur
son pays et sur ses voyages !…
– Que le divin Ogmi[35], dont la parole enchaîne les hommes par
des liens d’or, nous soit favorable, père ! Depuis si
longtemps un étranger conteur ne s’est assis à notre
foyer !
– Et nous n’avons aucune nouvelle de ce
qui se passe dans le reste de la Gaule.
– Malheureusement !
– Ah ! mon fils ! si j’étais
tout-puissant comme Hésus[36],
j’aurais chaque soir un nouveau conteur à mon souper.
– Moi, j’enverrais des hommes partout
voyager, afin qu’ils revinssent me réciter leurs aventures.
– Et si j’avais le pouvoir
d’Hésus, quelles aventures surprenantes je leur
ménagerais, à mes voyageurs, pour doubler l’intérêt de leurs récits
au retour !…
– Mon père ! mon père ! voici
le cavalier près de nous.
– Oui… il arrête son cheval, car la route
est étroite, et nous lui barrons le passage avec notre chariot…
Allons, Guilhern, le moment est propice ; ce voyageur doit
être nécessairement égaré, offrons-lui l’hospitalité pour cette
nuit… nous le garderons demain, et peut-être plusieurs jours
encore… Nous aurons fait une chose bonne, et il nous donnera des
nouvelles de la Gaule et des pays qu’il peut avoir parcourus.
– Et ce sera aussi une grande joie pour
ma sœur Hêna, qui vient demain à la maison pour la fête de sa
naissance.
– Ah ! Guilhern ! je n’avais
pas songé au plaisir qu’aurait ma fille chérie à écouter cet
étranger… Il faut absolument qu’il soit notre hôte !
– Et il le sera, père !… Oh !
il le sera… – reprit Guilhern d’un air très-déterminé.
Joel, étant alors, de même que son fils,
descendu de son chariot, s’avança vers le cavalier. Tous deux, en
le voyant de près, furent frappés de ses traits majestueux.
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