Ainsi nous
disons…
» Et le maquignon reprit ses tablettes
sur lesquelles il écrivit à nouveau avec son stylet.
» – Ton nom ? Taureau, race
gauloise bretonne. Je vois cela d’un coup-d’œil… je suis un
connaisseur… je ne prendrais pas un Breton pour un Bourguignon, ni
un Poitevin pour un Auvergnat… J’en ai beaucoup vendu d’Auvergnats,
l’an passé, après la bataille du Puy… Ton âge ?
» – Vingt-neuf ans…
» – Âge, vingt-neuf ans,
écrivit-il sur ses tablettes. Ton état ?
» – Laboureur.
» – Laboureur, reprit le maquignon d’un
air déçu en se grattant l’oreille avec son stylet. Oh !
oh ! tu n’es que laboureur… Tu n’as pas d’autre
profession ?
» – Je suis soldat aussi.
» – Oh ! oh ! soldat… qui porte
le carcan ne touche de sa vie ni lance ni épée… Ainsi donc, ajouta
le maquignon en soupirant et relisant ses tablettes, où il
écrivit :
« N° 7. Taureau, race gauloise
bretonne, de première vigueur et de la plus grande taille, âgé de
vingt-neuf ans, excellent laboureur. »
» Et il me dit :
» – Ton caractère ?
» – Mon caractère ?
» – Oui, quel est-il ? Rebelle ou
docile ? ouvert ou sournois ? violent ou paisible ?
joyeux ou taciturne ?… Les acheteurs s’inquiètent toujours du
caractère de l’esclave qu’ils achètent, et, quoique l’on ne soit
pas tenu de leur répondre, il est d’un mauvais négoce de les
tromper… Voyons, ami Taureau, quel est ton caractère ?… Dans
ton intérêt, sois sincère… Le maître qui t’achètera saura toujours
à la longue la vérité, et il te fera payer un mensonge plus cher
qu’à moi.
» – Alors écris sur tes tablettes que,
ses forces revenues, le Taureau, à la première occasion, brisera
son joug, éventrera son maître, et fuira dans les bois pour y vivre
libre…
» – Il y a plus de vérités
là-dedans ; car ces brutes de gardiens qui t’ont battu m’ont
dit qu’au premier coup de fouet tu t’étais élancé terrible au bout
de ta chaîne… Mais, vois-tu, ami Taureau, si je t’offrais aux
acheteurs sous la dangereuse enseigne que tu te donnes, je
trouverais peu de chalands… Or, si un honnête commerçant ne doit
pas vanter sa marchandise outre mesure, il ne doit pas non plus la
trop déprécier… J’annoncerai donc ton caractère ainsi que suit. Et
il écrivit :
« Caractère violent, ombrageux, par
suite de son inhabitude de l’esclavage, car il est tout neuf
encore ; mais on l’assouplira en employant tour à tour la
douceur et le châtiment. »
» – Relis un peu…
» – Quoi ?
» – Sous quelle enseigne je serai
vendu.
» – Tu as raison, mon fils ; il faut
s’assurer si cette enseigne sonne bien à l’oreille, et se figurer
le crieur d’enchères… voyons :
« – N° 7. Taureau, race gauloise
bretonne, de première vigueur et de la plus grande taille, âgé de
vingt-neuf ans, excellent laboureur, caractère violent, ombrageux,
par suite de son inhabitude de l’esclavage, car il est tout neuf
encore ; mais on l’assouplira en employant tour à tour la
douceur et le châtiment. »
» – Voilà donc ce qui reste d’un homme
fier et libre dont le seul crime est d’avoir défendu son pays
contre César ! me suis-je dit tout haut avec une grande
amertume. Et ce César, qui, après nous avoir réduits en esclavage,
va partager à ses soldats les champs de nos pères, je ne l’ai pas
tué lorsque je l’emportais tout armé sur mon cheval !…
» – Toi, brave Taureau… tu aurais fait
prisonnier le grand César ? m’a répondu en raillant le
maquignon. Il est fâcheux que je ne puisse faire proclamer ceci à
la criée ; cela ferait de toi un esclave curieux à
posséder.
» Je me suis reproché d’avoir prononcé
devant ce trafiquant de chair humaine des paroles qui ressemblaient
à un regret et à une plainte ; revenant à ma première pensée,
qui me faisait endurer patiemment le verbiage de cet homme, je lui
dit :
» – Puisque tu m’as ramassé sur le champ
de bataille à la place où je suis tombé, as-tu vu près de là un
chariot de guerre attelé à quatre bœufs noirs, avec une femme
pendue au timon ainsi que ses deux enfants ?
» – Si je l’ai vue ! s’écria le
maquignon en soupirant tristement, si je l’ai vue !… Ah !
que d’excellente marchandise perdue ! Nous avons compté dans
ce chariot jusqu’à onze femmes ou jeunes filles, toutes belles…
oh ! belles !… à valoir au moins quarante ou cinquante
sous d’or chacune… mais mortes… tout à fait mortes !… Et elles
n’ont profité à personne !…
» – Et dans ce chariot… il ne restait ni
femmes… ni enfants… vivants ?…
» – De femmes ?… Non… hélas !
non… pas une… au grand dommage des soldats romains et au
mien ; mais, des enfants… il en est resté, je crois, deux ou
trois, qui avaient survécu à la mort que leur avaient voulu donner
ces féroces Gauloises, furieuses comme des lionnes…
» – Et où sont-ils ? m’écriai-je en
pensant à mon fils et à ma fille qui étaient peut-être des
survivants ; où sont-ils ces enfants ? Réponds…
réponds !…
» – Je te l’ai dit, brave Taureau, je
n’achète que les blessés ; un de mes confrères aura acheté le
lot d’enfants… ainsi que d’autres petits, car l’on en a encore
ramassé quelques-uns vivants dans d’autres chariots… Mais que
t’importe qu’il y ait ou non des enfants à vendre ?…
» – C’est que, moi, j’avais une fille et
un fils… dans ce chariot, ai-je répondu en sentant mon cœur se
briser.
» – Et de quel âge ces enfants ?
» – La fille, huit ans… le garçon, neuf
ans…
» – Et ta femme ?
» – Si aucune des onze femmes du chariot
n’a été trouvée vivante, ma femme est morte.
» – Et voilà qui est fâcheux,
très-fâcheux ; ta femme était féconde, puisque tu avais déjà
deux enfants ; on aurait pu faire un bon marché de vous
quatre… Ah ! que de bien perdu !…
» J’ai réprimé un mouvement de vaine
colère contre cet infâme vieillard… et j’ai répondu :
» – Oui, on aurait mis en vente le
taureau et la taure… le taurin et la taurine ?…
» – Certainement ; puisque César va
distribuer vos terres dépeuplées à grand nombre de ses vétérans,
ceux d’entre eux qui ne se sont pas réservé de prisonniers seront
obligés d’acheter des esclaves pour cultiver et repeupler leurs
lots de terre, et justement tu es de race rustique et forte ;
c’est ce qui fait mon espoir de te bien vendre.
» – Écoute-moi… j’aimerais mieux savoir
mon fils et ma fille tués comme leur mère, que réservés à
l’esclavage… Cependant, puisque l’on a trouvé sur nos chariots
quelques enfants ayant survécu à la mort, et cela m’étonne, car la
Gauloise frappe toujours d’une main ferme et sûre, lorsqu’il s’agit
de soustraire sa race à la honte… il se peut que mon fils et ma
fille soient parmi les enfants que l’on vendra bientôt… Comment
pourrai-je le savoir ?…
» – À quoi bon savoir cela ?
» – Afin d’avoir du moins avec moi mes
deux enfants…
» Le maquignon se prit à rire, haussa les
épaules et me répondit :
» – Tu ne m’as donc pas entendu ?…
Eh ! par Jupiter ! ne t’avise pas d’être sourd… ce serait
un cas rédhibitoire… Je t’ai dit que je n’achète ni ne vends
d’enfants, moi…
» – Que me fait cela ?
» – Cela fait que, sur cent acheteurs
d’esclaves de travail rustique, il n’y en aurait pas dix assez fous
pour acheter un homme seul avec ses deux enfants sans leur mère…
Aussi, te mettre en vente avec tes deux petits, s’ils vivent
encore, ce serait m’exposer à perdre la moitié de ta valeur, en
grevant ton acheteur de deux bouches inutiles… Me comprends-tu…
crâne épais ?… Non, car tu me regardes d’un air farouche et
hébété… Je te répète que j’aurais été obligé d’acheter deux enfants
avec toi dans un lot, ou bien on me les eût donnés par-dessus le
marché en réjouissance, comme le vieux
Perce-Peau, que mon premier soin eût été de te mettre en
vente sans eux… Comprends-tu à la fin ?
» J’ai compris à la fin ; car,
jusqu’alors, je n’avais pas songé à ce raffinement de torture dans
l’esclavage… Penser que mes deux enfants, s’ils vivaient, pouvaient
être vendus… je ne savais où, ni à qui, et loin de moi… je ne l’ai
pas cru possible, tant cela me paraissait affreux ! Mon cœur
s’est gonflé de douleur… et j’ai dit presque en suppliant, tant je
souffrais, j’ai dit au maquignon :
» – Tu me trompes !… Qu’en ferait-on
de mes enfants ? Qui voudrait acheter de pauvres petites
créatures si jeunes ? des bouches inutiles… tu l’as dit
toi-même ?…
» – Oh ! oh ! ceux qui font le
commerce des enfants ont une clientèle à part et assurée, surtout
si les enfants sont jolis… Les tiens le sont-ils ?
» – Oui, ai-je répondu malgré moi, me
rappelant alors les figures blondes de mon petit Sylvest et de ma
petite Siomara, qui se ressemblaient comme deux jumeaux, et que
j’avais embrassés une dernière fois un moment avant la bataille de
Vannes. Ah ! oui, ils sont beaux !… comme était leur
mère…
» – S’ils sont beaux, rassure-toi, mon
brave Taureau de labour ; ils seront faciles à placer ;
les marchands d’enfants ont surtout pour clientèle des sénateurs
romains décrépits et blasés qui aiment les fruits verts… et
justement on annonce la prochaine arrivée du très-riche et
très-noble seigneur Trimalcion… un vieil amateur fort capricieux…
Il voyageait dans les colonies romaines du midi de la Gaule, et il
doit, dit-on, venir ici avec sa galère, aussi splendide qu’un
palais… Il voudra sans doute ramener en Italie quelques gentils
échantillons de la marmaille gauloise… Et si tes enfants sont
jolis, leur sort est assuré[21], car le
seigneur Trimalcion est un des clients de mon confrère.
» J’avais écouté d’abord le maquignon
sans savoir ce qu’il voulait dire ; mais bientôt j’ai eu comme
un vertige d’horreur, à cette pensée que mes enfants, s’ils avaient
malheureusement échappé à la mort que leur mère si prévoyante
voulait leur donner, pouvaient être conduits en Italie pour y
accomplir de monstrueuses destinées… Ce n’est pas de la colère, de
la fureur que j’ai ressentie ; non… mais une douleur si
grande, une épouvante si terrible, que je me suis agenouillé sur la
paille, et j’ai tendu, malgré mes menottes, mes mains suppliantes
vers le maquignon ; puis, ne trouvant pas une parole, j’ai
pleuré… à genoux…
» Le maquignon m’a regardé fort surpris,
et m’a dit :
» – Eh bien ! qu’est-ce, mon brave
Taureau ? qu’y a-t-il ?
» – Mes enfants !… ai-je pu
seulement répondre, car les sanglots étouffaient ma voix. Mes
enfants… s’ils vivent !…
» – Tes enfants ?…
» – Ce que tu as dit… le sort qui les
attend… si on les vend à ces hommes…
» – Comment… ce sort t’alarme pour
eux ?
» – Hésus ! Hésus !… me suis-je
écrié en invoquant Dieu et me lamentant, c’est horrible !…
» – Deviens-tu fou ? a repris le
maquignon. Qu’y a-t-il d’horrible dans le sort qui attend tes
enfants ?… Ah ! que vous êtes bien, en Gaule, de vrais
barbares ! Mais, sache-le donc : il n’est pas d’existence
plus douce, plus fleurie, que celle de ces petites joueuses de
flûte et de ces petits danseurs[22] dont
s’amusent ces vieux richards… Si tu les voyais, les petits fripons,
les joues couvertes de fard, le front couronné de roses, avec leurs
robes flottantes pailletées d’or et leurs riches pendant
d’oreilles… et les petites filles… si tu les voyais, avec leurs
tuniques et…
» Je n’ai pu laisser le maquignon
continuer… un nuage sanglant a passé devant mes yeux ; je me
suis élancé, furieux, désespéré, vers cet infâme ; mais, cette
fois encore, ma chaîne, en se tendant brusquement, m’a fait
trébucher, tomber et rouler sur ma paille… J’ai regardé autour de
moi… Rien, pas un bâton, pas une pierre, rien… Alors, devenant, je
crois, insensé, je me suis replié sur moi-même, et j’ai mordu ma
chaîne comme aurait fait une bête sauvage enchaînée…
» – Quelle brute gauloise ! s’est
écrié le maquignon en haussant les épaules et en se tenant hors de
ma portée. Il est prêt à rugir, à bondir, à mordre sa chaîne comme
un loup à l’attache, parce qu’on lui dit que ses enfants, s’ils
sont beaux, auront à vivre dans l’opulence, la mollesse et les
voluptés… Que serait-ce donc, sot que tu es, s’ils étaient laids ou
difformes, tes enfants ? Sais-tu à qui on les vendrait ?
À ces riches seigneurs très-curieux de lire l’avenir dans les
entrailles palpitantes d’enfants fraîchement égorgés pour cette
expérience divinatoire[23].
» – Ô Hésus ! me suis-je écrié plein
d’espoir à cette pensée, faites qu’il en soit ainsi des miens,
malgré leur beauté ! Oh ! pour eux, la mort… mais qu’ils
aillent revivre ailleurs dans leur innocence, auprès de leur chaste
mère !…
» Et je n’ai pu m’empêcher de pleurer
encore…
» – Ami Taureau, a repris le maquignon
d’un air fâché, je ne m’étais point trompé en te portant sur ma
tablette comme violent et emporté ; mais je crains que tu
n’aies un défaut pire que ceux-là… je veux dire une tendance à la
tristesse… J’ai vu des esclaves chagrins fondre comme neige d’hiver
au soleil du printemps, devenir aussi secs que des parchemins, et
causer grand dommage à leur propriétaire par cette chétive
apparence… Ainsi, prends garde à toi ; il me reste à peine
quinze jours avant l’encan où tu dois être vendu ; c’est peu
pour te ramener à ton embonpoint naturel, pour te donner un teint
frais et reposé, une peau souple et lisse, enfin tous les signes de
la vigueur et de la santé qui allèchent les amateurs jaloux de
posséder un esclave sain et robuste. Pour obtenir ce résultat, je
ne veux rien ménager, ni bonne nourriture, ni soins, ni aucun de
ces petits artifices à nous connus pour parer agréablement notre
marchandise. Mais il faut que, de ton côté, tu me secondes ;
or si, loin de là, tu ne décolères pas, si (et cela est pire
encore) si tu te mets à larmoyer, à te désoler, c’est-à-dire à
dépérir, en rêvant creux à tes enfants, au lieu de me faire honneur
et profit par ta bonne mine, ainsi que le doit tout bon esclave
jaloux de l’intérêt de son maître… prends garde à toi, ami Taureau,
prends garde ! je ne suis pas novice dans mon commerce… je le
fais depuis longtemps et dans tous les pays… J’en ai dompté de plus
intraitables que toi ; j’ai rendu des Sardes dociles,
et des Sarmates doux comme des agneaux[24]…
juge de mon savoir-faire… Ainsi, crois-moi, ne t’évertue pas à me
causer préjudice en dépérissant ; je suis très-doux,
très-clément ; je n’aime point par goût les châtiments ;
ils laissent souvent des traces qui déprécient les esclaves…
Cependant, si tu m’y obliges, tu feras connaissance avec les
mystères de l’ergastule[25] des
récalcitrants… Songe à cela, ami Taureau… Voici bientôt l’heure du
repas : le médecin affirme que l’on peut maintenant te donner
une nourriture substantielle ; on va t’apporter de la poule
bouillie avec du gruau arrosé de jus de mouton rôti, de bon pain et
de bon vin mélangé d’eau… Je saurai si tu as mangé de bon appétit
et de manière à réparer tes forces, au lieu de les perdre en
larmoyant… ainsi donc, mange, c’est le seul moyen de gagner mes
bonnes grâces… mange beaucoup… mange toujours… j’y
pourvoirai : tu ne mangeras jamais assez à mon gré, car tu es
loin d’être à pleine peau… et il faut que tu y sois, à
pleine peau… et cela, tu m’entends, avant quinze jours, terme de
l’encan… Je te laisse sur ces réflexions ; prie les Dieux
qu’elles te profitent, sinon… oh ! sinon, je te plains, ami
Taureau…
» Et, en disant cela, le maquignon m’a
laissé seul, enchaîné dans ce réduit dont la porte épaisse s’est
refermée sur moi. »
Chapitre 6
La soirée des supplices. – Les anciens de
la tribu de Vannes. – Le More bourreau. – L’exécution. – Derniers
cris d’un barde et de deux druides. – La veillée de l’encan. –
Toilette de Guilhern. – Philtre magique. – Guilhern se croit
victime des sortilèges du maquignon. – Le marché aux esclaves. – La
cage. – Guilhern est essayé et vendu. – Les captives gauloises. –
Indignes outrages que subit leur chasteté. – Le noble seigneur
Trimalcion. – Les enfants à l’encan.
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