– Sylvest et Siomara, fils et fille de Guilhern. – Horreurs sans nom qui rompent le charme magique dont Guilhern se croyait victime. – Il se souvient à propos de son vieux dogue de guerre Deber-Trud, le mangeur d’hommes.

 

» Sans mon incertitude sur le sort de mes enfants, je me serais tué, après le départ du maquignon, en me brisant la tête sur la muraille de ma prison ou en refusant toute nourriture. Beaucoup de Gaulois avaient ainsi échappé à l’esclavage ; mais je ne devais pas mourir avant de savoir si mes enfants étaient vivants ; et, en ce cas, je ne devais pas non plus mourir sans avoir fait ce qui dépendait de moi pour les arracher à la destinée dont ils étaient menacés. J’ai d’abord examiné mon réduit, afin de voir si, mes forces une fois revenues, j’avais quoique chance de m’échapper… Il était formé de trois côtés par une muraille, et de l’autre par une épaisse cloison renforcée de poutres entre deux desquelles s’ouvrait la porte, toujours soigneusement verrouillée au dehors : un barreau de fer traversait la fenêtre, trop étroite pour me donner passage. Je visitai ma chaîne et les anneaux, dont l’un était rivé à ma jambe et l’autre fixé à l’une des barres transversales de ma couche ; il m’était impossible de me déchaîner, eussé-je été aussi vigoureux qu’auparavant… Alors, moi, Guilhern, fils de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, j’ai dû songer à la ruse… à la ruse !… à me mettre dans les bonnes grâces du maquignon, afin d’obtenir de lui quelques renseignements sur mon petit Sylvest et ma petite Siomara… Pour cela, il ne fallait ni dépérir, ni paraître triste et effrayé du sort réservé à mes enfants… J’ai craint de ne pouvoir réussir à feindre ; notre race gauloise n’a jamais connu la fourbe et le mensonge : elle triomphe ou elle meurt !…

» Le soir même de ce jour où, revenant à moi, j’ai eu conscience de mon esclavage, j’ai assisté à un spectacle d’une terrible grandeur ; il a relevé mon courage… je n’ai pas désespéré du salut et de la liberté de la Gaule. La nuit allait venir ; j’ai entendu d’abord le piétinement de plusieurs troupes de cavalerie arrivant au pas sur la grande place de la ville de Vannes, que je pouvais apercevoir par l’étroite fenêtre de ma prison. J’ai regardé ; voici ce que j’ai vu :

» Deux cohortes d’infanterie romaine et une légion de cavalerie, rangées en bataille, entouraient un grand espace vide au milieu duquel s’élevait une plate-forme, en charpente. Sur cette plate-forme était placé un de ces lourds billots de bois dont on se sert pour dépecer les viandes. Un More de gigantesque stature, au teint bronzé, les cheveux ceints d’une bandelette écarlate, les bras et les jambes nus, portant une casaque et un court caleçon de peau tannée çà et là tachés d’un rouge sombre, se tenait debout à côté de ce billot, une hache à la main.

» J’ai entendu retentir au loin les longs clairons des Romains : ils sonnaient une marche lugubre. Le bruit s’est rapproché ; une des cohortes rangées sur la place a ouvert ses rangs en formant la haie ; les clairons romains sont entrés les premiers sur la place ; ils précédaient des légionnaires bardés de fer. Après cette troupe venaient des prisonniers de notre armée, garrottés deux à deux ; puis (et mon cœur a commencé de battre avec angoisse) puis venaient des femmes, des enfants, aussi garrottés… Plus de deux portées de fronde me séparaient de ces captifs ; à une si grande distance je ne pouvais distinguer leurs traits, malgré mes efforts… Pourtant, mon fils et ma fille se trouvaient peut-être là… Ces prisonniers de tout âge, de tout sexe, serrés entre deux haies de soldats, ont été rangés au pied de la plate-forme ; d’autres troupes ont encore défilé, et, après elle, j’ai compté vingt-deux autres captifs marchant un à un, mais non pas enchaînés, ceux-là ; je l’ai reconnu à leur libre et fière allure : c’étaient les chefs et les anciens de la ville et de la tribu de Vannes, tous vieillards à cheveux blancs… Parmi eux, et marchant les derniers, j’ai distingué deux druides et un barde du collège de la forêt de Karnak, reconnaissables, les premiers à leurs longues robes blanches, le second à sa tunique rayée de pourpre. Ensuite a paru encore de l’infanterie romaine ; et enfin, entre deux escortes de cavaliers numides couverts de leurs longs manteaux blancs, César, à cheval et entouré de ses officiers. J’ai reconnu le fléau des Gaules à l’armure dont il était revêtu, lorsque, à l’aide de mon bien-aimé frère Mikaël l’armurier, j’emportais César tout armé sur mon cheval… Oh !… combien, à sa vue, j’ai maudit de nouveau mon ébahissement stupide qui fut le salut du bourreau de mon pays !

» César s’est arrêté à quelque distance de la plate-forme ; il a fait un signe de la main droite… Aussitôt les vingt-deux prisonniers, le barde et les deux druides passant les derniers, sont montés d’un pas tranquille sur la plate-forme… Tour à tour ils ont posé leur tête blanche sur le billot, et chacune de ces têtes vénérées, abattue par la hache du More, a roulé aux pieds des captifs garrottés.

» Le barde et les deux druides restaient seuls à mourir… Ils se sont tous trois enlacés dans une dernière étreinte, la tête et les mains levées au ciel… Puis ils ont crié d’une voix forte ces paroles de ma sœur HÊNA, la vierge de l’île de Sên, à l’heure de son sacrifice volontaire sur les pierres de Karnak… ces paroles qui avaient été le signal du soulèvement de la Bretagne contre les Romains :

« Hésus ! Hésus !… par ce sang qui va couler, clémence pour la Gaule !…

» Gaulois, par ce sang qui va couler, victoire à nos armes !… »

» Et le barde a ajouté :

« Le chef des cent vallées est sauf… Espoir pour nos armes !… »

» Et tous les captifs gaulois, hommes, femmes, enfants, qui assistaient au supplice, ont ensemble répété les dernières paroles des druides, les acclamant d’une voix si puissante, que l’air en a vibré jusque dans ma prison.

» Après ce chant suprême, le barde et les deux druides ont tout à tour porté leurs têtes sacrées sur le billot, et elles ont roulé comme les têtes des anciens de la ville de Vannes[26].

» À ce moment, tous les captifs ont entonné d’une voix si forte et si menaçante le refrain de guerre des bardes : « Frappe le Romain !… frappe… frappe à la tête !… frappe fort le Romain !… » que les légionnaires, abaissant leurs lances, ont resserré précipitamment les captifs, désarmés et garrottés pourtant, dans un cercle de fer hérissé de piques…

» Mais cette grande voix de nos frères était venue jusqu’aux blessés, renfermés, comme moi, dans le hangar, et tous, et moi-même, nous avons répondu aux cris des autres prisonniers par le refrain de guerre :

« Frappe le Romain !… frappe… frappe à la tête !… frappe fort le Romain !… »

» Telle a été la fin de la guerre de Bretagne, de cet appel aux armes fait par les druides du haut des pierres sacrées de la forêt de Karnak, après le sacrifice volontaire de ma sœur Hêna… de cet appel aux armes terminé par la bataille de Vannes. Mais la Gaule, quoique envahie de toutes part, devait résister encore. Le chef des cent vallées, forcé d’abandonner la Bretagne, allait soulever les autres populations restées libres…

» Hésus ! Hésus ! ce ne sont pas seulement les malheurs de ma sainte et bien-aimée patrie qui ont déchiré mon cœur… ce sont aussi les malheurs de ma famille… Hélas ! à chaque blessure de la patrie, la famille saigne !

» Forcément résigné à mon sort, j’ai repris peu à peu mes forces, espérant chaque jour obtenir du maquignon quelques renseignements sur mes enfants… Je les lui avais dépeints le plus soigneusement possible ; il me répondait toujours que, parmi les petits captifs qu’il avait vus, il n’en connaissait pas de semblables au signalement que je lui donnais, mais que plusieurs marchands avaient l’habitude de cacher à tous les yeux leurs esclaves de choix jusqu’au jour de la vente publique. Il m’apprit aussi que le noble seigneur Trimalcion, cet homme qui achetait les enfants, et dont le nom seul me faisait frémir d’horreur, était arrivé à Vannes sur sa galère.

» Après quinze jours de captivité vint le moment de la vente.

» La veille, le maquignon entra dans ma prison : il me présenta lui-même mon repas, et y assista. Il avait, en outre, apporté un flacon de vieux vin des Gaules.

» – Ami Taureau, m’a-t-il dit avec sa jovialité habituelle, je suis content de toi ; ta peau s’est à peu près remplie ; tu n’as plus d’emportements insensés et, si tu ne te montre pas très-joyeux, du moins je ne te trouve plus triste et larmoyant… Nous allons boire ensemble ce flacon à ton heureux placement chez un bon maître et au gain que tu me produiras.

» – Non, ai-je répondu ; je ne boirai pas…

» – Pourquoi cela ?

» – La servitude rend le vin amer… et surtout le vin du pays où l’on est né.

» – Tu réponds mal à mes bontés ; tu ne veux pas boire… libre à toi… Je voulais vider une première coupe à ton heureux placement et la seconde à ton rapprochement de tes enfants : j’avais une bonne raison pour cela.

» – Que dis-tu ? me suis-je écrié plein d’espoir et d’angoisse. Tu saurais quelque chose sur eux ?

» – Je ne sais rien…, a-t-il repris brusquement.

» Et se levant comme pour sortir…

» – Tu refuses une avance amicale… Tu as bien soupé… dors bien.

» – Mais que sais-tu de mes enfants ? Parle ! je t’en conjure… parle !…

» – Le vin seul me délie la langue, ami Taureau, et je ne suis point de ces gens qui aiment à boire seuls… Tu es trop fier pour vider une coupe avec ton maître… Dors bien jusqu’à demain, jour de l’encan.

» Et il fait de nouveau un pas vers la porte. J’ai craint d’irriter cet homme en refusant de céder à sa fantaisie, et surtout de perdre cette occasion d’avoir des nouvelles de mon petit Sylvest et de ma petite Siomara…

» – Tu le veux donc absolument ? lui ai-je dit ; je boirai donc, et surtout je boirai à l’espoir de revoir bientôt mon fils et ma fille.

» – Tu te fais prier beaucoup, reprit le maquignon en se rapprochant de moi à la longueur de ma chaîne.

» Puis il me versa une pleine coupe de vin, et s’en versa une à lui-même. Je me souvins plus tard qu’il la porta longuement à ses lèvres, sans qu’il me fût possible de m’assurer qu’il avait bu.

» – Allons, ajouta-t-il, allons, buvons… au bon gain que je ferai sur toi.

» – Oui, buvons à mon espoir de revoir mes enfants.

» À mon tour je vidai ma coupe ; ce vin me sembla excellent.

» – J’ai promis, reprit cet homme, je tiendrai ma promesse. Tu m’as dit que le chariot où se trouvait ta famille le jour de la bataille de Vannes était attelé de quatre bœufs noirs ?

» – Oui.

» – De quatre bœufs portant chacun une petite marque blanche au milieu du front ?

» – Oui, ils étaient quatre frères et pareils, ai-je répondu sans pouvoir m’empêcher de soupirer, songeant à ce bel attelage élevé dans nos prairies, et que mon père et ma mère admiraient toujours.

» – Ces bœufs portaient au cou des colliers de cuir garnis de clochettes d’airain pareilles à celle-ci, poursuivit le maquignon en fouillant à sa poche.

» Et il en tira une clochette qu’il me montra.

» Je la reconnus ; elle avait été fabriquée par mon frère Mikaël l’armurier et portait la marque de tous les objets façonnés par lui.

» – Cette clochette vient de nos bœufs, lui dis-je. Veux-tu me la donner ?… Elle n’a aucune valeur.

» – Quoi ! me répondit-il en riant, tu voudrais aussi te pendre des clochettes au cou, ami Taureau ?… C’est ton droit… Tiens, prends-la… Je l’avais seulement apportée pour savoir de toi si l’attelage dont elle provient était celui du chariot de ta famille.

» – Oui, ai-je dit en mettant cette clochette dans la poche de mes braies, comme le seul souvenir qui devait peut-être me rester du passé ; oui, cet attelage était le nôtre ; mais il m’a semblé voir un ou deux bœufs tomber blessés dans la mêlée ?

» – Tu ne te trompes pas… deux de ces bœufs ont été tués dans la bataille ; les deux autres, quoique légèrement blessés, sont vivants, et ont été achetés (j’ai seulement su cela aujourd’hui) par un de mes confrères qui a acheté aussi trois enfants restés dans ce chariot : deux, dont un petit garçon et une petite fille de huit à neuf ans, à demi étranglés, avaient encore le lacet autour du cou ; mais l’on a pu les rappeler à la vie…

» – Et ce marchand…, me suis-je écrié tout tremblant, où est-il ?…

» – Ici, à Vannes… Tu le verras demain ; nous avons tiré au sort nos places pour l’encan, et elles sont voisines l’une de l’autre… Si les enfants qu’il a à vendre sont les tiens, tu vois que tu seras rapproché d’eux.

» – En serai-je bien près ?

» – Tu en seras loin comme deux fois la longueur de ta prison… Mais qu’as-tu à porter ainsi les mains à ton front ?

» – Je ne sais pas… Il y a longtemps que je n’ai bu de vin ; la chaleur de celui que tu m’as versé me monte à la tête… Depuis quelques instants… je me sens étourdi…

» – Cela prouve, ami Taureau, que mon vin est généreux, a repris le maquignon avec un sourire étrange.

» Puis, se levant, il est sorti, a appelé un des gardiens, et est rentré avec un coffre sous le bras… Il a ensuite soigneusement refermé la porte et étendu un lambeau de couverture devant la fenêtre, afin que l’on ne pût voir du dehors dans mon réduit, éclairé par une lampe… Ceci fait, il m’a regardé très-attentivement, sans prononcer une parole, tout en ouvrant son coffret, dont il a tiré plusieurs flacons, des éponges, un petit vase d’argent avec un long tube recourbé ainsi que différents instruments, dont l’un en acier me parut très-tranchant. À mesure que je contemplais le maquignon, toujours silencieux, je sentais s’augmenter en moi un engourdissement inexplicable ; mes paupières alourdies se fermèrent deux ou trois fois malgré moi. Assis jusqu’alors sur ma couche de paille, où j’étais toujours enchaîné, j’ai été obligé d’appuyer ma tête au mur, tant elle devenait pesante, embarrassée. Le maquignon me dit en riant :

» – Ami Taureau, il ne faut pas t’inquiéter de ce qui t’arrive.

» – Quoi ? répondis-je en tâchant de sortit de ma torpeur. Que m’arrive-t-il ?

» – Tu sens un espèce de demi-sommeil te gagner malgré toi.

» – C’est vrai.

» – Tu m’entends, tu me vois, mais comme si ta vue et ton oreille étaient couvertes d’un voile.

» – C’est vrai, murmurai-je, car ma voix faiblissait aussi, et, sans éprouver aucune douleur, tout en moi semblait s’éteindre peu à peu.

» Je fis cependant un effort pour dire à cet homme :

» – Pourquoi suis-je ainsi ?

» – Parce que je t’ai préparé à la toilette d’esclave.

» – Quelle toilette ?

» – Je possède, ami Taureau, certains philtres magiques pour parer ma marchandise… Ainsi, quoique tu sois maintenant assez bien en chair, la privation d’exercice et de grand air, la fièvre allumée par tes blessures, la tristesse qu’occasionne toujours la captivité, d’autres causes encore ont séché, terni ta peau, jauni ton teint ; mais, grâce à mes philtres, demain matin tu auras la peau aussi fraîche et aussi souple, le teint aussi vermeil que si tu arrivais des champs, mon brave rustique ! cette apparence ne durera guère qu’un jour ou deux ; mais je compte, par Jupiter, que demain soir tu seras vendu : libre à toi de rejaunir ou de dépérir chez ton nouveau maître… Je vais donc commencer par te mettre nu et t’oindre le corps de cette huile préparée, dit le maquignon en débouchant un de ses flacons[27].

» Ces apprêts me parurent si honteux pour ma dignité d’homme que, malgré l’engourdissement qui m’accablait de plus en plus, je me dressai sur mon séant et m’écriai en agitant mes mains et mes bras libres de toute entrave :

» – Je n’ai pas de menottes aujourd’hui… Si tu approches, je t’étrangle !

» – Voilà ce que j’avais prévu, ami Taureau, dit le maquignon en versant tranquillement l’huile de son flacon dans un vase où il mit à tremper une éponge. Tu vas vouloir résister, t’emporter… J’aurais pu te faire garrotter par les gardiens ; mais, dans ta violence, tu te serais meurtri les membres ; détestable enseigne pour la vente, car ces meurtrissures annoncent toujours un esclave récalcitrant… Et tout à l’heure, quels cris n’aurais-tu pas poussés, quelle révolte, lorsqu’il va falloir te raser la tête en signe d’esclavage[28].

» À cette dernière et insultante menace (un des plus grands outrages que l’on puisse faire à un Gaulois n’est-il pas de le priver de sa chevelure[29] ?), j’ai rassemblé ce qui me restait de forces pour me lever, et je me suis levé en menaçant le maquignon :

» – Par Rhita-Gaur ! ce saint des Gaulois qui se faisait, lui, une saie de la barbe des rois qu’il avait rasés, je te tue, si tu oses toucher à un seul cheveu de ma tête !…

» – Oh ! oh ! rassure-toi, ami Taureau, me répondit le maquignon en me montrant un instrument tranchant, rassure-toi… ce n’est pas un seul de tes cheveux que je couperai… mais tous.

» Je ne pus me tenir plus longtemps debout ; vacillant bientôt sur mes jambes comme un homme ivre, je retombai sur ma paille, tandis que le maquignon, riant aux éclats, me disait en me montrant toujours son instrument d’acier :

» – Grâce à ceci, ton front sera tout-à-l’heure aussi chauve que celui du grand César, que tu as, dis-tu, emporté tout armé sur ton cheval, ami Taureau… Et le philtre magique que tu as bu dans ce vin des Gaules va te mettre à ma merci, aussi inerte qu’un cadavre.

» Et le maquignon disait vrai ; ces paroles ont été les dernières dont je me souvienne… Un sommeil de plomb s’est appesanti sur moi ; je n’ai plus eu conscience de ce que l’on me faisait.

» Et cela n’était que le prélude d’une journée horrible, rendue doublement horrible par le mystère dont elle est encore à cette heure enveloppée.

» Oui, à cette heure où j’écris ceci pour toi, ô mon fils Sylvest ! afin que, dans ce récit sincère et détaillé, où je te dis une à une les souffrances, les hontes infligées à notre pays et à notre race, tu puises une haine impitoyable contre les Romains… en attendant le jour de la vengeance et de la délivrance… oui, à cette heure encore, les mystères de cette horrible journée de vente sont impénétrables pour moi, à moins que je ne les explique par les sortilèges du maquignon, plusieurs de ces gens étant, dit-on, adonnés à la magie ; mais nos druides vénérés affirment que la magie n’existe pas.

» Le jour de l’encan, j’ai été éveillé le matin par mon maître, car je dormais profondément : je me suis souvenu de ce qui s’était passé la veille ; mon premier mouvement a été de porter mes deux mains à ma tête ; j’ai senti qu’elle était rasée ainsi que ma barbe… Cela m’a grandement affligé ; mais au lieu d’entrer en fureur, comme je l’aurais fait la veille, j’ai seulement versé quelques larmes en regardant le maquignon avec beaucoup de crainte… Oui, j’ai pleuré devant cet homme… oui, je l’ai regardé avec crainte !…

» Que s’était-il passé en moi depuis la veille ? Étais-je encore sous l’influence de ce philtre versé dans le vin ? Non… ma torpeur avait disparu ; je me trouvais dispos de corps, sain d’entendement ; mais, quant au caractère et au courage, je me suis senti amolli, énervé, craintif, et, pourquoi ne pas le dire ? lâche !… oui… lâche !… Moi, Guilhern, fils de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, je regardais timidement autour de moi ; presque à chaque instant mon cœur semblait se fondre et les larmes me montaient aux yeux, de même qu’auparavant le sang de la colère et de la fierté me montait au front… De cette inexplicable transformation, due peut-être au sortilège, j’avais vaguement conscience, et je m’en étonnais… puisque aujourd’hui je m’en souviens, je m’en étonne, et qu’aucun des détails de cette horrible journée ne s’est effacé de ma mémoire.

» Le maquignon m’observait en silence d’un air triomphant ; il ne m’avait laissé que mes braies. J’étais nu jusqu’à la ceinture ; je restais assis sur ma couche. Il m’a dit :

» – Lève-toi…

» Je me suis hâté d’obéir. Il a tiré de sa poche un petit miroir d’acier, me l’a tendu, et a repris :

» – Regarde-toi.

» Je me suis regardé : grâce aux sortilèges de cet homme, j’avais les joues vermeilles, le teint clair et reposé, comme si d’affreux malheurs ne s’étaient pas appesantis sur moi et sur les miens. Cependant, en voyant pour la première fois dans le miroir ma figure et ma tête complètement rasées, en signe de servitude… j’ai de nouveau versé des larmes, tâchant de les dissimuler au maquignon, de crainte de l’indisposer… Il a remis le miroir dans sa poche, a pris sur la table une couronne tressée de feuilles de hêtre[30], et m’a dit :

» – Baisse la tête.

» J’ai obéi… mon maître m’a posé cette couronne sur le front ; ensuite il a pris un parchemin où étaient inscrites plusieurs lignes en gros caractères latins, et, au moyen de deux lacets noués derrière mon cou, il a attaché cet écriteau, qui pendait sur ma poitrine[31] ; il m’a jeté sur les épaules une longue couverture de laine, a ouvert le ressort secret qui attachait ma chaîne à l’extrémité de ma couche ; puis cette chaîne a été fixée par lui à un anneau de fer, que l’on m’avait rivé à l’autre cheville pendant mon lourd sommeil ; de sorte que, quoique enchaîné par les deux jambes, je pouvais marcher à petits pas, ayant de plus les deux mains liées derrière le dos.

» D’après l’ordre du maquignon, que j’ai suivi, docile et soumis comme le chien qui suit son maître, j’ai ainsi descendu péniblement, à cause du peu de longueur de ma chaîne, les degrés qui de mon réduit conduisaient au hangar ; là, couchés sur la paille, j’ai retrouvé plusieurs captifs, parmi lesquels j’avais passé ma première nuit ; leur guérison n’était pas sans doute assez avancée pour qu’ils puissent être mis en vente.