D’autres esclaves, dont la tête avait été rasée comme la
mienne, par surprise ou par force, portaient aussi des couronnes de
feuillages, des écriteaux sur la poitrine, des menottes aux mains,
de lourdes entraves aux pieds. Ils commencèrent, sous la
surveillance des gardiens armés, à défiler par une porte qui
s’ouvrait sur la grande place de la ville de Vannes. Là se tenait
l’encan ; presque tous les captifs me parurent mornes,
abattus, soumis comme moi ; ils baissaient les yeux ainsi que
des gens honteux de s’entre-regarder. Parmi les derniers, j’ai
reconnu deux ou trois hommes de notre tribu ; l’un d’eux me
dit à demi-voix en passant près de moi :
» – Guilhern… nous sommes rasés, mais les
cheveux repoussent et les ongles aussi !
» J’ai compris que le Gaulois voulait me
donner à entendre que l’heure de la vengeance viendrait un
jour ; mais dans l’inconcevable lâcheté qui m’énervait depuis
le matin, j’ai feint de ne pas comprendre le captif, tant j’avais
peur du maquignon[32].
» L’emplacement occupé par notre maître
pour l’encan de ses esclaves n’était pas éloigné du hangar où nous
avions été retenus prisonniers ; nous sommes bientôt arrivés
dans une espèce de loge entourée de planches de trois côtés,
recouverte de paille ; d’autres loges pareilles, que je vis en
me rendant à la nôtre, étaient disposées à droite et à gauche d’un
long espace formant comme une rue. Là se promenaient en foule des
officiers et des soldats romains, des acheteurs ou revendeurs
d’esclaves, et autres gens qui suivaient les armées ; ils
regardaient les captifs enchaînés dans des loges avec une railleuse
et outrageante curiosité. Mon maître m’avait averti que sa place au
marché se trouvait en face de celle de son confrère, au pouvoir de
qui étaient mes enfants. J’ai jeté les yeux sur la loge située
vis-à-vis de la nôtre ; je n’ai rien pu voir : une toile
abaissée en cachait l’entrée ; j’ai seulement entendu, au bout
de quelques instants, des imprécations et des cris perçants, mêlés
de gémissements douloureux poussés par des femmes, qui disaient en
gaulois :
» – La mort… la mort, mais pas
d’outrages !
» – Ces sottes timorées font les
vestales, parce qu’on les met toutes nues pour les montrer aux
acheteurs, me dit le maquignon qui m’avait gardé près de lui.
» Bientôt il m’a emmené dans le fond de
notre loge ; en la traversant, j’y ai compté neufs captifs,
les uns adolescents, les autres de mon âge ; deux seulement
avaient dépassé l’âge mûr. Ceux-ci s’assirent sur la paille, le
front baissé, pour échapper aux regards des curieux ; ceux-là
s’étendirent la face contre terre ; quelques-uns restèrent
debout, jetant autour d’eux des regards farouches ; les
gardiens, le fouet à la main, le sabre au côté, les surveillaient.
Le maquignon me montra une cage en charpente, espèce de grande
boîte placée au fond de la loge, et me dit :
» – Ami Taureau, tu es la perle,
l’escarboucle de mon lot : entre dans cette cage ; la
comparaison que l’on ferait de toi aux autres esclaves les
déprécieraient trop ; en habile marchand, je vais d’abord
essayer de vendre ce que j’ai de moins vaillant… on écoule le
fretin avant le gros poisson.
» J’ai obéi : je suis rentré dans la
cage ; mon maître en a fermé la porte. Je pouvais me tenir
debout, une ouverture pratiquée au plafond me permettait de
respirer sans être vu du dehors[33] ;
bientôt une cloche a sonné : c’était le signal de la vente. De
tous côtés se sont élevées les voix glapissantes des crieurs
annonçant les enchères des marchands de chair humaine qui en langue
romaine vantaient leurs esclaves, en invitant les acheteurs à
entrer dans les loges. Plusieurs chalands sont venus visiter le lot
du maquignon ; sans comprendre les paroles qu’il leur
adressait, j’ai deviné, aux inflexions de sa voix, qu’il
s’efforçait de les capter pendant que le crieur annonçait les
enchères offertes. De temps à autre un grand tumulte s’élevant dans
la loge se mêlait aux imprécations du marchand et au bruit du fouet
des gardiens : ils frappaient sans doute quelques-uns de mes
compagnons de captivité, qui refusaient de suivre le nouveau maître
auquel ils venaient d’être adjugés par la criée ;
mais bientôt ces clameurs cessaient, étouffées sous le bâillon.
D’autres fois j’entendais les piétinements d’une lutte sourde,
désespérée, quoique muette… Cette lutte se terminait aussi sous les
efforts des gardiens. J’étais effrayé du courage que montraient ces
captifs ; je ne comprenais plus ni la résistance ni
l’audace ; j’étais plongé dans ma lâche inertie, lorsque la
porte de ma cage s’est ouverte ; le maquignon, tout joyeux,
s’est écrié :
» – Tout est vendu, sauf toi, ma perle,
mon escarboucle. Et par Mercure ! à qui je promets une
offrande, en reconnaissance de mon gain d’aujourd’hui, je crois
avoir trouvé pour toi un acquéreur de gré à gré.
» Mon maître m’a fait sortir de la
cage ; j’ai traversé la loge ; je n’y ai plus vu aucun
esclave ; je me suis trouvé en face d’un homme à cheveux gris,
d’une figure froide et dure ; il portait l’habit militaire,
boitait très-bas et s’appuyait sur la canne en cep de vigne qui
distingue le rang des centurions dans l’armée romaine. Le
maquignon ayant enlevé de dessus mes épaules la couverture de laine
dont j’étais enveloppé, je suis resté nu jusqu’à la ceinture… puis
j’ai été obligé de quitter mes braies : mon maître, en homme
fier de sa marchandise, exposait ainsi ma nudité aux yeux de
l’acheteur.
» Plusieurs curieux rassemblés au dehors
me regardaient ; j’ai baissé les yeux, ressentant de la honte,
de l’affliction… non de la colère.
» Après avoir lu l’écriteau qui pendait à
mon cou, l’acheteur m’examina longuement, tout en répondant, par
plusieurs signes de tête approbatifs, à ce que le marchand lui
disait en langue romaine avec sa volubilité habituelle ;
souvent il l’interrompait pour mesurer, au moyen de ses doigts
qu’il écartait, tantôt la largeur de ma poitrine, tantôt la
grosseur de mes bras, de mes cuisses ou la carrure de mes
épaules.
» Ce premier examen parut satisfaire le
centurion, car le maquignon me dit :
» – Sois fier pour ton maître, ami
Taureau, ta structure est trouvée sans défaut… « Voyez, ai-je
dit à l’acheteur, voyez si les statuaires grecs ne feraient pas de
ce superbe esclave le modèle d’une statue d’Hercule ? »
Mon client est de mon avis ; il faut maintenant lui montrer
que ta vigueur et ton agilité sont dignes de ton apparence.
» Mon maître, me montrant alors un poids
de plomb placé là pour cette épreuve, me dit en me déliant les
bras :
» – Tu vas remettre tes braies, puis
prendre ce poids entre tes deux mains, le lever au-dessus de ta
tête, et le tenir ainsi suspendu le plus longtemps que tu le
pourras.
» J’allais exécuter cet ordre avec ma
stupide docilité, lorsque le centurion se baissa vers le poids de
plomb, et essaya de l’enlever de terre, ce qu’il fit à grand’peine,
pendant que le maquignon me disait :
» – Ce malin boiteux est un vieux renard
aussi fin que moi ; il sait que beaucoup de marchands ont,
pour éprouver la force de leurs esclaves, des poids demi-creux qui
semblent peser deux et trois fois plus qu’ils ne pèsent
réellement ; allons, ami Taureau, montre à ce défiant que tu
es aussi vigoureux que solidement bâti.
» Mes forces n’étaient pas encore
entièrement revenues ; cependant je pris ce lourd poids entre
mes deux mains, et je l’élevai au-dessus de ma tête, où je le
balançai un moment ; j’eus alors la vague pensée de le laisser
retomber sur le crâne de mon maître, et de l’écraser ainsi à mes
pieds… Mais ce ressouvenir de mon courage passé s’éteignit bien
vite dans ma timidité présente, et je rejetai le poids sur le
sol.
» Le Romain boiteux parut satisfait.
» – De mieux en mieux, ami Taureau, me
dit le maquignon ; par Hercule, ton patron, jamais esclave n’a
fait plus d’honneur à son propriétaire. Ta force est
démontrée ; maintenant, voyons ton agilité. Deux gardiens vont
tenir cette barre de bois à la hauteur d’une coudée ; tu vas,
quoique tes pieds soient enchaînés, sauter par-dessus cette barre à
plusieurs reprises[34] :
rien ne prouve mieux la vigueur et l’élasticité des membres.
» Malgré mes récentes cicatrices et la
pesanteur de ma chaîne, je sautai plusieurs fois à pieds joints
par-dessus la barre, au nouveau contentement du centurion.
» – De mieux en mieux, reprit le
maquignon ; tu es reconnu aussi fortement construit et aussi
agile que vigoureux ; reste à montrer l’inoffensive douceur de
ton caractère… Quant à cette dernière épreuve… je suis certain
d’avance de son succès…
» Et de nouveau il m’attacha les mains
derrière le dos.
» Je ne compris pas d’abord ce que
voulait dire le marchand, car il prit un fouet de la main d’un
gardien ; puis, me désignant du bout de ce fouet, il parla
tout bas à l’acheteur : celui-ci fit un signe
d’assentiment ; déjà le maquignon s’avançait vers moi, lorsque
le boiteux prit lui-même le fouet.
» – Le vieux renard toujours défiant,
craint que je ne te fouaille pas assez dru, ami Taureau ;
allons, ne bronche pas… fais-moi une dernière fois honneur et
profit en montrant que tu endures patiemment les châtiments.
» À peine avait-il prononcé ces mots, que
le boiteux m’asséna sur les épaules et sur la poitrine une grêle de
coups ; je ressentis la douleur, mais non la honte de
l’outrage ; je pleurai en tombant à genoux et demandai grâce…
pendant que les curieux amassés à l’entrée de la loge riaient aux
éclats.
» Le centurion, surpris de tant de
résignation chez un Gaulois, abaissa son fouet et regarda le
maquignon qui, par son geste semblait lui dire :
» – Vous avais-je trompé… ?
» Alors, me flattant du plat de sa main
qu’il passa sur mon échine meurtrie, de même que l’on flatte un
animal dont on est satisfait, mon maître reprit :
» – Si tu es taureau pour la force, tu es
agneau pour la douceur ; je m’attendais à cette patience.
Maintenant, quelques questions sur ton métier de laboureur, et le
marché sera conclu ; l’acheteur demande : Où étais-tu
laboureur ?
» – Dans la tribu de Karnak, ai-je
répondu avec un lâche soupir ; là, je cultivais avec ma
famille les champs de nos pères…
» Le maquignon reporta ma réponse au
boiteux ; il échangea quelque mots avec le marchand, qui
reprit :
» – L’acheteur demande où étaient placées
la maison et les terres de ta famille.
» – Non loin et à l’orient des pierres de
Karnak, sur la hauteur de Craig’h.
» À cette réponse, le Romain fut si
satisfait, qu’il parut à peine croire à ce qu’il apprenait, car le
maquignon me dit :
» – Rien de plus défiant que ce boiteux…
Pour être certain que je ne le trompe pas et que je lui traduis
fidèlement tes paroles, il exige que tu traces devant lui, là sur
le sable, la position des terres et de la maison de ta famille par
rapport aux pierres de Karnak et au bord de la mer ; je ne
sais malheureusement pas quel intérêt il a à savoir cela, car si
c’est une convenance pour lui, je la lui ferai payer cher… Mais
obéis à son ordre.
» Mes mains furent de nouveau
déliées ; je pris le manche du fouet de l’un des gardiens, et
je traçai sur le sable, sous les yeux attentifs du centurion, la
position des pierres de Karnak et de la côte de Craig’h, puis
l’emplacement de notre maison et de nos champs à l’orient de
Karnak.
» Le boiteux frappa dans ses mains en
signe de joie ; il tira de sa poche une longue bourse, y puisa
un grand nombre de pièces d’or qu’il offrit au maquignon. Après un
assez long débat sur le prix de mon corps, le vendeur et l’acheteur
tombèrent d’accord.
» – Par Mercure, me dit le maquignon, je
t’ai vendu trente-huit sous d’or, moitié comptant, comme arrhes,
moitié à la fin de la vente, lorsque le boiteux te viendra prendre…
Avais-je tort de te dire l’escarboucle de mon lot ? Puis il
ajouta : – Ton nouveau maître, et je comprends cela lorsqu’il
s’agit d’un esclave que l’on a chèrement payé, ton nouveau maître
ne te trouve pas assez sûrement enchaîné ; il veut qu’on
ajoute des entraves à ta chaîne ; il viendra te chercher en
chariot.
» En outre de ma chaîne, on me mit aux
pieds deux pesantes entraves de fer, qui m’auraient empêché de
marcher autrement qu’en sautant à pieds joints si j’avais pu sauter
en enlevant un poids si lourd ; mes menottes furent
soigneusement visitées, et je m’assis dans un coin de la loge
pendant que le maquignon comptait son or.
» À ce moment, la toile qui cachait
l’entrée de la loge située vis-à-vis de celle où je me trouvais
s’est relevée… Voici ce que j’ai vu.
» D’un côté, trois belles jeunes femmes
ou jeunes filles… les mêmes sans doute que j’avais entendues
supplier et gémir pendant qu’on les dépouillait de leurs vêtements
pour les livrer aux regards des acheteurs, étaient assises, encore
demi-nues, leurs pieds nus aussi, enduits de craie[35], passés dans les anneaux d’une longue
barre de fer. Serrées les unes contre les autres, elles
s’enlaçaient de telle sorte, que deux d’entre elles, encore
écrasées de honte, cachaient leur figure dans le sein de la
troisième. Celle-ci, pâle et sombre, sa longue chevelure noire
dénouée, baissait la tête sur sa poitrine découverte et meurtrie…
meurtrie sans doute pendant la lutte de ces infortunées contre les
gardiens qui les avaient déshabillées. À peu de distance d’elles,
deux petits enfants de trois à quatre ans au plus, et seulement
attachés par la ceinture à une corde légère fixée à un pieu,
riaient et s’ébattaient sur la paille avec l’insouciance de leur
âge ; j’ai pensé, sans me tromper, j’en suis certain, que ces
enfants n’appartenaient à aucune des trois Gauloises.
» À l’autre coin de la loge, je vis une
matrone de taille aussi élevée que celle de ma mère Margarid, les
menottes aux mains, les entraves aux pieds ; elle se tenait
debout, appuyée à une poutre à laquelle elle était enchaînée par le
milieu du corps, immobile comme une statue, sa chevelure grise en
désordre, les yeux fixes, la figure livide, effrayante ; elle
poussait de temps à autre un éclat de rire à la fois menaçant et
insensé… Enfin, au fond de la loge, j’ai aperçu une cage semblable
à celle d’où je sortais ; dans cette cage devaient se trouver
mes deux enfants, selon ce que m’avait dit le maquignon. Les larmes
me sont venues aux yeux… Cependant, malgré la faiblesse qui
m’énervait et me glaçait encore, j’ai senti, en pensant que mes
enfants étaient là… si près de moi… j’ai senti une légère chaleur
me monter du cœur à la tête, comme un symptôme encore lointain du
réveil de mon énergie.
» Maintenant, mon fils Sylvest, toi pour
qui j’écris ceci… lis lentement ce qui va suivre… Oui, lis
lentement… afin que chaque mot de ce récit pénètre à jamais ton âme
d’une haine implacable contre les Romains… haine qui doit éclater
terrible au jour de la vengeance… Lis ceci, mon fils, et tu
comprendras que ta mère, après vous avoir donné la vie à ta sœur et
à toi, après vous avoir comblés de sa tendresse, ne pouvait mieux
vous prouver à tous deux son maternel amour qu’en essayant de vous
tuer, afin de vous emmener d’ici pour aller revivre ailleurs auprès
d’elle et des nôtres… Hélas ! vous avez survécu à sa céleste
prévoyance.
» Voici donc, mon fils, ce qui s’est
passé…
» J’avais les yeux fixés sur la cage où
je te supposais prisonnier avec ta sœur, lorsque j’ai vu entrer
dans cette loge un vieillard magnifiquement vêtu ; c’était le
riche et noble seigneur Trimalcion, aussi usé par la débauche que
par les années : ses yeux ternes, froids, comme ceux d’un
mort, semblaient sans regard ; sa figure hideuse et ridée
disparaissait à demi sous une épaisse couche de fard. Il portait
une perruque blonde frisée[36], des
boucles d’oreilles ornées de pierreries et un gros bouquet à la
ceinture de sa longue robe brodée, que son manteau de peluche rouge
laissait entrevoir. Il traînait péniblement ses pas, appuyant ses
mains sur les épaules de deux jeunes esclaves de quinze à seize
ans, vêtus avec luxe, mais d’une façon si étrange, si efféminée,
que l’on ne savait si l’on devait les prendre pour des hommes ou
pour des femmes. Deux autres esclaves plus âgés suivaient :
l’un tenait sur son bras la pelisse fourrée de son maître, l’autre
un vase de nuit en or[37].
» Le marchand de la loge est accouru
au-devant du seigneur Trimalcion avec empressement et respect, lui
a adressé quelques mots, puis il a avancé un escabeau où le
vieillard s’est assis. Ce siège n’ayant pas de dossier, un des
jeunes esclaves s’est aussitôt placé debout et immobile derrière
son maître, afin de lui servir d’appui, tandis que l’autre esclave
s’est couché par terre à un signe du noble seigneur, a soulevé ses
pieds chaussés de riches sandales, et, les enveloppant d’un pli de
sa robe, il les a tenus pressés contre sa poitrine, afin sans doute
de les réchauffer[38].
» Le vieillard, ainsi appuyé, le dos et
les pieds sur le corps de ses esclaves, a dit quelques mots au
marchand. Celui-ci a d’abord montré du geste les trois esclaves
demi-nues… Alors le seigneur Trimalcion (lis toujours, mon
fils ; que le cœur ne te faiblisse point à ces horreurs et à
de plus monstrueuses encore !… elles amasseront le terrible
levain de haine qui, d’âge en âge, doit fermenter dans notre race,
jusqu’au jour de la justice et de la délivrance) ; alors le
noble et riche seigneur, à la vue de ces trois belles jeunes femmes
que lui désignait le marchand, s’est tourné vers les Gauloises
captives, et a craché de leur côté, comme pour témoigner de son
souverain mépris !…
» À cet outrage, les esclaves du
vieillard et les Romains rassemblés aux abords de la loge ont ri
aux éclats. Le marchand a ensuite indiqué au seigneur Trimalcion
les deux tout petits enfants jouant sur la paille ; il a
haussé les épaules en prononçant je ne sais quelles horribles
paroles ; elles devaient être horribles, car les éclats de
rire des Romains ont redoublé.
» Le marchand, espérant enfin contenter
ce difficile acheteur, s’est dirigé vers la cage, l’a ouverte, et
en a fait sortir trois enfants enveloppés de longs voiles blancs
qui cachaient leur visage : deux de ces enfants étaient de la
taille de mon fils et de ma fille ; l’autre, plus petit.
Celui-ci a d’abord été dévoilé aux yeux du vieillard ; j’ai
reconnu la fille d’une de nos parentes, dont le mari avait été tué
en défendant notre chariot de guerre ; elle s’était tuée
ensuite comme les autres femmes de notre famille, oubliant sans
doute, dans ce moment suprême, de mettre son enfant à mort. Cette
petite fille était chétive et sans beauté ; le seigneur
Trimalcion, après un coup d’œil rapide jeté sur elle, fit de la
main un geste impatient, comme s’il eût été irrité de ce que l’on
osât offrir à ses regards un objet si peu digne de les fixer… Elle
fut reconduite dans la cage par un gardien : les deux autres
enfants restèrent là, toujours voilés.
» Moi, mon fils, je voyais ceci du fond
de la loge du maquignon, les bras liés derrière le dos par des
menottes et de doubles anneaux de fer, les jambes enchaînées et les
deux pieds joints par une entrave d’un poids énorme. Je me sentais
toujours sous l’empire du sortilège.
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