Cependant, mon sang, jusqu’alors figé dans mes veines, commençait à y circuler de plus en plus vivement… Un vague frémissement faisait de temps à autre tressaillir mes membres… Le réveil approchait… Je n’étais pas le seul à frémir : les trois jeunes Gauloises et la matrone, oubliant leur honte et leur désespoir, trouvaient dans leurs cœurs de fille, d’épouse ou de mère, une douloureuse épouvante pour le sort de ces enfants offerts à cet horrible vieillard. Quoique demi-nues, elles ne songeaient plus à se soustraire aux regards licencieux des spectateurs du dehors, et couvaient des yeux avec une sorte de terreur maternelle les deux enfants voilés, tandis que la matrone, liée à un poteau, les yeux étincelants, les dents serrées par une rage impuissante, levait au ciel ses bras enchaînés comme pour appeler le châtiment des Dieux sur ces monstruosités…

» À un signe du seigneur Trimalcion, les voiles sont tombés… et je vous ai reconnus tous deux… toi, mon fils Sylvest, et ta sœur Siomara…

» Lis toujours, mon fils… lis toujours, et attends…

» Vous étiez tous deux pâles, amaigris ; vous frissonniez d’effroi ; la douleur se lisait sur vos visages baignés de larmes… Les longs cheveux blonds de ma petite fille tombaient sur ses épaules ; elle n’osait lever les yeux, non plus que toi ; vous vous teniez tous deux par la main, serrés l’un contre l’autre… Malgré la terreur qui bouleversait sa figure, je revoyais ma fille dans sa rare et enfantine beauté… beauté maudite ! car, à son aspect, les yeux morts du seigneur Trimalcion s’allumèrent et brillèrent comme des charbons ardents au milieu de son visage ridé couvert de fard. Il se redressa, tendit vers ma fille ses mains décharnées, comme pour s’emparer de sa proie, et un sourire affreux découvrit ses dents jaunes… Siomara, épouvantée, se rejeta en arrière et se cramponna à ton cou. Le marchand vous eut bientôt séparés, et la ramena près du vieillard. Celui-ci, repoussant alors du pied son esclave couché à terre, s’empara de ma fille, la saisit entre ses genoux, maîtrisa facilement les efforts qu’elle faisait afin de lui échapper en poussant des cris perçants, rompit violemment les cordons qui attachaient la petite robe de mon enfant, et la mit à moitié nue pour examiner sa poitrine et ses épaules, tandis que le marchand te contenait, mon fils.

» Et moi… le père des deux victimes… moi qui, chargé de chaînes voyais cela… que faisais-je ?… Lis toujours, mon fils… lis toujours, et attend…

» À ce crime du seigneur Trimalcion… le plus exécrable des crimes !… outrager la chasteté d’un enfant !… les trois Gauloises enchaînées et la matrone furent un effort désespéré, mais vain, pour rompre leurs fers, et se mirent à pousser des imprécations et des gémissements…

» Le seigneur Trimalcion acheva paisiblement son horrible examen, dit quelques mots au marchand, et aussitôt un gardien rajusta la robe de mon enfant, plus morte que vive, l’enveloppa dans un long voile qu’il lia autour d’elle, et, prenant entre ses bras ce léger fardeau, il se tint prêt à suivre le vieillard qui, pour payer le marchand, prenait de l’or dans sa bourse… À ce moment de désespoir suprême… toi et ta sœur… pauvres enfants égarés par la terreur, vous avez crié comme si vous croyiez pouvoir être entendus et secourus… vous avez crié : Ma mère !… mon père !…

» Jusqu’à ce moment, vois-tu, mon fils, moi, j’avais assisté à cette scène, haletant, presque fou de douleur et de rage, à mesure que, luttant de toute la puissance de mon cœur paternel contre les sortilèges du maquignon, j’en triomphais peu à peu… Mais, à ces cris poussés par toi et par ta sœur : Ma mère !… mon père !… le charme se rompit tout-à-fait… je retrouvai toute ma raison, tout mon courage ; votre vue me donna une telle secousse, un tel élan de fureur, que, ne pouvant briser mes fers, je me suis dressé, et, les mains toujours enchaînées derrière le dos, les jambes toujours chargées de lourdes entraves, je me suis élancé hors de ma loge, et, en deux bonds sautés à pieds joints, je suis tombé comme la foudre sur le noble seigneur Trimalcion… Il a, du choc, roulé sous moi ; alors, faute de la liberté de mes mains pour l’étrangler, je l’ai mordu au visage… où j’ai pu… à la joue, je crois, près du cou… et puis je n’ai plus démordu… Les maquignons, leurs gardiens, se sont jetés sur nous ; mais, pesant de tout mon poids sur ce hideux vieillard qui poussait des hurlements, je n’ai pas démordu… Le sang de ce monstre m’inondait la bouche… on a frappé sur moi à coups de fouet, à coups de bâton, à coup de pierre… je n’ai pas démordu, je n’ai pas plus quitté ma proie que notre vieux dogue de guerre, Deber-Trud, le mangeur d’hommes, ne quittait la sienne… Non… et ainsi que lui, je n’ai démordu qu’en emportant un lambeau de la chair du riche et noble seigneur Trimalcion, lambeau sanglant que j’ai craché à sa face hideuse, livide, agonisante, comme il avait craché sur les captives gauloises.

» – Père ! père !… me criais-tu pendant ce temps-là, toi.

» Alors, voulant me rapprocher de vous deux, mes enfants, je me suis redressé effrayant… oui, effrayant… car, pendant un moment, un cercle d’épouvante s’est fait autour de l’esclave gaulois chargé de fers.

» – Père !… père !… t’es-tu encore écrié en tendant vers moi tes petits bras, malgré le gardien qui te retenait.

» J’ai fait un bond vers toi ; mais aussitôt le marchand, monté sur la cage où vous aviez été renfermés, mes enfants, m’a jeté à l’improviste une couverture sur la tête ; l’on m’a en même temps saisi par les jambes : j’ai été renversé, garrotté de mille liens… La couverture, dont j’avais la tête et les épaules enveloppées, a été liée autour de mon cou, et, dans cette couverture, les bourreaux ont pratiqué un trou qui me permit malheureusement de respirer… car j’espérais étouffer…

» J’ai senti que l’on me transportait dans notre loge, où l’on m’a jeté sur la paille, mis hors d’état de faire un mouvement ; puis, assez longtemps après cela, j’ai entendu le centurion, mon nouveau maître, se disputer vivement avec le maquignon et le marchand qui avait vendu Siomara au seigneur Trimalcion… Puis, tous sont sortis ; le silence s’est fait autour de moi. Plus tard, le maquignon, de retour, s’est approché de moi, et me crossant du pied avec rage, après avoir écarté la couverture qui cachait mon visage, il m’a dit d’une voix tremblante de colère :

» – Scélérat !… sais-tu ce que m’a coûté la bouchée de chair humaine que tu as arrachée de la figure du noble seigneur Trimalcion ? Dis… le sais-tu, bête féroce ?… Cette bouchée de chair m’a coûté vingt sous d’or !… plus de la moitié de ce que je t’avais acheté ; car je suis responsable de tes méfaits, infâme ! tant que tu es dans ma loge[39], double scélérat ! De sorte que c’est moi qui ai fait cadeau de ta fille au vieillard ; on la lui vendait vingt sous d’or, que j’ai payés pour lui ; il a exigé… et j’en suis encore quitte à bon marché… il a exigé ce dédommagement.

» – Ce monstre n’est pas mort… Hésus !… il n’est pas mort !… me suis-je écrié avec désespoir ; et ma fille non plus n’est pas morte !…

» – Ta fille… gibier de potence !… ta fille est entre les mains du seigneur Trimalcion… et c’est sur elle qu’il se vengera de toi… Il s’en réjouit d’avance, car il a parfois des caprices féroces, et il est assez riche pour se les passer…

» Je n’ai pu répondre à ces paroles que par de longs gémissements.

» – Et ce n’est pas tout, infâme scélérat !… J’ai perdu la confiance du centurion à qui je t’ai vendu… Il m’a reproché de l’avoir indignement trompé, de lui avoir vendu, au lieu d’un agneau, un tigre qui dévore à belles dents les riches seigneurs… Aussi a-t-il voulu te revendre sur l’heure… te revendre !… comme si quelqu’un pouvait consentir à t’acheter… après un coup pareil… Autant acheter une bête enragée… Heureusement pour moi, j’avais reçu des arrhes devant témoins… la férocité de caractère n’est pas un cas rédhibitoire, et il faut bien que le centurion te garde… Il te gardera donc… mais il te fera payer cher ta scélératesse… Oh ! tu ne sais pas la vie qui t’attend dans son ergastule !… tu ne sais pas non plus…

» – Et mon fils ?… ai-je demandé au maquignon en l’interrompant, et sachant bien que, par cruauté, il me répondrait. Aussi vendu, mon fils ? À qui vendu ?…

» – Vendu !… et qui donc en voudrait encore de celui-là ? Vendu !… dis donc donné pour rien ! car tu portes malheur à tout le monde, double traître !… Tes fureurs et les cris de cet avorton n’ont-ils pas appris à tous qu’il était de ta race de bête féroce ?… Personne n’en a seulement offert une obole !… Achetez donc un pareil louveteau… J’aillais d’ailleurs t’en parler de ton fils, afin de réjouir ton cœur de père… Apprends donc que mon confrère l’a donné par dessus le marché, en réjouissance, à l’acheteur auquel il a vendu la matrone à cheveux gris, qui sera bonne à tourner la roue d’un moulin…

» – Et cet acheteur, lui ai-je dit, qui est-il ? que va-t-il faire de mon fils ?

» – Cet acheteur, c’est le centurion… c’est ton maître !…

» – Hésus ! me suis-je écrié pouvant à peine croire ce que j’entendais ; Hésus !… vous êtes bon et miséricordieux… J’aurai du moins mon fils près de moi…

» – Ton fils près de toi !… Mais tu es donc aussi brute que scélérat ?… Ah ! tu crois que c’est pour ton consentement paternel que ton maître s’est chargé de ce louveteau ?… Sais-tu ce que m’a dit ton maître ? « Je n’ai qu’un moyen de dompter cet animal sauvage que tu m’as vendu, fourbe insigne ! (Voilà les douceurs que tu me vaux, infâme !) Cet enragé aime peut-être son petit… Je prends le petit ; je le tiendrai en cage, et le fils me répondra de la docilité du père… Aussi, à sa première… à sa moindre faute… il verra les tortures que, sous ses yeux, je lui ferai souffrir, à son louveteau !… »

Je n’ai plus fait attention à ce que m’a dit le maquignon… J’étais du moins certain de te voir ou de te savoir près de moi, mon enfant ; cela m’aiderait à supporter l’horrible douleur que me causait le sort de ma pauvre petite Siomara, qui, deux jours après avoir été vendue, a quitté Vannes à bord de la galère du seigneur Trimalcion, qui l’emmenait en Italie…

* *

*

(Mon père Guilhern, à moi, Sylvest, n’a pu achever ce récit…

La mort !… oh ! quelle mort !… la mort l’a frappé le lendemain du jour même où il avait écrit ces dernières lignes !…

Ce récit des souffrances de notre race, je le continuerai pour obéir à mon père Guilhern, comme il avait obéi à son père Joel, le brenn de la tribu de Karnak…

Hésus a été miséricordieux pour toi, ô mon père !… Tu n’as pas su la vie de ta fille Siomara…

Et c’est à moi, mon fils, de raconter la vie de ma sœur…)

Partie 2
LE COLLIER DE FER ou FAUSTINE ET SIOMARA – DE L’AN 40 AVANT J.-C. À L’AN 10 DE L’ÈRE CHRÉTIENNE.

Chapitre 1

 

Société secrète des Enfants du Gui. – Réception de Sylvest. – Serment. – Plan d’insurrection des esclaves. – Chant des bardes sur la mort du chef des cent vallées.

 

À l’heure où j’écris ceci, moi, SYLVEST, pour accomplir les dernières volontés de mon père Guilhern, fils de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, j’ai atteint ma soixante-et-douzième année.

Ma femme Loyse la Parisienne est morte esclave.

Mon fils Pëaron est mort esclave.

Sa femme Foëny est morte esclave.

Il ne me reste que toi, mon petit-fils Fergan, esclave comme ton vieux grand-père, qui était né libre pourtant !… libre comme tes aïeux !…

Chanceuse est notre vie ; elle dépend du caprice ou de la barbarie du maître… Bien souvent je me demande comment j’ai pu survivre à tant de douleurs, de chagrins, de périls ! Cette vie pouvait m’être retirée d’un jour à l’autre ; je n’avais pas attendu d’être si avancé en âge pour obéir aux ordres de mon père Guilhern… J’avais, dans le courant des années, écrit çà et là quelques pages destinées à mon fils. Ces pages tu les liras, toi, le fils de mon fils.

Le plus ancien de ces récits est le suivant ; les faits qu’il raconte se sont passés alors que j’avais vingt-sept ans… C’était sous le règne d’Octave-Auguste, empereur, seize ans après que César, le fléau des Gaules, avait été puni, comme traître et parjure à la république romaine, par le poignard de Brutus…

Octave-Auguste régnait sur l’Italie et sur la Gaule, notre patrie, complètement asservie après des luttes héroïques !…

* *

*

La ville d’Orange, une des villes les plus riches de la Gaule provençale ou narbonnaise, dont les Romains se sont emparés et où ils se sont établis depuis plus de deux cents ans, est devenue une ville complètement romaine par son luxe, ses mœurs et sa dépravation. Dans ces contrées, moins âpres que notre Bretagne, le climat est doux comme le climat d’Italie ; le printemps et l’été y sont perpétuels, et, comme en Italie, le citronnier, l’oranger, le grenadier, le figuier, le laurier-rose, se mêlent aux colonnades des temples de marbre bâtis par les Romaine depuis qu’ils sont maîtres de ces belles provinces de notre pays.

Par une nuit d’été qu’éclairait une lune brillante, un homme… non… un esclave gaulois (car il avait la tête rasée, portait au cou un collier de fer poli et était vêtu d’une livrée) sortait des faubourgs de la ville d’Orange. Attaché au service intérieur de la maison de son maître, il n’était pas enchaîné comme les esclaves des champs ou de la plupart des fabriques, appelés pour cela gente ferrée[40].

Après avoir passé devant le cirque immense où se donnent les combats de gladiateurs et où sont renfermées les bêtes féroces, lions, éléphants et tigres, dont on sentait au loin la fauve et âcre odeur, l’esclave suivit pendant quelque temps les avenues de lauriers-roses et de citronniers en fleur dont sont entourées les somptueuses villas romaines. Mais, abandonnant bientôt ce riant paysage, il s’enfonça dans les bois, traversa, non sans péril, un torrent rapide et profond, en sautant de l’une à l’autre de plusieurs grandes roches disséminées dans la largeur de son courant, gagna la pente escarpée d’une montagne çà et là couverte de blocs de granit ; puis, arrivé sur la crête de cette colline, il redescendit au fond d’un vallon inculte, désert, sauvage, sans arbres, sans verdure, et non moins rocheux que la montagne. Au milieu du profond silence de la nuit et de cette solitude éclairée par la vive clarté de la lune à son déclin, l’esclave gaulois entendit au loin, et dans des directions diverses et opposées à celle qu’il avait suivie, le pas précipité de plusieurs hommes mêlé au cliquetis des chaînes que quelques-uns d’entre eux portaient au pied. Après s’être arrêté un instant pour écouter, l’esclave hâta sa marche. Il arriva devant l’entrée d’une grotte pleine de ténèbres ; son ouverture était si basse, qu’il lui fallut ramper pour s’y introduire. Il rampait ainsi depuis quelques instants, lorsqu’une voix sortant de l’obscurité lui dit en langue gauloise : – Arrête… la hache est levée sur ta tête…

– La branche du chêne sacré me couvrira de son ombre et me protégera, répondit l’esclave.

– La branche du chêne est fanée, reprit la voix ; le vent de la tempête a emporté ses feuilles ; tu ne peux plus te mettre à l’abri de son ombre sacrée ; qui te protégera ?

– La branche du chêne perd ses feuilles à la saison mauvaise ; mais le gui sacré reste toujours verdoyant, dit l’esclave : sept brins de gui me protégeront.

– Que signifient ces sept brins de gui ?

– Sept lettres.

– Ces sept lettres, quel mot font-elles ?

– LIBERTÉ…

– Passe…

Et l’esclave, continuant de ramper, passa. Peu à peu, grâce à l’élévation croissante de la grotte, il put marcher à demi-courbé, puis debout… mais toujours dans la plus profonde obscurité. Bientôt une autre voix sortant des ténèbres lui dit :

– Arrête… le couteau est levé sur ta poitrine.

– Sept brins de gui me protègent.

– À cette heure, reprit la voix, le gui sacré dégoutte de larmes, de sueurs et de sang.

– Ces larmes, ces sueurs, ce sang, se changeront un jour en une rosée féconde…

– Que fécondera-t-elle ?

– L’indépendance de la Gaule.

– Qui veille sur la Gaule asservie ?

– Hésus le tout puissant et ses druides vénérés errants dans les bois, se cachant dans des cavernes comme celle-ci[41].

– Ton nom ?

– Bretagne.

– Qui es-tu ?

– Enfant du Gui.

– Passe…

L’esclave gaulois, après avoir ainsi répondu aux questions que l’on adresse toujours aux Enfants du Gui venant aux réunions nocturnes, fit encore quelques pas et s’arrêta ; les ténèbres étaient toujours profondes, et quoique l’on fit silence, l’on entendait les mouvements de plusieurs personnes réunies en cet endroit et le sourd cliquetis des fers qu’elles portaient pour la plupart ; bientôt la voix d’un druide, présidant la réunion secrète, s’éleva dans l’ombre et dit :

– Auvergne ?

– Je suis là, reprit une voix.

– Artois ?

– Je suis là…

– Bretagne ?

– Je suis là, dit l’esclave.

Et, après lui, chacun répondit à cet appel de presque toutes les provinces de France, que représentaient à cette réunion des esclaves vendus et amenés de diverses contrées dans la Gaule provençale, devenue romaine par la conquête. Après cet appel, un grand silence s’est fait, et le druide a continué :

– Artois et Bourgogne présentent un nouvel affilié.

– Oui… oui, répondirent deux voix.

– Est-il éprouvé par les larmes et par le sang ? demanda le druide.

– Il est éprouvé.

– Vous le jurez par Hésus ?

– Par Hésus, nous le jurons.

– Qu’il écoute et réponde, reprit le druide. Et il ajouta :

– Toi, nouveau venu ici, que veux-tu ?

– Être l’un des Enfants du Gui…

– Dans quel but ?

– Pour obtenir justice… liberté… vengeance, reprit la voix du néophyte.

– Toi qui demandes justice, liberté, vengeance, dit le druide, es-tu dépouillé, asservi par l’étranger ? Travailles-tu sous son fouet, la chaîne au pied, le carcan au cou ?

– Oui.

– Tes labeurs, commencés à l’aube, terminés le soir, souvent prolongés dans la nuit, enrichissent-ils le Romain qui t’a acheté comme un vil bétail ? Vit-il ainsi dans l’opulence et l’oisiveté, tandis que tu vis dans la misère et l’esclavage ?

– Oui… je travaille, et le Romain profite… Je souffre, et il jouit.

– Les champs que tu laboures, que tu moissonnes aujourd’hui pour l’étranger conquérant, appartenaient-ils à tes pères de race libre ?

– Oui…

– Les douces et pures joies de la famille te sont-elles défendues ? La sainteté du mariage t’est-elle interdite ? Le Romain, te regardant comme un animal qui s’accouple, peut-il, à son gré, séparer le mari de la femme, les enfants de la mère, pour les vendre et les envoyer au loin ?

– Oui…

– Tes enfants sont-ils, par corruption ou par violence, prostitués aux plaisirs de tes maîtres ?

– Oui…

– Tes Dieux sont-ils proscrits ? leurs ministres poursuivis, traqués comme des bêtes fauves et crucifiés comme des larrons ?

– Oui…

– Le Romain peut-il à son gré te battre, te marquer au front, te mutiler, te torturer, toi et les tiens ? Peut-il vous faire périr au milieu d’affreux supplices, par cela seul que cela plaît à sa méchanceté ?

– Oui…

– Ce joug abhorré… veux-tu le briser ?

– Je le veux.

– Veux-tu que la Gaule, redevenue libre et fière, puisse en paix honorer ses héros, adorer ses Dieux, assurer le bonheur de tous ses enfants ?

– Je le veux… je le veux…

– Sais-tu que ta tâche sera longue, remplie de douleurs, hérissée d’épreuves, de périls ?

– Je le sais…

– Sais-tu qu’il y va de la vie… je ne dis pas de la mort… car ce n’est plus le temps de sortir de la vie d’ici par une mort facile et volontaire, afin de plaire à Hésus, et d’aller revivre ailleurs auprès de ceux que nous avons aimés ?… Non, non, mourir n’est rien pour le Gaulois, mais il est cruel pour lui de vivre esclave… et, pour plaire aujourd’hui à Hésus, il faut à cela te résigner, afin de travailler lentement, péniblement à la délivrance de notre race… T’y résignes-tu ?…

– Je m’y résigne…

– Quels que soient les maux dont tu souffriras, toi et les tiens, jures-tu par Hésus de ne porter ni sur toi ni sur eux une main homicide, et d’attendre pour t’en aller d’ici que l’ange de la Mort t’appelle à lui ?

– Je le jure par Hésus !

– Jures-tu, lorsque le signal de l’insurrection et du combat sera donné, du nord au midi, de l’orient à l’occident de la Gaule, jures-tu de frapper le Romain, ton maître, et de combattre jusqu’à la fin ?

– Je le jure…

– Jures-tu d’attendre, patient et résigné, le jour d’une terrible vengeance, et de ne te soulever qu’à la voix des druides, afin qu’un sang précieux ne coule pas en vain dans une révolte isolée ?

– Je le jure…

– Jures-tu d’envelopper dans une haine commune et les Romains et ces lâches Gaulois, traîtres à leur pays, qui se sont ralliés à nos oppresseurs pour accabler la vaillante plèbe gauloise épuisée par vingt ans de luttes ? Les hais-tu ces parjures qui ont déserté la cause de la liberté, afin de jouir en paix de leurs richesses, sous la protection de Rome, en mendiant aujourd’hui le titre de citoyens romains ?

– Je jure de haïr ceux-là autant que les Romains, et, lorsque l’heure sonnera, de les envelopper dans une même et terrible vengeance.

– Jures-tu… rude épreuve pour notre race, d’employer la dissimulation, la ruse, seules armes de l’esclave, afin d’endormir ton maître dans la sécurité, pour qu’au jour de la justice il se réveille dans l’épouvante ?

– Je le jure.

– Jures-tu de tenir secrètes et cachées à tes maîtres les réunions nocturnes des Enfants du Gui ? Jures-tu d’endurer toutes les tortures plutôt que de révéler la cause de ton absence de cette nuit, et que demain sans doute tu vas expier par le fouet et la prison ?

– Je le jure…

– Par Hésus ! sois donc l’un des braves Enfants du Gui, si ceux-là qui sont ici présents dans l’ombre t’acceptent pour leur frère, comme moi je t’accepte pour le mien.

Il n’y eut qu’une voix pour accepter le nouvel enfant du Gui. Cela fait, un autre druide reprit :

– Vous tous qui êtes là m’écoutant dans l’ombre, entendez ceci… Lointaine peut-être est la délivrance de la Gaule… mais prochaine aussi… Je vais vous apprendre une nouvelle heureuse, moi, Ronan, fils de Talyessin, qui fut le plus vénéré des druides de Karnak… pierres sacrées d’où est parti, ne l’oubliez jamais, le premier cri de guerre de la Bretagne ! pierres sacrées, arrosées du sang généreux d’Hêna, la vierge de l’île de Sên… glorieuse vierge gauloise dont les bardes chantent encore de nos jours le courage et la beauté !

– Oh ! oui… Hêna… c’est une sainte : les chants des bardes nous l’ont appris, dirent plusieurs voix. Glorieuse soit-elle… ô fille de Joel, le brenn de la tribu de Karnak !

– Glorifiée soit-elle ! la vaillante et douce vierge qui a offert son sang innocent à Hésus pour apaiser sa colère !

– Gloire aux chants des bardes, notre seule consolation dans la servitude ! car ils racontent la grandeur de nos pères.

L’esclave gaulois, en entendant cela, n’a pu retenir ses larmes, et elles ont coulé dans l’ombre, ces larmes douces, parce que Hêna, depuis longtemps chantée par les bardes, Hêna, la vierge de l’île de Sên, dont on glorifiait en ce moment le nom et la mémoire, c’était la sœur de Guilhern, père de l’esclave qui pleurait… car celui-ci se nommait Sylvest… et avait pour aïeul Joel, le brenn de la tribu de Karnak.

Le druide a continué ainsi :

– Lointaine peut être notre délivrance, mais prochaine aussi… Moi, Ronan, fils de Talyessin, j’arrive du centre de la Gaule ; j’ai marché la nuit ; le jour, je me suis caché dans les bois et dans les cavernes servant, comme celle-ci, aux réunions secrètes des Enfants du Gui ; car, par tout le pays, malgré obstacles et périls, les Enfants du Gui se rassemblent en secret… Là est notre force… là est notre espoir… Oui, notre espoir, a repris le druide. Ayons espoir ; voici la bonne nouvelle ! Les Romains, rassurés par le calme apparent des provinces depuis les dernières guerres, font rentrer leur grande armée en Italie. L’avant-garde est en marche ; elle se dirige vers cette province où nous sommes, pour aller s’embarquer à Marseille… Le passage de cette armée dans les contrées qu’elle traverse sera le signal, pour les Enfants du Gui, de se préparer à la sainte nuit de la révolte et de la vengeance…

– Nous sommes prêts…, s’écrièrent plusieurs voix, vienne cette nuit !…

– Et, de cette nuit de révolte et de vengeance, qui donnera au même instant le signal par toute la Gaule, du nord au midi, de l’orient à l’occident ? reprit le druide. Oui, ce signal nocturne, visible aux yeux de chacun… à la même heure… au même instant, qui le donnera ? Ce sera l’astre sacré des Gaules !… Écoutez… écoutez… La lune commence aujourd’hui son décours… À mesure que son orbe va se rétrécir, l’armée romaine fera un pas vers le lieu de son embarquement ; ses étapes militaires sont comptées… Lorsque la lune aura atteint le terme de son décours, les Romains seront au moment de quitter la Gaule, n’y laissant qu’une faible garnison…

– Et cette nuit-là, s’écria Sylvest dans son ardeur impatiente, toute la Gaule se soulève !

– Non… pas encore cette nuit-là, répondit le druide. Quoique, en cette saison, les vents soient toujours favorables, une brise contraire peut s’élever et retarder le départ de l’ennemi.

– Et si le soulèvement suivait de trop près l’embarquement des Romains, dit une voix, un bâtiment léger pourrait rejoindre les galères en haute mer, et donner l’ordre de ramener les troupes…

– Cela est juste, reprit le druide ; il faut donner aux troupes le temps de s’éloigner.