La révolte ne doit éclater que la nuit du second croissant de la lune nouvelle. Ô Gaulois opprimés, ajouta le druide inspiré, ô vous tous, de toutes contrées, qui gémissez dans l’esclavage… je vous vois… je vous vois à l’approche de ce moment solennel !… les yeux levés vers le ciel, n’ayant tous qu’un seul regard ! attendant le signal tant de fois aussi attendu par nos pères… Il paraît… il a paru le croissant d’or sur le bleu du firmament ! Alors, je n’entends qu’un seul bruit d’un bout à l’autre de la Gaule ! le bruit des fers qui se brisent ! Je n’entends qu’un seul cri : « Vengeance et liberté ! »

– Vengeance et liberté ! répétèrent les Enfants du Gui en secouant leurs fers.

– Toute insurrection sans chef, sans ordre, est funeste et stérile, reprit le druide. Que l’heure de la délivrance sonne… êtes-vous prêts ?

– Nous sommes prêts, dit un esclave de labour ; la nuit de la délivrance venue, les esclaves de chaque métairie isolée assomment les Romains et les gardiens…

– En épargnant les femmes et les enfants, dit le druide ; les femmes et les enfants de nos ennemis sont sacrés pour nous…

– Il est des femmes qui méritent la mort aussi bien que les hommes, reprit une voix, car elles surpassent la férocité des hommes…

– C’est vrai… ajoutèrent plusieurs autres voix ; combien est-il de grandes dames romaines qui rivalisent avec les seigneurs par leurs monstrueuses débauches et leur cruauté envers leurs esclaves !…

– Feriez-vous donc grâce à Faustine ? reprit la voix de l’enfant du Gui qui, le premier, avait parlé de la férocité de certaines femmes ; lui feriez-vous grâce à FAUSTINE, de la ville d’Orange, cette noble dame dont la noblesse remonte, dit-on, jusqu’à Junon, une des divinités de ces païens ?

À ce nom de Faustine, que Sylvest exécrait aussi, un murmure d’horreur et d’épouvante circula parmi les Enfants du Gui, et plusieurs s’écrièrent :

– Non, pas de pitié pour celle-là et pour ses pareilles !… La mort aussi pour elles ! la mort, qu’elles ont donnée à tant d’esclaves !

– Faustine et ses semblables sont des monstres de luxure et de férocité, reprit le druide ; leurs passions infâmes et sanglantes n’ont pas de nom dans la langue des hommes ; que le sang qu’elles auront versé retombe donc sur elles !… Je vous parle des enfants et des femmes des Romains, vos maîtres ; quoique celles-ci soient souvent impitoyables envers vous, et que, par avidité, elles vous écrasent de travaux, ce sont des êtres faibles, sans défense ; épargnez-les…

– Celles-là… oui, reprit l’esclave de labour, elles seront épargnées ; mais nos maîtres romains, mais nos gardiens, assommés sans pitié !… Cela fait, nous autres des métairies isolées, nous nous emparons des armes, des vivres, des chariots ; nous choisissons un chef, et nous nous retirons dans le bourg le plus voisin…

– Dans ce bourg, reprit un esclave demi-laboureur, demi-artisan, les esclaves de métiers ou de location se sont au même signal débarrassés des Romains, ont pris les armes et élu un chef ; ils accueillent leurs frères des campagnes et fortifient de leur mieux le bourg, en attendant un avis de la ville voisine…

– Dans la ville, dit alors Sylvest, esclave citadin, les esclaves domestiques, artisans ou loués aux fabriques, ont, au même signal, fait justice des Romains et de leur faible garnison, se sont armés et formés en compagnies ; chacune d’elles a élu un chef ; ces chefs élus ont un général ; les postes militaires sont occupés, les portes de la ville fermées, et l’on attend les avis de la réunion suprême des Enfants du Gui.

– Et cet avis ne se fait pas attendre, dit le druide ; le conseil suprême s’est assemblé, au même signal, dans la forêt de Chartres, au cœur de la Gaule… Ses avis partent dans toutes les directions ; nous retrouvons la force par notre union. Des levées en masse s’organisent, afin de pouvoir soutenir une lutte suprême contre Rome, si elle veut nous envahir de nouveau… Tous unis cette fois contre l’ennemi, la victoire n’est pas douteuse… la Gaule rentre en possession d’elle-même… Et il arrive enfin, ce jour béni, où elle peut honorer en paix ses héros, adorer ses Dieux et assurer le bonheur de tous ses enfants !

– Espoir à la Gaule ! s’écrièrent alors les Enfants du Gui.

– Oh ! que cette nuit n’est-elle celle de demain ! dit l’un d’eux.

– Enfants, reprit un des druides, pas d’impatience… On vous l’a dit… prochaine peut être la délivrance de la Gaule, mais lointaine aussi… Qui sait ? l’armée romaine, déjà en marche pour regagner l’Italie, peut s’arrêter ou revenir sur ses pas… et prolonger longtemps encore son occupation. Depuis trente ans, le plus pur, le plus généreux sang de la Gaule a coulé dans de terribles luttes ; aujourd’hui, épuisée, désarmée, enchaînée, elle ne peut songer à attaquer à ciel ouvert cette innombrable armée romaine, aguerrie, disciplinée ; nous serions écrasés dans notre sang ! Si, cette fois, les troupes étrangères trompaient notre attente en restant dans le pays, ajournons nos projets, et jusque-là… patience… enfants… patience… calme et résignation ! Que la foi dans la justice de notre cause soit notre force impérissable ; songeons à tout le sang versé par nos pères ! que le souvenir de leur martyre et de leur héroïsme nous console, nous soutienne !…

– Oui, que ce souvenir nous console et nous soutienne ! s’écria la voix d’un barde inspiré, – car, à chacune de ces réunions des Enfants du Gui, les bardes, avant qu’elle fût close, chantaient toujours quelque mâle bardit qui nous réchauffait le cœur, à nous pauvres esclaves, et dont le refrain, répété entre nous à voix basse durant nos rudes labeurs et nos misères, semblait les adoucir. – Oui, reprit le barde, que ce souvenir nous soutienne, nous console et nous rende fiers, esclaves que nous sommes, nous rendre plus fiers que des rois… Écoutez, écoutez, ce chant inspiré par l’un des plus grands héros de la Gaule… le chef des cent vallées, ce héros dont César, à jamais maudit, a été le lâche bourreau !

Au nom du chef des cent vallées, un grand frémissement d’orgueil patriotique a couru parmi les Enfants du Gui, et Sylvest a doublement partagé cet orgueil ; il se souvenait que, dans son enfance, avant la bataille de Vannes, VERCINGÉTORIX, le chef des cent vallées, avait été l’hôte de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, aïeul de Sylvest.

Et le barde a ainsi commencé ses chants :

« Combien en est-il mort de guerriers, gaulois, depuis la bataille de Vannes jusqu’au siège d’Alais ?… – Oui, pendant ces quatre ans, combien en est-il mort de guerriers, pour la liberté ? – Cent mille, est-ce trop ? – Non. – Deux cent mille ? – Non. – Trois cent, quatre cent mille ? – Non, ce n’est pas trop ; non, ce n’est pas assez ! – Nombrez les feuilles mortes tombées de nos chênes sacrés durant ces quatre ans, vous n’aurez pas nombré les guerriers gaulois dont les os blanchissent dans les champs de nos pères ! »

* *

*

» Et tous ces guerriers, dont les chefs se nommaient – Luctère, – Camulogène (le vieux défenseur de Paris), – Corrès, – Cavarill, – Épidorix, – Comm (de l’Artois), – Virdumar, – Versagillaüm, – Ambiorix, – tous ces guerriers, à la voix de quel guerrier s’étaient-ils levé pour l’indépendance de la patrie ? – Tous s’étaient levés à la voix du chef des cent vallées, – celui-là qui, depuis la bataille de Vannes jusqu’au siège d’Alais, a, pendant quatre années, tenu la campagne et deux fois battu César. – Un effort encore… un effort suprême… et la Gaule était délivrée…

* *

*

» Mais non, – de lâches Gaulois n’ont pas voulu cela ; – non, – ils ont préféré, aux rudes et sanglants labeurs de la délivrance, le repos et la richesse sous le joug de l’étranger ; – ils ont abandonné, trahi la plèbe gauloise ! – Magistrats, ils ont ouvert leurs villes aux Romains ; – chefs militaires, ils ont laissé leurs troupes sans ordres, sans direction, – leur ont soufflé la défiance, le découragement, – et la plupart de ces troupes se sont dispersées.

» On les attend pourtant, ces troupes vaillantes. – Qui cela ?… où cela ?… qui les attend ? – C’est le chef des cent vallées. Où les attend-il ? – Dans la ville d’Alais, au milieu des Cévennes ; – là il est renfermé avec les débris de son armée et les femmes et les enfants de ses soldats. César l’assiège en personne ; – dix contre un sont les Romains. – Les vivres manquent ; – la famine moissonne les plus faibles. – Mais, de jour en jour, d’heure en heure, on espère le secours des traîtres, et l’on dit : – Ils vont venir… ils vont venir… – Non, – ils ne doivent pas venir !… – Non, – ils ne viendront pas… »

* *

*

» Non, – ils ne doivent pas venir ! – non, – ils ne sont pas venus !… – Un dernier effort pourtant délivrait la Gaule. – Les lâches ont reculé. – Alors, voyant cela, le chef des cents vallées se montre encore plus grand par le cœur que par le courage ; – il peut fuir seul… une issue est préparée ; – mais il sait que c’est lui, – lui, l’âme de la guerre sainte, que César poursuit de sa haine. – Il sait qu’Alais, hors d’état de résister désormais, va tomber au pouvoir des Romains ; – il sait ce que les Romains font des prisonniers, des femmes, des enfants ; – il dépêche pendant la nuit un de ses officiers à César. – Au bout de deux heures, l’officier revient.

* *

*

» Voici que, le lendemain, dès l’aube, le soleil se lève sur les remparts d’Alais. – Quel est ce tribunal couvert de tapis de pourpre qui s’élève entre les retranchements du camp romain et les murailles de la ville gauloise assiégée ? – Quel est cet homme pâle, au front chauve, à l’œil ardent et cave, au sourire cruel, qui siège sur ce tribunal… oui… qui siège sur ce tribunal, dans son fauteuil d’ivoire, seul assis au milieu de ses généraux, debout autour de lui ! – Cet homme chauve et pâle, c’est César.

» Et ce guerrier à cheval qui sort seul d’une des portes de la ville d’Alais, quel est-il ? – La longue épée pend à son côté ; – d’une main il tient un javelot ; – fière et martiale est sa grande taille sous sa cuirasse d’acier qui étincelle aux premiers feux du jour ; – fière et triste est sa mâle figure sous la visière de son casque d’argent surmonté du coq doré aux ailes demi-ouvertes, emblème de la Gaule ; – flottante au vent est la housse rouge brodée qui cache à demi son cheval noir… son ardent cheval noir… tout écumant et hennissant. – Oui, ce fier guerrier, quel est-il ? – Ce fier guerrier, c’est le chef des cent vallées.

* *

*

» Où va-t-il ainsi ? – Que va-t-il faire ? – Le voilà qui presse son noir coursier de l’éperon, son noir coursier qui bondit jusqu’au pied du tribunal où est assis le chauve et pâle César. – Alors le chef des cent vallées lui dit ceci : – César, ma mort n’assouvirait pas ta haine ; tu veux me posséder vivant… me voilà. César, tu as juré à mon envoyé d’épargner les habitants de la ville d’Alais si je me rendais prisonnier… Je suis ton prisonnier. – Et le chef des cent vallées a sauté à bas de son cheval ; – son casque brillant, son lourd javelot, sa forte épée, il les a jetés au loin ; – et, tête nue, il a tendu ses mains… – ses mains vaillantes, – aux chaînes des licteurs de César, – du pâle César qui, du haut de son siège, accable d’injures son ennemi désarmé, vaincu, – et il l’envoie à Rome[42].

* *

*

» Quatre ans se sont passés ; – une longue marche triomphale se déroule à Rome sur la place du Capitole. – César, couvert de la pourpre impériale, couronné de lauriers, s’avance, enivré d’orgueil, debout dans un char d’or traîné par huit chevaux blancs. – Quel est cet esclave livide, décharné, à peine vêtu de haillons, chargé de chaînes et conduit par des licteurs armés de haches ?… – Il marche d’un pas ferme encore devant le char triomphal de César. – Oui, – quel est-il, cet esclave ? – Cet esclave, – c’est le chef des cent vallées. – Ce jour-là, César l’a tiré du cachot où il se mourait depuis quatre ans, – et le plus glorieux ornement du triomphe de ce vainqueur du monde, c’est le captif gaulois. – Mais la marche triomphale s’arrête. César fait un geste, – un homme s’agenouille, – une tête tombe sous la hache des licteurs. – Quel est cette tête qui vient de tomber ? – C’est la tête du chef des cent vallées… – Ce sang qui coule, c’est le sang du plus grand héros de la Gaule… – Esclave comme nous, martyr comme nous…

* *

*

» Deux ans s’écoulent encore après le supplice.