– Albinik pilote la flotte romaine vers la baie du Morbihan. – L’homme à la hache. – Le chenal de perdition. – Le vétéran romain et ses deux fils. – Rencontre d’un vaisseau irlandais. – Les sables mouvants. – Jamais Breton ne fit trahison.

 

Dès que la Mauresque eut mis le pied dans la tente, elle se jeta à genoux et tendit ses mains jointes vers la compagne d’Albinik, qui, touchée de ce geste suppliant, et de la douleur empreinte sur les traits de l’esclave, ne ressentit ni défiance, ni crainte, mais une compassion, mêlée de curiosité, et déposa son poignard au chevet du lit. La jeune Mauresque s’avançait comme en rampant sur ses genoux, les deux mains toujours tendues vers Méroë, penchée vers la suppliante avec pitié, afin de la relever ; mais l’esclave s’étant ainsi approchée du lit où était le poignard, se releva d’un bond, sauta sur l’arme, qu’elle n’avait pas sans doute perdue de vue depuis son entrée dans la tente, et avant que, dans sa stupeur, la compagne d’Albinik eût pu s’y opposer, son poignard fut lancé à travers les ténèbres que l’on voyait au dehors.

À l’éclat de rire sauvage poussé par la Mauresque lorsqu’elle eut ainsi désarmé Méroë, celle-ci se vit trahie, courut vers le ténébreux passage, afin de retrouver son poignard ou de fuir… mais de ces ténèbres… elle vit sortir César…

Saisie d’effroi, la Gauloise recula de quelques pas. César avança d’autant, et l’esclave disparut par l’ouverture, aussitôt refermée. À la démarche incertaine du Romain, au feu de ses regards, à l’animation qui empourprait ses joues, Méroë s’aperçut qu’il était ivre à demi, elle eut moins de frayeur. Il tenait à la main un coffret de bois précieux ; après avoir silencieusement contemplé la jeune femme avec une telle effronterie qu’elle sentit de nouveau la rougeur de la honte lui monter au front, le Romain tira du coffret un riche collier d’or ciselé, l’approcha de la lumière de la lampe comme pour le faire mieux briller aux yeux de celle qu’il voulait tenter ; puis, simulant un respect ironique, il se baissa, déposa le collier aux pieds de la Gauloise, et se releva, l’interrogeant d’un regard audacieux.

Méroë, debout, les bras croisés sur sa poitrine soulevée par l’indignation et le mépris, regarda fièrement César, et repoussa le collier du bout du pied.

Le Romain fit un geste de surprise insultante, se mit à rire d’un air de dédaigneuse confiance, choisit dans le coffret un magnifique réseau d’or pour la coiffure tout incrusté d’escarboucles, et après l’avoir fait scintiller à la clarté de la lampe, il le déposa encore aux pieds de Méroë, en redoublant de respect ironique, puis, se relevant, sembla lui dire :

– Cette fois je suis certain de mon triomphe.

Méroë, pâle de colère, sourit de dédain.

Alors César versa aux pieds de la jeune femme tout le contenu du coffret… Ce fut comme une pluie d’or, de perles et de pierreries, colliers, ceintures, pendants d’oreilles, bracelets, bijoux de toutes sortes.

Méroë cette fois ne repoussa pas du pied ces richesses, mais autant qu’elle le put elle les broya sous le talon de sa bottine, et d’un regard arrêta l’infâme débauché qui s’avançait vers elle les bras ouverts…

Un moment interdit, le Romain porta ses deux mains sur son cœur, comme pour protester de son adoration ; la Gauloise répondit à ce langage muet par un éclat de rire si méprisant que César, ivre de convoitise, de vin et de colère, parut dire :

– J’ai offert des richesses, j’ai supplié ; tout a été vain ; j’emploierai la force…

Seule, désarmée, persuadée que ses cris ne lui attireraient aucun secours, l’épouse d’Albinik sauta sur le lit, saisit le long cordon qui servait à rapprocher les draperies, le noua autour de son cou, monta sur le chevet, prête à se lancer dans le vide et à s’étrangler par la seule pesanteur de son corps au premier mouvement de César ; celui-ci vit une résolution si désespérée sur les traits de Méroë qu’il resta immobile ; et, soit remords de sa violence, soit certitude, s’il employait la force, de n’avoir en sa possession qu’un cadavre, soit enfin, ainsi que le fourbe le prétendit plus tard, qu’une arrière-pensée, presque généreuse, l’eût guidé, il se recula de quelques pas et leva la main au ciel comme pour prendre les dieux à témoin qu’il respecterait sa prisonnière. Celle-ci, défiante, resta toujours prête à se donner la mort. Alors le Romain se dirigea vers la secrète ouverture de la tente, disparut un moment dans les ténèbres, donna un ordre à haute voix, et rentra bientôt, se tenant assez éloigné du lit, les bras croisés sur sa toge. Ignorant si le danger qu’elle courait n’allait pas encore augmenter, Méroë demeurait debout au chevet du lit, la corde au cou. Mais, au bout de quelques instants, elle vit entrer l’interprète accompagné d’Albinik, et d’un bond fut auprès de lui.

– Ton épouse est une femme de mâle vertu ! – lui dit l’interprète. – Vois à ses pieds ces trésors ! elle les a repoussés… L’amour du grand César… elle l’a dédaigné. Il a feint de vouloir recourir à la violence. Ta compagne, désarmée par ruse, était prête à se donner la mort… Ainsi elle est glorieusement sortie de cette épreuve.

– Une épreuve ?… – reprit Albinik d’un air de doute sinistre, – une épreuve… qui a donc ici le droit d’éprouver la vertu de ma femme ?…

– Les sentiments de vengeance qui t’ont amené dans le camp romain sont ceux d’une âme fière révoltée par l’injustice et la barbarie… La mutilation que tu as subie semblait surtout prouver la sincérité de tes paroles, – reprit l’interprète ; – mais les transfuges inspirent toujours une secrète défiance. L’épouse fait souvent préjuger de l’époux, la tienne est une vaillante femme. Pour inspirer une fidélité pareille tu dois être un homme de cœur et de parole. C’est de cela que l’on voulait s’assurer.

– Je ne sais… – reprit le marin d’un air de doute. – La débauche de ton général est connue…

– Les dieux nous ont en ta personne envoyé un précieux auxiliaire, tu peux devenir fatal aux Gaulois. Crois-tu César assez insensé pour avoir voulu se faire un ennemi de toi en outrageant ta femme ? et cela au moment peut-être où il va te charger d’une mission de confiance ? Non, je le répète, il a voulu vous éprouver tous deux, et jusqu’ici ces épreuves vous sont favorables…

César interrompit son interprète, lui dit quelques mots ; puis, s’inclinant avec respect devant Méroë et saluant Albinik d’un geste amical, il sortit lentement avec majesté.

– Toi et ton épouse, – dit l’interprète. – vous êtes désormais assurés de la protection du général… Il vous en donne sa foi, vous ne serez plus ni séparés ni inquiétés… La femme du courageux marin a méprisé ces riches parures, – ajouta l’interprète en ramassant les bijoux et les replaçant dans le coffret. – César veut garder comme souvenir de la vertu de la Gauloise le poignard qu’elle portait et qu’il lui a fait enlever par ruse. Rassure-toi, elle ne restera pas désarmée.

Et presque au même instant deux jeunes affranchis entrèrent dans la tente ; ils portaient sur un grand plateau d’argent un petit poignard oriental d’un travail précieux et un sabre espagnol court et légèrement recourbé, suspendu à un baudrier de cuir rouge, magnifiquement brodé d’or. L’interprète remit le poignard à Méroë, le sabre à Albinik, en leur disant :

– Reposez en paix et gardez ces dons de la magnificence de César.

– Et tu l’assureras, – reprit Albinik, – que tes paroles et sa générosité dissipent mes soupçons ; il n’aura pas désormais d’auxiliaire plus dévoué que moi, jusqu’à ce que ma vengeance soit satisfaite.

L’interprète sortit avec les affranchis ; Albinik raconta à sa femme que, conduit dans la tente du général romain, il l’avait attendu en compagnie de l’interprète, jusqu’au moment où tous deux étaient revenus dans la tente, sous la conduite d’un esclave. Méroë dit à son tour ce qui s’était passé. Les deux époux conclurent, non sans vraisemblance, que César, ivre à demi, avait d’abord cédé à une idée infâme, mais que la résolution désespérée de la Gauloise, et sans doute aussi la réflexion qu’il risquait de s’aliéner un transfuge dont il pouvait tirer un utile parti, ayant dissipé la demi-ivresse du Romain, il avait, avec sa fourbe et son adresse habituelles, donné, sous prétexte d’une épreuve, une apparence presque généreuse à un acte odieux.

Le lendemain, César, accompagné de ses généraux, se rendit sur le rivage qui dominait l’embouchure de la Loire : une tente y avait été dressée. De cet endroit on découvrait au loin la mer et ses dangereux parages, semés de bancs de sable et d’écueils à fleur d’eau. Le vent soufflait violemment. Un bateau de pêche, à la fois solide et léger, était amarré au rivage et gréé à la gauloise, d’une seule voile carrée, à pans coupés. Albinik et Méroë furent amenés. L’interprète leur dit :

– Le temps est orageux, la mer menaçante : oseras-tu t’aventurer dans ce bateau, seul avec ta femme ? Il y a ici quelques pêcheurs prisonniers, veux-tu leur aide ?

– Ma femme et moi, nous avons bravé bien des tempêtes, seuls dans notre barque, lorsque par de mauvais temps nous allions rejoindre mon vaisseau ancré loin du rivage.

– Mais, maintenant, tu es mutilé, – reprit l’interprète ; – comment pourras-tu manœuvrer ?

– Une main suffit au gouvernail… ma compagne orientera la voile… Métier de femme, puisqu’il s’agit de manier de la toile, – ajouta gaiement le marin pour donner confiance au Romain.

– Va donc, – dit l’interprète. – Que les dieux te conduisent…

La barque, poussée à flot par plusieurs soldats, vacilla un instant sous les palpitations de la voile, que le vent n’avait pas encore emplie ; mais bientôt, tendue par Méroë, tandis que son époux tenait le gouvernail, la voile se gonfla, s’arrondit sous le souffle de la brise ; le bateau s’inclina légèrement, et sembla voler sur le sommet des vagues comme un oiseau de mer. Méroë, vêtue de son costume de marin, se tenait debout à la proue.