Ses cheveux noirs flottaient au vent,
parfois la blanche écume de l’océan, après avoir jailli sous la
proue du bateau, jetait sa neige amère au noble et beau visage de
la jeune femme. Albinik connaissait ces parages comme le pasteur
des landes solitaires de la Bretagne en connaît les moindres
détours. La barque semblait se jouer des hautes vagues ; de
temps à autre les deux époux apercevaient au loin, sur le rivage,
la tente de César, reconnaissable à ses voiles de pourpre, et
voyaient briller au soleil l’or et l’argent des armures de ses
généraux.
– Oh ! César !… fléau de la
Gaule !… le plus cruel, le plus débauché des hommes !… –
s’écria Méroë, – tu ne sais pas que cette frêle barque, qu’en ce
moment peut-être tu suis au loin des yeux, porte deux de tes
ennemis acharnés ! Tu ne sais pas qu’ils ont d’avance
abandonné leur vie à Hésus, dans l’espoir d’offrir à Teutâtès, dieu
des voyages sur terre et sur mer, une offrande digne de lui… une
offrande de plusieurs milliers de Romains, s’abîmant dans les
gouffres de la mer ! Et c’est en élevant nos mains vers toi,
reconnaissants et joyeux, ô Hésus ! que nous disparaîtrons au
fond des abîmes avec les ennemis de notre Gaule sacrée !…
Et la barque d’Albinik et de Méroë, rasant les
écueils et les vagues au milieu de ces dangereux parages, tantôt
s’éloignait, tantôt se rapprochait du rivage. La compagne du marin,
le voyant pensif et triste, lui a dit :
– À quoi songes-tu, Albinik ?… Tout
seconde nos projets : le général romain n’a plus de soupçon,
l’habileté de ta manœuvre va le décider à accepter tes services, et
demain peut-être tu piloteras les galères de nos ennemis…
– Oui… je les piloterai vers l’abîme… où
elles doivent s’engloutir avec nous…
– Quelle magnifique offrande à nos
dieux !… dix mille Romains, peut-être !…
– Méroë, – a répondu Albinik avec un
soupir, – lorsque après avoir cessé de vivre ici, ainsi que ces
soldats… de braves guerriers, après tout, nous revivrons ailleurs
avec eux, ils pourront me dire : « Ce n’est pas
vaillamment, par la lance et par l’épée, que tu nous as tués… Non,
tu nous as tués sans combat, par trahison. Tu veillais au
gouvernail… nous dormions confiants et tranquilles… tu nous as
conduits sur des écueils… et en un instant la mer nous a engloutis…
Tu es comme un lâche empoisonneur, qui, en mettant du poison dans
nos vivres, nous aurait fait mourir… Est-ce vaillant ?…
Non ! ce n’est plus là cette franche audace de tes
pères ! ces fiers Gaulois, qui, demi-nus, nous combattaient,
en nous raillant sur nos armures de fer, nous demandant pourquoi
nous battre si nous avions peur des blessures ou de la
mort… »
– Ah ! – s’est écrié Méroë avec
amertume et douleur, – pourquoi les druidesses m’ont-elles enseigné
qu’une femme doit échapper par la mort au dernier outrage ?…
Pourquoi ta mère Margarid nous a-t-elle si souvent raconté, comme
un mâle exemple à suivre, ce trait de ton aïeule Siomara…
coupant la tête du Romain qui l’avait violentée… et apportant dans
un pan de sa robe cette tête à son mari, en lui disant ces fières
et chastes paroles : « Deux hommes vivants ne se
vanteront pas de m’avoir possédée !… » Ah ! pourquoi
n’ai-je pas cédé à César !
– Méroë !…
– Peut-être te serais-tu vengé
alors !… Cœur faible, âme sans vigueur ! il te faut donc
l’outrage accompli… la honte bue… pour allumer ta
colère ?…
– Méroë ! Méroë !…
– Il ne te suffit donc pas que ce Romain
ait proposé à ta femme de se vendre ?… de se livrer à lui pour
des présents ?… C’est à ta femme… entends-tu ?… à ta
femme… que César l’a faite… cette offre d’ignominie !…
– Tu dis vrai, – a répondu le marin en
sentant, au souvenir de ces outrages, le courroux enflammer son
cœur, – j’étais une âme faible…
Mais sa compagne a poursuivi avec un
redoublement d’amertume :
– Non, je le vois ; ce n’est pas
assez… j’aurais dû mourir… peut-être alors aurais-tu juré vengeance
sur mon corps !… Ah ! ils t’inspirent de la pitié, ces
Romains, dont nous voulons faire une offrande aux dieux !… ils
ne sont pas complices du crime qu’a voulu tenter César, dis-tu…
Réponds ?… seraient-ils venus à mon aide, ces soldats, ces
braves guerriers… Si, au lieu de me fier à mon seul courage et
de puiser ma force dans mon amour pour toi, je m’étais écriée
éplorée, suppliante : « Romains, au nom de vos mères,
défendez-moi des violences de votre général ! » Réponds,
seraient-ils venus à ma voix ? auraient-ils oublié que j’étais
Gauloise… et que César était… César ? Les cœurs généreux de
ces braves se seraient-ils révoltés, eux, qui, après le viol,
noient les enfants dans le sang des mères ?…
Albinik n’a pas laissé achever sa
compagne ; il a rougi de sa faiblesse ; il a rougi
d’avoir pu oublier un instant les horreurs commises par les Romains
dans leur guerre impie… il a rougi d’avoir oublié que le sacrifice
des ennemis de la Gaule est surtout agréable à Hésus. Alors, dans
sa colère, et pour toute réponse, il a chanté le chant de guerre
des marins bretons, comme si le vent avait pu porter ces paroles de
défi et de mort sur le rivage où était César :
« Tor-è-benn !
Tor-è-benn ![4]
» Comme j’étais couché dans mon vaisseau,
j’ai entendu l’aigle de mer appeler au milieu de la nuit – Il
appelait ses aiglons et tous les oiseaux du rivage, – Et il leur
disait en les appelant : – Levez-vous tous… venez… venez… –
Non, ce n’est plus de la chair pourrie de chien ou de brebis qu’il
nous faut… c’est de la chair romaine.
» Tor-è-benn !
Tor-è-benn !
» Vieux corbeau de mer, dis-moi, que
tiens-tu là ? – Moi, je tiens la tête du chef romain ; je
veux avoir ses deux yeux… ses deux yeux rouges… – Et toi, loup de
mer, que tiens-tu là ? – Moi, je tiens le cœur du chef romain,
et je le mange ! – Et toi, serpent de mer, que fais-tu là,
roulé autour de ce cou, et ta tête plate si près de cette bouche,
déjà froide et bleue ? – Moi, je suis ici pour attendre au
passage l’âme du chef romain.
» Tor-è-benn !
Tor-è-benn !
Méroë, exaltée par ce chant de guerre, ainsi
que son époux, a, comme lui, répété, en semblant défier César, dont
on voyait au loin la tente :
« Tor-è-benn ! Tor-è-benn !
Tor-è-benn ! »
Et toujours la barque d’Albinik et de Méroë,
se jouant des écueils et des vagues, au milieu de ces dangereux
parages, tantôt s’éloignait, tantôt se rapprochait du rivage.
– Tu es le meilleur et le plus hardi
pilote que j’aie rencontré, moi, qui dans ma vie ai tant voyagé sur
mer, – fit dire César à Albinik, lorsqu’il eut regagné la terre et
débarqué avec Méroë. – Demain, si le temps est favorable, tu
guideras une expédition dont tu sauras le but au moment de mettre
en mer.
Le lendemain, au lever du soleil, le vent se
trouvant propice, la mer belle, César a voulu assister au départ
des galères romaines ; il a fait venir Albinik. À côté du
général était un guerrier de grande taille, à l’air farouche :
une armure flexible, faite d’anneaux de fer entrelacés, le couvrait
de la tête aux pieds ; il se tenait immobile ; on aurait
dit une statue de fer. À sa main, il portait une lourde et courte
hache à deux tranchants. L’interprète a dit à Albinik, lui montrant
cet homme :
– Tu vois ce soldat… durant la navigation
il ne te quittera pas plus que ton ombre… Si par ta faute ou par
trahison une seule des galères échouait, il a l’ordre de te tuer à
l’instant, toi et ta compagne… Si, au contraire, tu mènes la flotte
à bon port, le général te comblera de ses dons ; tu feras
envie aux plus heureux.
– César sera content… – a répondu
Albinik.
Et suivi pas à pas par le soldat à la hache,
il a monté, ainsi que Méroë, sur la galère prétorienne,
dont la marche guidait celle des autres ; on la reconnaissait
à trois flambeaux dorés, placés à sa poupe.
Chaque galère portait soixante-dix rameurs,
dix mariniers pour la manœuvre des voiles, cinquante archers et
frondeurs armés à la légère, et cent cinquante soldats bardés de
fer de la tête aux pieds.
Lorsque les galères eurent quitté le rivage,
le préteur, commandant militaire de la flotte, fit dire, par un
interprète, à Albinik, de se diriger vers le nord pour débarquer au
fond de la baie du Morbihan, dans les environs de la ville de
Vannes, où était rassemblée l’armée gauloise. Albinik, la main au
gouvernail, devait transmettre, par l’interprète, ses commandements
au maître des rameurs. Celui-ci, au moyen d’un marteau de fer, dont
il frappait une cloche d’airain, d’après les ordres du pilote,
indiquait ainsi, par les coups lents ou redoublés du marteau, le
mouvement et la cadence des rames, selon qu’il fallait accélérer ou
ralentir l’allure de la prétorienne, sur laquelle la
flotte romaine guidait sa marche.
Les galères, poussées par un vent propice,
s’avançaient vers le nord. Selon l’interprète, les plus vieux
mariniers admiraient la hardiesse de la manœuvre et la promptitude
de coup d’œil du pilote gaulois. Après une assez longue navigation,
la flotte, se trouvant près de la pointe méridionale de la baie du
Morbihan, allait entrer dans ces parages, les plus dangereux de
toute la côte de Bretagne par leur multitude d’îlots, d’écueils, de
bancs de sable, et surtout par leurs courants sous-marins d’une
violence irrésistible.
Un îlot, situé au milieu de l’entrée de la
baie, que resserrent deux pointes de terre, partage cette entrée en
deux passes très-étroites. Rien à la surface de la mer, ni
brisants, ni écume, ni changement de nuance dans la couleur des
vagues, n’annonce la moindre différence entre ces deux passages.
Pourtant, l’un n’offre aucun écueil, et l’autre est si redoutable,
qu’au bout de cent coups de rame les navires engagés dans ce chenal
à la file les uns des autres, et guidés par la prétorienne
que pilotait Albinik, allaient être peu à peu entraînés par la
force d’un courant sous-marin vers un banc de rochers, que l’on
voyait au loin, et sur lequel la mer, partout ailleurs calme, se
brisait avec furie… Mais les commandants de chaque galère ne
pourraient s’apercevoir du péril que les uns après les autres,
chacun ne le reconnaissant qu’à la rapide dérive de la galère qui
le précéderait… et alors il serait trop tard… la violence du
courant emporterait, précipiterait vaisseau sur vaisseau…
Tournoyant sur l’abîme, s’abordant, se heurtant, ils devaient, dans
ces terribles chocs, s’entr’ouvrir et s’engloutir au fond des eaux
avec leur équipage, ou se briser sur le banc de roches… Cent coups
de rame encore, et la flotte était anéantie dans ce passage de
perdition…
La mer était si calme, si belle, que nul,
parmi les Romains, ne soupçonnait le péril… Les rameurs
accompagnaient de chants le mouvement cadencé de leurs rames ;
des soldats nettoyaient les armes, d’autres dormaient, étendus à la
proue ; d’autres jouaient aux osselets. Enfin, à peu de
distance d’Albinik, toujours au gouvernail, un vétéran aux cheveux
blanchis, au visage cicatrisé, était assis sur un des bancs de la
poupe, entre ses deux fils, beaux jeunes archers de dix-huit à
vingt ans. Tout en causant avec leur père, ils avaient chacun un
bras familièrement passé sur l’épaule du vieux soldat, qu’ils
enlaçaient ainsi ; ils semblaient causer tous trois avec une
douce confiance, et s’aimer tendrement. Albinik, malgré sa haine
contre les Romains, n’a pu s’empêcher de soupirer de compassion, en
songeant au sort de tous ces soldats, qui ne se croyaient pas si
près de mourir.
À ce moment, un de ces légers vaisseaux dont
se servent les marins d’Irlande, sortit de la baie du Morbihan par
le chenal qui n’offrait aucun danger… Albinik avait, pour son
commerce, fait de fréquents voyages à la côte d’Irlande, terre
peuplée d’habitants d’origine gauloise, parlant à peu près le même
langage, mais difficile à comprendre pour qui ne les avait pas
souvent pratiqués comme Albinik.
L’Irlandais, soit qu’il craignît d’être
poursuivi et pris par quelqu’une des galères de guerre qu’il voyait
s’approcher, et qu’il voulût échapper à ce danger en venant de
lui-même au-devant de la flotte, soit qu’il crût avoir des
renseignements utiles à donner, l’Irlandais se dirigea vers la
prétorienne, qui ouvrait la marche. Albinik frémit…
L’interprète allait peut-être interroger cet Irlandais, et il
pouvait signaler le danger que devait courir l’armée navale en
prenant l’une ou l’autre des deux passes de l’îlot. Albinik ordonna
donc de forcer de rames, afin d’arriver au chenal de perdition
avant que l’Irlandais n’eût rejoint les galères. Mais après
quelques mots échangés entre le commandant militaire et
l’interprète, celui-ci ordonna d’attendre le navire qui
s’approchait, afin de lui demander des nouvelles de la flotte
gauloise. Albinik, n’osant contrarier ce commandement, de peur
d’éveiller les soupçons, obéit, et bientôt le petit navire
irlandais fut à portée de voix de la prétorienne.
L’interprète, s’avançant alors, dit en langue gauloise à
l’Irlandais :
– D’où venez-vous ? où
allez-vous ?… Avez-vous rencontré des vaisseaux en
mer ?…
À ces questions, l’Irlandais fit signe qu’il
ne comprenait pas, et, dans son langage moitié gaulois, il
reprit :
– Je viens vers la flotte pour lui donner
des nouvelles.
– Quelle langue parle cet homme ? –
dit l’interprète à Albinik. – Je ne l’entends pas, quoique son
langage ne me semble pas tout à fait étranger.
– Il parle moitié irlandais, moitié
gaulois, – répondit Albinik. – J’ai souvent commercé sur les côtes
de ce pays ; je sais ce langage. Cet homme dit s’être dirigé
vers la flotte pour lui donner des nouvelles.
– Demande-lui quelles sont ces
nouvelles.
– Quelles nouvelles as-tu à donner ?
– dit Albinik à l’Irlandais.
– Les vaisseaux gaulois, – répondit-il, –
venant de divers ports de Bretagne, se sont réunis hier soir dans
cette baie, dont je sors. Ils sont en très-grand nombre, bien
équipés, bien armés, et prêts au combat… Ils ont choisi leur
ancrage tout au fond de la baie, près du port de Vannes. Vous ne
pourrez les apercevoir qu’après avoir doublé le promontoire
d’Aëlkern…
– L’Irlandais nous apporte des nouvelles
favorables, – dit Albinik à l’interprète. – La flotte gauloise est
dispersée de tous côtés : une partie de ses vaisseaux est dans
la rivière d’Auray, d’autres plus loin encore, vers la baie
d’Audiern et Ouessant… Il n’y a au fond de cette baie, pour
défendre Vannes par mer, que cinq ou six mauvais vaisseaux
marchands, à peine armés à la hâte.
– Par Jupiter ! – s’écria
l’interprète joyeux ; – les dieux sont, comme toujours,
favorables à César !…
Le préteur et les officiers, à qui
l’interprète répéta la fausse nouvelle donnée par le pilote,
parurent aussi très-joyeux de cette dispersion de la flotte
gauloise… Vannes était ainsi livrée aux Romains, presque sans
défense, du côté de la mer.
Albinik dit alors à l’interprète en lui
montrant le soldat à la hache :
– César s’est défié de moi ; bénis
soient les dieux de me permettre de prouver l’injustice de ses
soupçons… Voyez-vous cet îlot… là bas… à cent longueurs de rame
d’ici ?…
– Je le vois…
– Pour entrer dans cette baie, il n’y a
que deux passages, l’un à droite, l’autre à gauche de cet îlot. Le
sort de la flotte romaine était entre mes mains ; je pouvais
vous piloter vers l’une de ces passes, que rien à la vue ne
distingue de l’autre, et un courant sous-marin entraînait vos
galères sur un banc de rochers… pas une n’eût échappé…
– Que dis-tu ? – s’écria
l’interprète, tandis que Méroë regardait son époux avec douleur et
surprise, car il semblait renoncer à sa vengeance.
– Je dis la vérité, répondit Albinik à
l’interprète ; – je vais vous le prouver… Cet Irlandais
connaît, comme moi, les dangers de l’entrée de cette baie, dont il
sort ; je lui demanderai de marcher devant nous, en guise de
pilote ; et d’avance je vais vous tracer la route qu’il va
suivre : d’abord il prendra le chenal à droite de
l’îlot ; il s’avancera ensuite, presque à toucher cette pointe
de terre que vous apercevrez plus loin ; puis il déviera
beaucoup à droite, jusqu’à ce qu’il soit à la hauteur de ces
rochers noirs qui s’élèvent là-bas ; cette passe traversée,
ces écueils évités, nous serons en sûreté dans la baie… Si
l’Irlandais exécute de point en point cette manœuvre, vous
défierez-vous encore de moi ?
– Non, par Jupiter ! – répondit
l’interprète. – Il faudrait être insensé pour conserver le moindre
soupçon.
– Jugez-moi donc… – reprit Albinik, et il
adressa quelques mots à l’Irlandais, qui consentit à piloter les
navires.
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