Sa manœuvre fut celle prévue par Albinik. Alors celui-ci,
ayant donné aux Romains ce gage de sincérité, fit déployer la
flotte sur trois files, et pendant quelque temps la guida à travers
les îlots dont la baie est semée ; puis il donna l’ordre aux
rameurs de rester en place sur leurs rames. De cet endroit on ne
pouvait apercevoir la flotte gauloise, ancrée tout au fond de la
baie, à près de deux lieues de distance de là, et dérobée à tous
les yeux par un promontoire très-élevé.
Albinik dit alors à l’interprète :
– Nous ne courons plus qu’un seul
danger ; mais il est grand. Il y a devant nous des bancs de
sable mouvants, parfois déplacés par les hautes marées : les
galères pourraient s’y engraver ; il faut donc que j’aille
reconnaître ce passage la sonde à la main, avant d’y engager la
flotte. Elle va rester en cet endroit sur ses rames ; faites
mettre à la mer la plus petite des barques de cette galère avec
deux rameurs : ma femme tiendra le gouvernail ; si vous
avez encore quelque défiance, vous et le soldat à la hache vous
nous accompagnerez dans la barque ; puis, le passage reconnu,
je reviendrai à bord de cette galère pour piloter la flotte,
jusqu’à l’entrée du port de Vannes.
– Je ne me défie plus, – répondit
l’interprète ; – mais, selon l’ordre de César, ni moi ni ce
soldat, nous ne devons te quitter un seul instant.
– Qu’il en soit ainsi que vous le
désirez, – dit Albinik.
Et la petite barque de la galère fut mise à la
mer. Deux rameurs y descendirent avec le soldat et
l’interprète ; Albinik et Méroë s’embarquèrent à leur
tour : le bateau s’éloigna de la flotte romaine, disposée en
croissant et se maintenant sur ses rames en attendant le retour du
pilote. Méroë, assise au gouvernail, dirigeait la barque selon les
indications de son époux. Lui, à genoux et penché à la proue,
sondait le passage au moyen d’un plomb très-lourd attaché à un long
et fort cordeau. Le bateau côtoyait alors un des nombreux îlots de
la baie de Morbihan. Derrière cet îlot s’étendait un long banc de
sable que la marée alors descendante commençait à découvrir ;
puis, au delà du banc de sable, quelques rochers bordant le rivage…
Albinik venait de jeter de nouveau la sonde ; pendant qu’il
semblait examiner sur la corde les traces de la profondeur de
l’eau, il échangea un regard rapide avec sa femme en lui indiquant
d’un coup d’œil le soldat et l’interprète… Méroë comprit :
l’interprète était assis près d’elle, à la poupe ; venaient
ensuite les deux rameurs sur leur banc, et enfin l’homme à la hache
debout, derrière Albinik, penché à la proue, sa sonde à la main… Se
relevant soudain, il se fit de cette sonde une arme terrible, lui
imprima le mouvement rapide que le frondeur donne à sa fronde, et
du lourd plomb attaché au cordeau frappa si violemment le casque du
soldat, qu’étourdi du coup, il s’affaissa au fond de la barque.
L’interprète voulut s’élancer au secours de son compagnon ;
mais, saisi aux cheveux par Méroë, il fut renversé en arrière,
perdit l’équilibre et tomba à la mer. L’un des deux rameurs, ayant
levé sa rame sur Albinik, roula bientôt à ses pieds. Le mouvement
donné au gouvernail par Méroë fit approcher le bateau si près de
l’îlot montueux, qu’elle y sauta, ainsi que son époux. Tous deux
gravirent rapidement ces roches escarpées ; ils n’avaient plus
d’autre obstacle pour arriver au rivage qu’un banc de sable, dont
une partie, déjà découverte par la marée, était mouvante, ainsi
qu’on le voyait aux bulles d’air qui venaient continuellement à sa
surface. Prendre ce passage pour atteindre les rochers de la côte,
c’était périr dans le gouffre caché sous cette surface trompeuse.
Déjà les deux époux entendaient de l’autre côté de l’îlot, dont
l’élévation les cachait, les cris, les menaces du soldat, revenu de
son étourdissement, et la voix de l’interprète, retiré sans doute
de l’eau par les rameurs. Albinik, habitué à ces parages, reconnut,
à la grosseur du gravier et à la limpidité de l’eau dont il était
encore couvert, que le banc de sable, à quelques pas de là, n’était
plus mouvant. Il le traversa donc en cet endroit avec Méroë, tous
deux ayant de l’eau jusqu’à la ceinture. Ils atteignirent alors les
rochers de la côte, les escaladèrent agilement, et s’arrêtèrent
ensuite un instant afin de voir s’ils étaient poursuivis.
L’homme à la hache, gêné par sa pesante
armure, et n’étant, non plus que l’interprète, habitué à marcher
sur des pierres glissantes couvertes de varechs, comme l’étaient
celles de l’îlot qu’ils avaient à traverser pour atteindre les deux
fugitifs, arrivèrent, après maints efforts, en face de la partie
mouvante du banc de sable laissée à sec par la marée de plus en
plus basse. Le soldat, possédé de colère à l’aspect d’Albinik et de
sa compagne, dont il ne se voyait séparé que par un banc de sable
fin et uni, laissé à sec, crut le passage facile, et s’élança… Au
premier pas, il enfonça dans la fondrière jusqu’aux genoux ;
il fit un violent effort pour se dégager… et disparut jusqu’à la
ceinture… Il appela ses compagnons à son aide… à peine avait-il
appelé… qu’il n’eut plus que la tête hors du gouffre… Elle disparut
aussi… et un moment après, comme il avait levé les mains au ciel en
s’abîmant, l’on ne vit plus qu’un de ses gantelets de fer s’agitant
convulsivement en dehors du sable… Puis l’on n’aperçut plus rien…
rien… sinon quelques bulles d’eau à la surface de la fondrière.
Les rameurs et l’interprète, saisis
d’épouvante, restèrent immobiles, n’osant braver une mort certaine
pour atteindre les fugitifs… Alors Albinik adressa ces mots à
l’interprète :
– Tu diras à César que je m’étais mutilé
moi-même pour lui donner confiance dans la sincérité de mes offres
de services… Mon dessein était de conduire la flotte romaine à une
perte certaine en périssant moi et ma compagne… Il en allait être
ainsi… Je vous pilotais dans le chenal de perdition d’où pas une
galère ne serait sortie… Lorsque nous avons rencontré l’Irlandais,
il m’a appris que, rassemblés depuis hier, les vaisseaux gaulois,
très-nombreux et très-bien armés, sont ancrés au fond de cette
baie… à deux lieues d’ici. Apprenant cela, j’ai changé de projet,
je n’ai plus voulu perdre vos galères… Elles seront de même
anéanties, mais non par embûche et déloyauté… elles le seront par
vaillant combat, navire contre navire, Gaulois contre Romain…
Maintenant, dans l’intérêt du combat de demain, écoute bien
ceci : J’ai à dessein conduit tes galères sur des bas fonds où
dans quelques instants elles se trouveront à sec sur le sable.
Elles y resteront engravées, car la mer descend… Tenter un
débarquement, c’est vous perdre ; vous êtes de tous côtés
entourés de bancs de sable mouvants, pareils à celui où vient de
s’engloutir l’homme à la hache… Restez donc à bord de vos
navires ; demain ils seront remis à flot par la marée
montante… et demain bataille… bataille à outrance… Le Gaulois aura
une fois de plus montré que jamais Breton ne fit trahison…
et que s’il est glorieux de la mort de son ennemi, c’est lorsqu’il
a loyalement tué son ennemi…
Et Albinik et Méroë, laissant l’interprète
effrayé de ces paroles, se sont dirigés en hâte vers la ville de
Vannes, pour y donner l’alarme et prévenir les gens de la flotte
gauloise de se préparer au combat pour le lendemain…
Chemin faisant, l’épouse d’Albinik lui a
dit :
– Le cœur de mon époux bien-aimé est plus
haut que le mien. Je voulais voir détruire la flotte romaine par
les écueils de la mer… Mon époux veut la détruire par la vaillance
gauloise. Que je sois à jamais glorifiée d’être la femme d’un tel
homme !
*
*
*
« Ce récit que votre fils Albinik, le
marin, vous envoie, à vous, ma mère Margarid, à vous, mon père
Joel, le brenn de la tribu de Karnak, ce récit votre fils
l’a écrit durant cette nuit-ci qui précède la bataille de demain.
Retenu dans le port de Vannes par les soins qu’il donne à son
navire, afin de combattre les Romains au point du jour, votre fils
vous envoie cette écriture au camp gaulois qui défend par terre les
approches de la ville. Mon père et ma mère blâmeront ou
approuveront la conduite d’Albinik et de sa femme Méroë, mais ce
récit contient la simple vérité. »
Chapitre 3
La veille de la bataille de Vannes,
Guilhern, le laboureur, fait une promesse sacrée à son père, Joel
le brenn de la tribu de Karnak. – Position de l’armée gauloise. –
Le chef des cent vallées. – Les bardes à la guerre. – La cavalerie
de la Trimarkisia. – La chaîne de fer des deux saldunes. – Piéton
et cavalier.
La veille de la bataille de Vannes, qui,
livrée sur terre et sur mer, allait décider de l’esclavage ou de la
liberté de la Bretagne, et, par suite, de l’indépendance ou de
l’asservissement de toute la Gaule, la veille de la bataille de
Vannes, en présence de tous ceux de notre famille réunie dans le
camp gaulois, moins mon frère Albinik et sa femme Méroë, alors sur
la flotte rassemblée dans la baie du Morbihan, mon père JOEL,
le brenn de la tribu de Karnak, a dit ceci à moi son
premier né, Guilhern, le laboureur (qui écris ce
récit) :
– Demain est jour de grand combat, mon
fils ; nous nous battrons bien. Je suis vieux, tu es
jeune ; l’ange de la mort me fera sans doute partir le premier
d’ici, et demain peut-être j’irai revivre ailleurs avec ma sainte
fille Hêna. Or, voici ce que je te demande, en présence des
malheurs dont est menacé notre pays, car demain la mauvaise chance
de la guerre peut faire triompher les Romains : mon désir est
que, dans notre famille, et tant que durera notre race, l’amour de
la Gaule et le souvenir sacré de nos pères ne périssent point.
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