Par
le nez d’Ézéchiel ! croient-ils ainsi morigéner l’homme !
Ils ne savent donc pas, les maudits, que tel cheval rétif à la
houssine obéirait à la voix ? Oh ! il sait bien cela,
lui, notre ami de Nazareth, qui l’autre jour nous disait :
« Si votre frère a péché contre vous, reprenez-le… et,
s’il se repent, pardonnez-lui[33]… »
Voilà parler… car, par l’oreille de Melchisédech ! je ne suis
pas tendre et bénin comme l’agneau pascal, moi… Non, non, j’ai eu
le temps de m’endurcir le cœur, la tête et la peau. Depuis vingt
ans, mon père m’a chassé de sa maison pour une sottise de
jeunesse ; depuis lors, j’ai vécu aux crochets du diable… Je
suis aussi difficile à brider qu’un âne sauvage… Et pourtant, foi
de Banaïas, d’un seul mot dit de sa voix douce, notre ami de
Nazareth me ferait aller au bout du monde !
– Si Jésus ne peut venir, reprit un autre
buveur, il nous enverra quelqu’un de ses disciples nous avertir et
nous prêcher la bonne nouvelle à la place du maître.
– À défaut de gâteau de fine fleur de
froment pétri de miel, on mange du pain d’orge, dit un vieux
mendiant courbé par les années. La parole des disciples est bonne…
celle du maître vaut mieux…
– Oh ! oui, reprit un autre vieux
mendiant ; à nous qui désespérons depuis notre naissance, il
nous donne l’espérance éternelle…
– Jésus nous enseigne que nous ne sommes
pas au-dessous de nos maîtres, dit un esclave d’un air sombre. Or,
puisque nous valons nos maîtres, de quel droit nous tiennent-ils en
esclavage ?
– Est-ce parce que, s’il y a cent maîtres
d’un côté, nous sommes dix mille esclaves de l’autre ? reprit
un autre. Patience !… patience !… un jour viendra où nous
compterons nos maîtres, et nous nous compterons ensuite ;
après quoi s’accomplira la parole de Jésus : Les premiers
seront les derniers, et les derniers seront les premiers…
– Il nous dit, à nous artisans, qui, par
le poids des impôts et par l’avarice des vendeurs, manquons souvent
de pain et de vêtements, ainsi que nos femmes et nos enfants :
« Ne vous inquiétez pas ; Dieu, notre Père, pourvoit à la
parure des lis des champs… à la nourriture des passereaux… un jour
viendra où rien ne vous manquera. »
– Oui, car Jésus a dit encore ceci :
« N’ayez ni or, ni argent, ni monnaie dans votre bourse, ni
sac pour le voyage, ni deux habits, ni souliers, car celui qui
travaille mérite d’être nourri[34]… »
– Voici le maître !… voici le
maître !… dirent quelques personnes placées près de la porte
de la taverne. Voici notre ami !…
À ces mots, il se fit un grand mouvement dans
la taverne : Aurélie, non moins curieuse que son esclave
Geneviève, monta sur un escabeau afin de mieux voir le jeune
maître. Leur attente fut trompée ; ce n’était pas encore
lui : c’était Pierre, l’un de ses disciples.
– Et Jésus ? cria-t-on tout d’une
voix.
– Où est-il ?
– Le Nazaréen ne viendra-t-il donc
pas ?
– Ne verrons-nous pas notre ami, l’ami
des affligés ?
– Moi, Judas et Simon, nous
l’accompagnions, répondit Pierre, lorsqu’aux portes de la ville une
pauvre femme, nous voyant passer, a supplié le maître d’entrer pour
visiter sa fille malade : c’est ce qu’il a fait. Il a gardé
Judas et Simon près de lui et m’a envoyé vers vous. Ceux qui ont
besoin de lui n’ont qu’à l’attendre ici : il viendra
bientôt.
Les paroles du disciple calmèrent l’impatience
de la foule, et Banaïas, l’homme au grand coutelas, dit à
Pierre :
– En attendant le maître, parle-nous de
lui, dis-nous la bonne nouvelle. Approche-t-il, le temps où ces
gloutons, dont le ventre s’arrondit à mesure que le nôtre se
creuse, n’auront plus pour s’engraisser que le soufre et le bitume
de l’enfer ?
– Oui, les temps approchent !
s’écria Pierre en montant sur un banc. Oui, les temps viennent,
comme vient la nuit d’orage chargée de tempête et de foudre !
Le Seigneur n’a-t-il pas dit par la voix des prophètes :
« Je vais envoyer mon ange, qui préparera le chemin devant
moi[35] ! »
– Oui ! oui ! crièrent
plusieurs voix ; oui, les prophètes l’ont annoncé !
– Quel est cet ange ? reprit
Pierre ; quel est cet ange, sinon Jésus, notre maître, le
Messie… le seul vrai Messie ?…
– Oui, c’est lui !
– C’est l’ange promis !
– C’est le vrai Messie !
– Et cet ange ayant préparé le chemin,
que dit le Seigneur par la voix des prophètes ? continua
Pierre : « Alors je m’approcherai de vous pour exercer
mon jugement ; je me hâterai de rendre mon témoignage contre
les empoisonneurs, contre les parjures, contre ceux qui retiennent
par violence le salaire de l’ouvrier, contre ceux qui oppriment les
veuves, les orphelins et les étrangers, sans être retenus par ma
crainte[36]. » Le Seigneur n’a-t-il pas dit
encore : « Il y a une race dont les dents sont des épées,
et qui s’en sert comme de couteaux pour dévorer ceux qui n’ont rien
sur la terre et sont pauvres parmi les hommes[37] ! »
– Si cette race a des couteaux pour
dents, dit Banaïas en mettant la main sur son coutelas, nous
mordrons avec les nôtres !…
– Oh ! vienne le jour où seront
jugés ceux qui retiennent par violence le salaire de l’ouvrier, et
je dénoncerai à la vengeance du Seigneur le banquier Jonas !
dit un artisan. Il m’a fait travailler en secret aux boiseries de
sa salle de festin les jours de sabbat, et il m’a retenu le salaire
de ces jours-là. J’ai voulu me plaindre : il m’a menacé de me
dénoncer aux princes des prêtres comme profanateur des jours
saints, et de me faire jeter en prison !
– Et pourquoi le banquier Jonas t’a-t-il
retenu injustement ton salaire ? reprit Pierre ; parce
que, ainsi que le dit le prophète : « La cupidité est
comme une sangsue ; elle a deux filles qui disent
toujours : Apporte, apporte [38] ! »
– Et ces grosses sangsues-là, s’écria
Banaïas, est-ce qu’elles ne dégorgeront pas un jour tout le sang
qu’elles ont sucé aux pauvres artisans, aux veuves et aux
orphelins ?
– Si… si, répondit le disciple, nos
prophètes et Jésus l’ont annoncé : « Pour ceux-là, ce
sera l’enfer et les grincements de dents… mais, une fois l’ivraie,
qui étouffe le bon grain, arrachée, les méchants rois, les cupides,
les usuriers extirpés de la terre dont ils pompent tous les sucs,
viendra le jour du bonheur pour tous, la justice pour tous ;
et, ce jour-là venu, ont dit les prophètes, les peuples ne
s’armeront plus les uns contre les autres, leurs épées seront
transformées en hoyaux, leurs lances en serpes ; une nation ne
lèvera plus le glaive contre aucune autre nation ; l’on ne
fera plus la guerre, mais chacun s’assiéra sous sa vigne ou sous
son figuier, sans craindre personne : l’œuvre de la justice
sera la sûreté, la paix et le bonheur de chacun[39]. En
ces temps-là, enfin, le loup habitera avec l’agneau, le léopard se
couchera près du chevreau, le lion et la brebis demeureront
ensemble, et un petit enfant les conduira tous[40]. »
Cette peinture charmante de la paix et du
bonheur universel parut faire une profonde impression sur
l’auditoire de Pierre ; plusieurs voix s’écrièrent :
– Oh ! viennent ces temps-là !…
car à quoi bon s’égorger peuple contre peuple ?
– Que de sang perdu !
– Et qui en profite ? les pharaons
conquérants… hommes de sang, de bataille et de rapine.
– Oh ! viennent ces temps de
félicité, de justice, de douceur ; et, comme disent les
prophéties, un petit enfant nous conduira tous.
– Oui, un petit enfant suffira… car nous
serons doux, parce que nous serons heureux, reprit Banaïas, tandis
qu’à cette heure nous sommes si malheureux, si courroucés, que cent
géants ne suffiraient pas à nous contenir.
– Et ces temps venus, reprit Pierre, tous
ayant une part aux biens de la terre fécondée par le travail de
chacun, tous étant sûrs de vivre en paix et félicité, on ne verra
plus les oisifs jouir du fruit des labeurs d’autrui : le
Seigneur ne l’a-t-il pas dit par la voix du fils de David, l’un de
ses élus :
« J’ai aussi eu en horreur tout le
travail auquel je me suis appliqué sous le soleil, en devant
laisser le fruit à un homme qui me succédera.
» Car il y a tel homme qui travaille avec
sagesse, avec science, avec industrie, et il laissera tout ce qu’il
a acquis à un homme qui n’y a pas travaillé… Et qui sait s’il sera
sage ou insensé ?
» Or, c’est là une vanité et une grande
affliction[41]. »
– Vous le savez, ajouta l’apôtre, la voix
du fils de David est sainte comme la justice ; non, celui-là
qui n’a pas travaillé ne doit pas profiter du travail
d’autrui !
– Mais, si j’ai des enfants ? dit
une voix ; si, en me privant de sommeil et de la moitié de mon
pain quotidien, je parviens à épargner quelque chose pour eux, afin
qu’ils ne connaissent pas les maux dont j’ai souffert, est-ce donc
injuste ?
– Eh ! qui vous parle du
présent ? s’écria Pierre ; qui vous parle de ce temps-ci,
où le fort opprime le faible, le riche le pauvre, l’inique le
juste, le maître l’esclave ? En temps d’orage et de tempête,
chacun élève comme il peut un abri pour lui et pour les
siens ; c’est justice !… Mais, quand seront venus les
temps promis par les prophètes, temps divins où un soleil
bienfaisant resplendira toujours, où il n’y aura plus d’orages, où
la naissance de chaque enfant sera saluée par des chants joyeux,
comme un bienfait du Seigneur, au lieu d’être pleurée, ainsi
qu’aujourd’hui, comme une affliction, parce que, conçu dans les
larmes, l’homme, de nos jours, vit et meurt dans les larmes ;
lorsque, au contraire, l’enfant, conçu dans l’allégresse, devra
vivre dans l’allégresse : lorsque le travail, écrasant
aujourd’hui, sera lui-même une allégresse, tant seront abondants
les fruits de la terre promise… par le Seigneur :
chacun, tranquille sur l’avenir de ses enfants, n’aura plus à
prévoir, à thésauriser pour eux, en se privant, s’exténuant de
travail… Non, non, quand Israël jouira enfin du royaume de Dieu,
chacun travaillera pour tous, et tous jouiront du travail de
chacun !
– Au lieu qu’à cette heure, dit l’artisan
qui s’était plaint de l’iniquité du banquier Jonas, tous
travaillent pour quelques-uns ; ces quelques-uns ne
travaillent pour personne et jouissent du travail de tous.
– Mais, pour ceux-là, reprit Pierre,
notre maître de Nazareth l’a dit : « Le Fils de l’Homme
enverra ses anges, qui ramasseront et enlèveront hors de son
royaume tout ce qu’il y a de scandaleux et de gens qui commettent
l’iniquité ; ceux-là, on les précipitera dans une fournaise
ardente, et c’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de
dents[42]. »
– Et ce sera justice, dit Oliba la
courtisane ; ne sont-ce pas ceux-là qui nous forcent de vendre
notre corps pour échapper aux grincements de dents que cause la
faim ?… – Ne sont-ce pas ceux-là qui forcent les mères à
trafiquer de leurs enfants plutôt que de les voir mourir de
misère ? dit une autre courtisane.
– Oh ! quand viendra-t-il donc le
jour de la justice ?
– Il vient, il approche, répondit Pierre
d’une voix éclatante ; car le mal, l’iniquité, la violence
sont partout, non-seulement ici, en Judée, mais dans le monde
entier, qui est le monde romain… Oh ! les maux d’Israël ne
sont rien, non, rien auprès des maux affreux qui accablent les
nations ses sœurs !… L’univers entier se lamente et saigne
sous le triple joug de la férocité, de la débauche et de la
cupidité romaines !… D’un bout de la terre à l’autre, depuis
la Syrie jusqu’à la Gaule opprimée, l’on n’entend que le bruit des
chaînes et les gémissements des esclaves écrasés de travail ;
malheureux entre les malheureux, ils suent le sang par tous les
pores !… Plus à plaindre que l’animal des bois mourant dans sa
tanière, ou que l’animal de labour mourant sur sa litière, ces
esclaves, on les torture, on les tue, on les livre par plaisir à la
dent des bêtes féroces ! ! ! De vaillants peuples,
comme les Gaulois veulent-ils briser leurs fers, on les noie dans
leur sang ; et moi, je vous le dis en vérité, au nom de Jésus
notre maître, oui, je vous le dis en vérité, cela ne peut pas
durer…
– Non… non, s’écrièrent plusieurs
voix ; non, cela ne peut pas durer.
– Notre maître est attristé, continua le
disciple, oh ! attristé jusqu’à la mort en songeant aux maux
horribles, aux vengeances, aux épouvantables représailles que tant
de siècles d’oppression et d’iniquité vont déchaîner sur la terre…
Avant-hier, à Bethléem, le maître nous disait ceci :
« Lorsque vous entendrez parler de
guerres et de séditions, ne soyez pas alarmés ; il faut que
ces choses arrivent d’abord ; mais leur fin ne viendra pas
sitôt… »
– Écoutez, dirent plusieurs voix,
écoutez…
– « On verra, a ajouté Jésus, on
verra se soulever peuple contre peuple, royaume contre
royaume ; aussi les hommes sécheront de frayeur dans l’attente
de tout ce qui doit arriver dans tout l’univers, car les vertus des
cieux seront ébranlées[43]. »
Une sourde rumeur d’effroi circula dans la
foule à ces prophéties de Jésus de Nazareth rapportées par
Pierre ; et plusieurs voix s’écrièrent :
– De grands orages vont donc éclater dans
le ciel !…
– Tant mieux ! il faut qu’elles
crèvent, ces nuées d’iniquité, pour que le ciel se dégage et que le
soleil éternel resplendisse !
– Et, s’ils grincent des dents sur la
terre avant d’aller les grincer dans le feu éternel, ces riches,
ces princes des prêtres, ces rois pharaons couronnés ! ils
l’auront voulu ! s’écria Banaïas, ils l’auront
voulu !
– Oui… oui… c’est vrai…
– Oh ! poursuivit Banaïas, ce n’est
pas d’aujourd’hui que les prophètes leur crient aux oreilles :
« Amendez-vous ! soyez bons ! soyez
pitoyables ! Regardez seulement à vos pieds, au lieu de vous
mirer dans votre orgueil ! Quoi ! repus que vous êtes,
vous rebutez sur les mets les plus délicats ; vous tombez
gorgés de vin près de vos coupes remplies jusqu’aux bords ;
vous vous demandez : Mettrai-je aujourd’hui ma robe fourrée à
broderies d’or ou ma robe de peluche à broderies d’argent ? Et
votre prochain, grelottant de froid sous ses guenilles, ne peut
seulement égoutter votre coupe et lécher les miettes de vos
festins ! » Par les entrailles de Jérémie !
voilà-t-il assez longtemps que cela dure ?
– Oui, oui ! crièrent plusieurs
voix, cela a assez duré ; les plus patients se lassent à la
fin !
– Le bœuf le plus paisible finit par se
retourner contre l’aiguillon !
– Et quel aiguillon que la
faim !
– Oui, reprit Pierre, oui, cela n’a que
trop duré ; oui, cela n’a que trop duré. Aussi Jésus notre
maître a-t-il dit :
« L’esprit du Seigneur s’est reposé sur
moi ; c’est pourquoi il m’a consacré par son onction : il
m’a envoyé pour prêcher la bonne nouvelle aux pauvres ; pour
guérir ceux qui ont le cœur brisé ; pour annoncer aux captifs
leur délivrance, aux aveugles le recouvrement de la vue ; pour
renvoyer libres ceux qui sont écrasés sous les fers ; pour
publier l’année favorable du Seigneur et le jour où il se vengera
de ses ennemis[44]. »
Ces paroles du Nazaréen, rapportées par
Pierre, excitèrent un nouvel enthousiasme, et Geneviève entendit
l’un des deux secrets émissaires des docteurs de la loi et des
princes des prêtres dire à son compagnon :
– Cette fois, le Nazaréen ne nous
échappera pas ; de pareilles paroles sont par trop séditieuses
et furibondes…
Mais une nouvelle et grande rumeur s’entendit
bientôt à l’extérieur de la taverne de l’Onagre, et ce ne fut qu’un
seul cri répété par tous :
– C’est lui ! c’est lui !…
– C’est notre ami !
– Le voilà, notre Jésus ! le
voilà !
Chapitre 3
Jésus de Nazareth arrive dans la taverne
de l’Onagre. – Il appelle à lui les petits enfants. – Il secourt
les malades. – Il console les pauvres mères. – Il vide son
aumônière. – Paraboles. – L’enfant prodigue. – Madeleine,
la riche courtisane, entre à la taverne. – Anathème et satire de
Jésus sur les princes des prêtres, les docteurs de la loi et autres
pharisiens hypocrites. – Le bon Pasteur. – Le soleil se
lève. – La foule suit Jésus dans la campagne. – Rencontre de
pharisiens et de la femme adultère. – Discours sur la
montagne, interrompu par le passage du seigneur Chusa et du
seigneur Grémion, accompagnés de leur escorte et revenant
subitement de leur voyage. – Les populations se rebellant contre
l’impôt, ces deux seigneurs manquent d’être lapidés. – Jésus apaise
le peuple et les sauve.
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