– Leur surprise de trouver leurs femmes en
pareille compagnie. – Ils les prennent toutes deux en croupe et
rentrent à Jérusalem.
La foule qui remplissait la taverne, apprenant
cette fois l’arrivée de Jésus de Nazareth, se heurta, se pressa
pour aller à la rencontre du jeune maître ; les mères, qui
tenaient leurs petits enfants entre leurs bras, tâchèrent d’arriver
les premières auprès de Jésus ; les infirmes, reprenant leurs
béquilles, prièrent leurs voisins de leurs béquilles, prièrent
leurs voisins de leur ouvrir passage. Telle était déjà la
pénétrante et charitable influence de la parole du fils de Marie,
que les valides s’écartèrent pour laisser arriver à lui les mères
et les souffrants.
Jeane, Aurélie et son esclave partagèrent
l’émotion générale ; Geneviève, surtout, fille, femme et
peut-être un jour mère d’esclaves, éprouvait un grand battement de
cœur à la vue de celui-là qui venait, disait-il, annoncer aux
captifs leur délivrance, et renvoyer libres ceux qui étaient sous
leurs fers.
Enfin Geneviève l’aperçut.
Le fils de Marie, l’ami des petits enfants,
des pauvres mères, des souffrants et des esclaves, était vêtu comme
les autres Israélites ses compatriotes ; il portait une robe
de laine blanche serrée à la taille par une ceinture de cuir où
pendait une aumônière ; un manteau carré de couleur bleue se
drapait sur ses épaules. Ses longs cheveux, d’un blond doré,
tombaient de chaque côté de son pâle visage d’une douceur
angélique ; ses lèvres et son menton étaient à demi-ombragés
d’une barbe légère, à reflets dorés comme sa chevelure. Son air
était cordial et familier ; il serra fraternellement toutes
les mains qu’on lui tendait ; plusieurs fois il se baissa pour
embrasser quelques enfants déguenillés qui tenaient les pans de sa
robe, et, souriant avec bonté, il dit à ceux qui
l’entouraient :
– Laissez… laissez venir à moi ces petits
enfants !
Judas, homme à figure sombre, sournoise, et
Simon, autres disciples de Jésus, l’accompagnaient, et portaient
chacun un coffret dans lequel le fils de Marie, après avoir
interrogé chaque malade et attentivement écouté sa réponse, prit
plusieurs médicaments qu’il remit aux infirmes et aux femmes qui
venaient consulter sa science, soit pour eux-mêmes, soit pour leurs
enfants. Souvent aux avis et aux baumes qu’il distribuait Jésus
joignait un don d’argent qu’il tirait de l’aumônière suspendue à sa
ceinture ; il puisa tant et si souvent à cette aumônière, qu’y
ayant une dernière fois plongé la main, il sourit tristement en
trouvant la pochette vide. Aussi, après l’avoir retournée en tous
sens, il fit un signe de touchant regret, comme pour avertir qu’il
n’avait plus rien à donner. Alors, ceux-là qu’il venait de secourir
de ses conseils, de ses baumes et de son argent, le remerciant avec
effusion, il leur dit de sa voix douce :
– C’est le Seigneur Dieu, notre père à
tous, qui est aux cieux, qu’il faut remercier, et non point
moi ; allez en paix.
– Si ton trésor d’argent est vide, notre
ami, il te reste un trésor inépuisable… celui de tes bonnes
paroles, dit Banaïas ; car il avait trouvé moyen d’arriver
tout près de Jésus de Nazareth, et il le contemplait avec un
mélange de respect et d’attendrissement qui faisait oublier sa
farouche laideur.
– Oui, reprit un autre ; dis-nous,
Jésus, de ces choses que nous autres humbles et petits nous
comprenons…
– Le langage de nos saints prophètes est
divin… mais souvent obscur pour nous autres pauvres gens.
– Oh ! oui, notre bon Jésus, ajouta
un joli enfant qui s’était glissé au premier rang et tenait un pan
de la robe du jeune maître de Nazareth ; raconte-nous une de
ces paraboles qui nous plaisent tant, que nous les retenons
toujours, et que nous les répétons à nos mères ou à nos frères…
– Non, non, reprirent d’autres
voix ; avant la parabole, fais-nous un de tes beaux discours
contre les mauvais riches, les puissants et les superbes !
– Et surtout, notre ami, reprit Banaïas,
dis-nous quand ces pharaons retourneront chez Belzébuth, leur
maître et seigneur ?
Mais le fils de Marie désigna du geste, en
souriant, le petit enfant qui avait d’abord demandé une parabole,
et le prit sur ses genoux après s’être assis près d’une
table ; montrant de la sorte son faible pour l’enfance, le
fils de Marie sembla dire que ce cher petit serait d’abord
satisfait dans son désir…
Tous alors se groupèrent autour de Jésus… Les
enfants, qui l’aimaient tant, s’assirent à ses pieds ; Oliba
et d’autres courtisanes s’assirent aussi à terre à la mode
d’Orient, embrasant leurs genoux de leurs mains et les yeux
attachés sur le jeune maître de Nazareth dans une attente avide.
Banaïas et plusieurs, de ses pareils, s’entassant derrière le jeune
maître, recommandaient le silence à la foule pressée. D’autres,
enfin, plus éloignés, tels que Jeane, Aurélie et son esclave
Geneviève, formèrent un second rang en montant sur des bancs. Le
fils de Marie, tenant toujours sur ses genoux l’enfant qui, l’un de
ses petits bras appuyé sur l’épaule de son bon Jésus, paraissait
suspendu à ses lèvres, le fils de Marie commença la parabole
suivante :
« Un homme avait deux fils :
» Le plus jeune dit à son père :
» – Mon père, donnez-moi ce qui me doit
revenir de votre bien.
» Et le père leur partagea son bien.
» Quelque temps après, le plus jeune de
ces enfants, ayant emporté tout ce qu’il avait, s’en alla dans un
pays éloigné où il dissipa tout son bien.
» Après qu’il eut tout dépensé, il
survint une grande famine en ce pays-là, et il commença d’être dans
l’indigence. Il s’en alla donc se mettre au service de l’un des
habitants du pays, qui l’envoya en sa maison des champs pour y
garder les pourceaux.
» Là, il eût bien voulu se rassasier des
cosses que les pourceaux mangeaient ; mais personne ne lui en
donnait… »
À ces mots du récit, l’enfant que le fils de
Marie tenait sur ses genoux poussa un grand soupir, en joignant ses
petites mains d’un air apitoyé.
Jésus continua :
« Enfin, étant rentré en lui-même (ce
fils prodigue), il dit :
» – Combien, dans la maison de mon père,
il y a des serviteurs à gages qui ont du pain en abondance, et moi
je meurs ici de faim ! Il faut que je me lève, que j’aille
trouver mon père, et que je lui dise : « Mon père, j’ai
péché contre le ciel et vous. Je ne suis plus digne d’être appelé
votre fils ; traitez-moi comme un de vos
serviteurs. »
» Il se leva donc et s’en alla trouver
son père. Lorsqu’il était encore bien loin, son père l’aperçut, et,
touché de compassion, il courut à lui, se jeta à son cou et
l’embrassa.
» Et son fils lui dit :
» – Mon père, j’ai péché contre le ciel
et vous, je ne suis plus digne d’être appelé votre fils.
» Alors le père dit à ses
serviteurs :
» – Apportez promptement la plus belle
des robes, et revêtez-en mon fils ; mettez-lui un anneau au
doigt et des souliers aux pieds. Amenez aussi le veau gras, et
tuez-le ; mangeons et faisons bonne chère ; car voici que
mon fils était mort, et il est ressuscité ; il était perdu, et
il est retrouvé. »
– Oh ! le bon père ! dit
l’enfant que le jeune maître de Nazareth tenait sur ses
genoux ; oh ! le bon et tendre père, qui pardonne et
embrasse au lieu de gronder !
Jésus sourit, baisa l’enfant au front et
continua :
« Ils se mirent donc à faire festin.
Cependant le fils aîné, qui était dans les champs, revint, et,
lorsqu’il fut proche de la maison, il entendit le bruit et le
concert de ceux qui dansaient.
» Il appela donc un des serviteurs et lui
demanda ce que c’était.
» Le serviteur lui répondit :
» – C’est que votre frère est revenu, et
votre père a fait tuer le veau gras parce qu’il a retrouvé votre
frère en bonne santé.
» Ce qui ayant mis le fils aîné en
colère, il ne voulait pas entrer dans le logis ; son père
sortit pour l’en prier.
» Et son fils lui fit cette
réponse :
» – Il y a tant d’années que je vous
sers ; je ne vous ai jamais désobéi en quoi que ce soit ;
cependant, vous ne m’avez jamais donné à moi un chevreau pour me
divertir avec mes amis ; mais, aussitôt que votre autre fils,
qui a mangé votre bien avec des femmes perdues, est revenu, vous
avez fait tuer pour lui le veau gras… »
– Oh ! qu’il est donc méchant, cet
aîné ! dit l’enfant que le jeune maître tenait sur ses
genoux ; il est jaloux de son pauvre frère, qui revient
pourtant bien malheureux à la maison. Dieu ne l’aimera pas, ce
jaloux ; n’est-ce pas, bon Jésus ?
Le fils de Marie secoua la tête comme pour
répondre à l’enfant que le Seigneur, en effet, n’aimait pas les
jaloux, et il continua :
« Alors le père dit à son aîné :
» – Mon fils, vous êtes toujours avec
moi, et ce que j’ai est à vous ; mais il fallait faire fête,
parce que votre frère était mort, et il est ressuscité ; il
était perdu, et il est retrouvé[45]. »
Tous ceux qui étaient là parurent touchés
jusqu’aux larmes de ce récit ; le fils de Marie s’étant tu
pour boire un verre de vin que lui versait Judas, son disciple,
Banaïas, qui l’avait écouté avec une profonde attention,
s’écria :
– Notre ami, sais-tu que c’est là un peu
mon histoire, et beaucoup celle de tant d’autres ?… Car, si,
après ma première faute de jeunesse, mon père avait imité le père
de ta parabole et m’eût tendu les bras en signe de pardon, au lieu
de me chasser du logis à grands coups de bâton, je serais peut-être
à cette heure assis à mon honnête foyer, au milieu de ma famille,
tandis qu’aujourd’hui j’ai pour foyer le grand chemin, pour femme
la misère, et pour enfants les mauvais desseins, fils de cette
mère, la misère à l’œil farouche… Ah ! pourquoi
n’ai-je pas eu pour père l’homme de ta parabole.
– Ce père indulgent a pardonné, reprit
Oliba la courtisane, parce qu’il sait que Dieu ayant donné la
jeunesse à ses créatures, parfois elles en abusent ; mais
celles-là qui, flétries, misérables et repentantes, reviennent
humblement demander la moindre place à la maison paternelle,
celles-là, loin de les repousser, ne doit-on pas les accueillir
avec miséricorde ?
– Moi, reprit une autre voix, je ne
donnerais pas un pépin de ce frère aîné, de cet homme de bien, si
rauque, si rêche et si jaloux, à qui la vertu n’a rien coûté.
Geneviève entendit l’un des deux émissaires
des pharisiens dire à son compagnon :
– Le Nazaréen flatte-t-il assez
dangereusement les mauvaises passions de ces vagabonds !…
Désormais tout fainéant débauché qui aura quitté la maison
paternelle va se croire en droit d’envoyer son père à Belzébuth si
ce père, mal avisé, au lieu de tuer le veau gras, chasse de chez
lui, comme il le doit, ce fils scélérat, que la faim seule ramène
au bercail.
– Oui… Et tous les jeunes gens sages et
honnêtes passeront pour des gens à cœur sec et jaloux.
Et cet homme reprit tout haut, croyant que
personne ne saurait qui parlait ainsi :
– Gloire à toi, Jésus de Nazareth, gloire
à toi, le protecteur, le défenseur de nous autres, dissipateurs et
prostituées ! Folie d’être vertueux et sages, puisqu’on doit
tuer le veau gras pour les débauchés !
De grands murmures accueillirent ces paroles
de l’émissaire des pharisiens ; tous se retournèrent du côté
où elles avaient été prononcées ; des menaces se firent
entendre.
– Hors d’ici ces gens au cœur
inexorable !
– Oh ! ils sont sans pitié, sans
entrailles, ces gens que le repentir ne touche pas, dit la
courtisane Oliba, ces corps glacés, qui ne comprennent pas que chez
d’autres le sang bouillonne !
– Que celui qui a ainsi parlé se montre,
s’écria Banaïas en frappant sur la table avec son lourd bâton ferré
d’un air menaçant ; oui, qu’il nous montre sa vertueuse face,
ce scrupuleux, plus sévère que notre ami de Nazareth, le frère des
pauvres, des affligés et des malades, qu’il soutient, guérit et
console !… Par l’œil de Zorobabel ! je voudrais bien le
voir en face, ce blanc agneau sans tache, qui vient de nous bêler
ses vertus… Où est-il donc, ce lis immaculé de la vallée des
hommes ! Il doit flairer le bien comme un vrai baume, ajouta
Banaïas en ouvrant ses larges narines ; et, par le nez du
Malachie ! je ne sens point du tout, cet aromate de sagesse,
ce parfum d’honnêteté, qui devrait trahir cet odorant vase
d’élection caché parmi nous autres pauvres pécheurs.
Cette plaisanterie de Banaïas fit beaucoup
rire l’assistance, et celui des deux émissaires qui avait ainsi
attaqué les paroles du fils de Marie ne parut pas empressé de se
rendre au désir du redoutable ami du Nazaréen ; il feignit, au
contraire, ainsi que son compagnon, de chercher, comme les autres
assistants, de quel côté étaient parties ces paroles.
Le tumulte allait croissant, lorsque le jeune
maître de Nazareth fit signe qu’il voulait parler ; la tempête
s’apaisa comme par enchantement, et, répondant à ce reproche d’être
trop indulgent pour les pécheurs, Jésus dit avec un accent de
sévère douceur :
– Qui d’entre vous, possédant cent
brebis, et en ayant perdu une, ne laisse dans le désert les
quatre-vingt-dix-neuf autres pour s’en aller chercher celle qui est
perdue, jusqu’à ce qu’il la trouve ?
» Lorsqu’il l’a retrouvée, il la met avec
joie sur ses épaules.
» Et, étant retourné en sa maison, il
assemble ses amis et ses voisins, et leur dit :
» – Réjouissez-vous avec moi, parce que
j’ai retrouvé ma brebis qui était perdue…
» Et je vous dis, ajouta le fils de Marie
d’une voix remplie d’une grave et tendre autorité, je vous dis,
moi, qu’il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur
qui fait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont
pas besoin de pénitence[46]. »
Ces touchantes paroles du fils de Marie firent
une vive impression sur la foule ; elle applaudit du geste et
de la parole.
– Réponds à cela, mon agneau blanc !
mon lis sans tache ! reprit Banaïas en s’adressant à
l’interrupteur invisible du Nazaréen. Si tu n’es pas de l’avis de
mon ami, viens ici soutenir tes paroles.
– Le beau mérite, comme le dit Jésus,
reprit un autre, le beau mérite, à celui qui n’a ni faim ni soif,
de ne se montrer ni glouton ni ivrogne !
– Facile est la vertu… à qui rien ne
manque, dit la courtisane Oliba. La faim et l’abandon perdent plus
de femmes que la débauche.
Soudain, un certain tumulte se fit parmi la
foule dont la taverne était remplie, et l’on entendit prononcer le
nom de Madeleine.
– C’est une de ces créatures qui
trafiquent de leur corps, dit Jeane à Aurélie ; ce n’est pas
la misère qui l’a jetée, comme tant d’autres, dans cette
dégradation, mais une première faute, suivie de l’abandon de celui
qui l’avait séduite et qu’elle adorait. Depuis, malgré les
désordres de sa vie et la vénalité de ses amours, Madeleine a
prouvé que son cœur n’était pas tout-à-fait corrompu : les
pauvres ne l’implorent jamais en vain, et elle a passionnément aimé
quelques hommes d’un amour aussi dévoué que désintéressé, leur
sacrifiant des princes des prêtres, des docteurs de la loi, de
riches seigneurs, qui la comblaient à l’envi de leurs dons ;
mon mari, entre autres, était du nombre de ces magnifiques…
– Votre mari, chère Jeane ?
– Il a dépensé pour Madeleine beaucoup
d’argent… elle est si belle ! répondit la jeune femme avec un
sourire d’indulgence. Il est de ceux qui l’ont enrichie. On dit des
merveilles de sa maison, ou plutôt du palais qu’elle habite ;
ses coffres sont remplis des étoffes les plus rares, des plus
éblouissantes pierreries… Les vases d’or et d’argent, venus à
grands frais de Rome, d’Asie et de Grèce, encombrent ses
buffets ; la pourpre et la soie de Tyr ornent les murailles de
sa demeure, et ses serviteurs sont aussi nombreux que ceux d’une
princesse !
– Nous avons aussi, en Italie et dans la
Gaule romaine, de ces créatures, dont le luxe insolent insulte à la
médiocre fortune de beaucoup d’honnêtes femmes, répondit Aurélie.
Mais que peut vouloir cette Madeleine au jeune maître de
Nazareth ?…
– Elle vient sans doute, comme plusieurs
de ses pareilles que vous voyez là, moins riches qu’elle, mais non
moins dégradées, écouter la parole de Jésus, cette douce et tendre
parole, qui pénètre les cœurs par sa miséricorde, les attendrit, et
y fait germer le repentir…
Geneviève, entendant ces mots de Jeane, se
rappela le récit de Sylvest, le grand-père de son mari, récit qui
racontait l’horrible vie de Siomara, la courtisane, et sa mort
épouvantable.
– Peut-être, pensait Geneviève, peut-être
Siomara eût connu le repentir et sa fin eût été paisible si elle
avait pu, comme cette Madeleine dont on parle, entendre les
salutaires enseignements de ce jeune homme.
– La voilà ! dirent plusieurs
voix ; place à Madeleine, la plus belle entre les plus
belles !…
– Notre princesse à nous ! dit à
Oliba sa compagne d’un air de fierté ; car enfin, notre reine…
à nous autres… c’est Madeleine !…
– Triste royauté ! reprit Oliba en
soupirant ; sa honte est vue de plus haut !… de plus
loin !…
– Mais elle est si riche… si
riche !…
– Se vendre pour un denier ou pour un
monceau d’or, répondit la pauvre courtisane, où est la
différence ? L’ignominie est égale !…
– Oliba… tu deviens tout-à-fait
folle !…
La jeune femme ne répondit rien à sa pareille
et soupira.
Geneviève, montée, comme sa maîtresse, sur un
escabeau, se haussa sur la pointe des pieds, et vit bientôt entrer
dans la taverne la célèbre courtisane.
Madeleine était d’une beauté rare, la
mentonnière de son turban de soie blanche brochée d’or encadrait
son pâle et brun visage d’une perfection admirable ; ses longs
sourcils, d’un noir d’ébène, comme les bandeaux de ses cheveux, se
dessinaient sur ce front jusqu’alors impudique et superbe, mais
alors triste, abattu, car elle semblait navrée. Le rebord de ses
paupières, teint d’une couleur bleuâtre, selon la mode orientale,
donnait à son regard noyé de larmes quelque chose d’étrange, et
semblait doubler la grandeur de ses yeux, brillants dans ses pleurs
comme des diamants noirs… Une longue robe de soir tyrienne d’un
bleu tendre, brochée d’or et brodée de perles, traînait au loin sur
ses pas, et elle avait pour ceinture une écharpe flottante d’étoffe
d’or couverte de pierreries de mille couleurs, comme celles de ses
doubles colliers, de ses boucles d’oreilles et des bracelets dont
étaient couverts ses beaux bras nus, entre lesquels, s’avançant
lentement vers le jeune maître, elle portait une urne d’albâtre
rose de Chalcédoine plus précieux que l’or…
– Quel changement dans les traits de
Madeleine ! dit Jeane à Aurélie ; je l’ai vue vingt fois
passer dans sa litière, portée par ses serviteurs vêtus de riches
livrées ; le triomphe de la beauté, l’ivresse et la joie de la
jeunesse se lisaient sur ses traits… Et la voici qui s’approche
timidement de Jésus, humble, accablée, pleurante, et plus triste
que la plus triste de ces pauvres femmes qui tiennent entre leurs
bras leurs enfants en haillons…
– Mais que fait-elle ? reprit
Aurélie de plus en plus attentive. La voilà debout devant le jeune
homme de Nazareth ; d’une main elle tient son urne d’albâtre
serrée contre son sein agité, tandis que de son autre main elle
détache son riche turban. Elle le jette loin d’elle. Sa noire et
épaisse chevelure, tombant sur sa poitrine et sur ses épaules, se
déroule comme un manteau de jais et traîne jusqu’à terre…
– Oh ! voyez… voyez, ses larmes
redoublent, dit Jeane, son visage en est inondé…
– Elle s’agenouille aux pieds du fils de
Marie, reprit Aurélie, les couvre de pleurs et de baisers.
– Quels sanglots déchirants !…
– Et les larmes qu’elle verse sur les
pieds de Jésus… elle les essuie avec ses longs cheveux[47].
– Et voici que, fondant toujours en
pleurs, elle prend son urne d’albâtre et verse aux pieds de Jésus
un parfum délicieux, dont la senteur vient jusqu’ici.
– Le jeune maître veut la relever… elle
résiste… Elle ne peut parler, ses sanglots brisent sa voix ;
elle courbe son front jusque sur le pavé…
Alors Jésus, dont l’attendrissement semblait
se contenir à peine, se tourna vers Simon l’un de ses disciples, et
s’adressant à lui :
– Simon, j’ai quelque chose à vous
dire…
– Maître, dites…
– Un créancier avait deux
débiteurs ; l’un lui devait cinq cents deniers, l’autre
cinquante. Comme ils n’avaient pas de quoi le payer, il leur remit
à tous deux leur dette ; dites-moi donc lequel des deux
l’aimera davantage ?
Simon répondit :
– Maître, je crois que ce sera celui
auquel il aura été remis une plus grosse somme.
– Vous avez, Simon, bien jugé.
Et se tournant vers la riche courtisane
agenouillée, Jésus dit à ses assistants :
– Voyez-vous cette femme ? Je vous
déclare que beaucoup de péchés lui seront remis, parce qu’elle a
beaucoup aimé !
Alors il dit à Madeleine d’une voix remplie de
tendresse et de pardon :
– Vos péchés vous sont remis… votre foi
vous a sauvée ; allez en paix[48].
– Abomination de la désolation ! dit
à demi-voix l’émissaire des pharisiens à son compagnon. Peut-on
pousser plus loin l’audace et la démoralisation ? Voici que ce
Nazaréen pardonne tout ce que l’on blâme, absout tout ce que l’on
punit, relève tout ce que l’on flétrit ; après avoir
réhabilité les débauchés, les prodigues, le voilà maintenant qui
réhabilite les infâmes courtisanes !
– Et pourquoi ? reprit l’autre
émissaire ; afin de toujours flatter les vices et les
détestables passions des scélérats dont il s’entoure, afin de s’en
faire un jour des instruments…
– Mais patience, reprit l’autre,
patience, Nazaréen, ton heure approche ; ton audace toujours
croissante t’attirera bientôt un châtiment terrible !
Pendant que Geneviève entendait ces deux
méchants hommes parler ainsi, elle vit Madeleine, après les
miséricordieuses paroles de Jésus, se relever radieuse ; les
larmes coulaient encore sur son beau visage, mais ces larmes ne
semblaient plus amères. Elle distribua à toutes les pauvres femmes
qui l’entouraient ses pierreries, ses bijoux, dégrafa jusqu’à la
magnifique robe qu’elle portait par dessus sa tunique de fine
étoffe de Sidon, et revêtit le manteau de grosse laine brune d’une
jeune femme, à qui elle donna en échange sa riche robe brodée de
perles valant un grand prix. Puis elle dit à Simon, disciple du
jeune maître, qu’elle ne quitterait plus ces humbles vêtements, et
que le lendemain tous ses biens seraient distribués à des familles
dans la pauvreté et aux courtisanes que la seule misère empêchait
de revenir à une vie meilleure.
À ces mots, Oliba, joignant ses mains dans un
élan de reconnaissance, se jeta aux pieds de Madeleine, prit ses
mains, les baisa en sanglotant, et lui dit :
– Bénie soyez-vous, Madeleine !…
Oh ! bénie soyez-vous ! Votre bonté m’aura sauvée, moi et
tant d’autres de mes pauvres compagnes de honte ; nous nous
repentions à la voix du fils de Marie… cette voix faisait
tressaillir nos cœurs, nous espérions le pardon. Mais, hélas !
la nécessité de vivre nous retenait dans le mal et le mépris… Bénie
soyez-vous, Madeleine, vous qui rendez possible notre retour au
bien !…
– Sœur, ce n’est pas moi qu’il faut
bénir, répondit Madeleine, c’est Jésus de Nazareth, ses paroles
m’ont inspirée.
Et Madeleine se confondit dans la foule pour
entendre la parole du jeune maître.
Quelques-uns de ses disciples lui ayant dit en
parlant de Madeleine qu’elle avait été séduite, puis abandonnée par
un jeune docteur de la loi, la figure de Jésus devint grave,
sévère, presque menaçante, et il s’écria :
« – Malheur à vous, docteurs de la
loi ! malheur à vous, hypocrites ! vous êtes semblables à
des sépulcres blanchis ; le dehors paraît beau, mais le dedans
est plein d’ossements et de pourriture !…
» Ainsi au dehors vous paraissez justes
aux yeux des hommes, et au dedans vous êtes pleins d’hypocrisie et
d’iniquité.
» Malheur à vous, conducteurs aveugles,
qui avez grand soin de passer ce que vous buvez de peur d’avaler un
moucheron, et qui avalez un chameau !… »
Cette satire familière fit rire plusieurs des
assistants, et Banaïas s’écria :
– Oh ! que tu as raison, notre
ami ! combien nous en connaissons de ces avaleurs de
chameaux !… Mais telle est l’âcreté de leur conscience qu’ils
digèrent ces chameaux comme l’autruche digère la pierre, et il n’y
paraît rien !…
De nouveaux éclats de rire répondirent à la
plaisanterie de Banaïas, et Jésus poursuivit :
– Malheur à vous, pharisiens !
malheur à vous ! qui nettoyez le dehors de la coupe, tandis
que le dedans est plein de rapines et d’impuretés !
– C’est vrai ! reprirent plusieurs
voix : ces hypocrites nettoient le dehors parce que le dehors
seul se voit !…
Le fils de Marie continua :
– Malheur à vous, pharisiens ! qui
dites ce qu’il faut faire et ne le faites pas ! Malheur à
vous ! qui liez des fardeaux pesants et insupportables, les
mettez sur les épaules des hommes, mais ne voulez pas les remuer du
bout du doigt, ces pesants fardeaux !
Cette nouvelle comparaison familière frappa
l’esprit des auditeurs du jeune maître, et plusieurs voix
s’écrièrent encore :
– Oui, oui, ces fainéants hypocrites
disent aux humbles : « Le travail est saint ;
travaillez… travaillez… mais nous, nous ne travaillons
pas ! »
– Oui, portez seuls le fardeau du labeur,
nous ne voulons pas, nous autres, y toucher seulement du bout
du doigt !…
Jésus continua :
« – Malheur à vous, qui faites toutes vos
actions pour vous donner en spectacle aux hommes ! ce pourquoi
vous portez de longues bandes de parchemin où sont écrites les
paroles de la loi, que vous ne pratiquez pas.
» Malheur à vous qui dites :
« Si un homme jure par le temple, cela n’est rien… mais s’il
jure par l’or du temple, il est obligé à son
serment ! »
– Parce que, pour ces mauvais riches, dit
une voix, rien n’est sacré que l’or ! Ils jurent par leur or,
comme d’autres jurent par leur âme… ou par leur honneur !…
« – De sorte que si un homme jure par
l’autel, cela n’est rien, poursuivit Jésus ; mais quiconque
jure par l’offrande qui est sur l’autel est obligé à son serment.
Malheur donc à vous, hypocrites ! qui payez scrupuleusement la
dîme et qui reniez ce qu’il y a de plus important dans la
loi : la justice, la miséricorde et la bonne foi !
C’étaient là des choses qu’il fallait pratiquer sans omettre les
autres !… »
– Par les deux pouces de
Mathusalem ! s’écria Banaïas en riant, tu en parles bien à ton
aise, notre ami… Tous ces hypocrites ont dans leurs coffres de
quoi, sans se gêner, payer la dîme… et ils la payent… mais où
veux-tu qu’ils trouvent cette monnaie de justice, de bonne foi et
de miséricorde, que tu leur demandes à ces sépulcres blanchis, à
ces avaleurs de chameaux d’iniquités, comme tu les appelles si
bien ?…
– Hélas ! le jeune maître dit
vrai ! reprit un autre ; pour qui n’a pas d’argent, la
justice est sourde. Les docteurs de la loi ne vous disent pas à
leur tribunal : « Quelles bonnes raisons as-tu pour
toi ? » mais : Combien d’argent me
promets-tu ? »
– J’avais confié quelques épargnes à
Joas, un prince des prêtres, reprit une pauvre vieille femme, il
m’a dit avoir dépensé l’argent en offrandes pour mon salut… Que
faire, moi, pauvre femme ; contre un si puissant
seigneur ?… Me résigner, et mendier un pain que je ne trouve
pas tous les jours.
À cette plainte, Jésus s’écria avec un
redoublement d’indignation :
« – Oh ! malheur à vous,
hypocrites ! parce que sous prétexte de vos longues prières,
vous dévorez les deniers des veuves ! Malheur à vous
serpents ! race de vipères ! Comment éviterez-vous d’être
condamnés au feu de l’enfer ?… C’est pourquoi je vais vous
envoyer des prophètes et des sages pour vous sauver… Mais,
hélas ! » ajouta le fils de Marie avec un accent de
grande tristesse, « vous tuerez les uns, vous crucifierez les
autres ; vous les persécuterez de ville en ville… afin que
tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre retombe sur
vous, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, que
vous avez tué entre le temple et l’autel ! »
– Oh ! ne crains rien, notre
ami ! si ces avaleurs de chameaux veulent répandre ton sang,
s’écria Banaïas en frappant sur la poignée de son grand coutelas
rouillé, il faudra d’abord qu’ils répandent le nôtre, et nous les
attendons !…
– Oui, oui, reprit la foule presque tout
d’une voix, ne crains rien Jésus de Nazareth, nous te
défendrons !
– Nous mourrons pour toi, s’il le
faut !
– Tu seras notre chef !
– Notre roi !
Mais, le fils de Marie, comme s’il se fût
défié de cet entraînement, secoua la tête avec une tristesse de
plus en plus profonde ; des larmes coulèrent de ses yeux, et
il s’écria d’une voix désolée :
« – Oh ! Jérusalem !…
Jérusalem !… toi qui tues les prophètes ! toi qui lapides
les sages qui te sont envoyés ! combien de fois ai-je voulu
rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses petits sous
ses ailes !… Et tu ne l’as pas voulu… non… tu n’as pas
voulu[49] !… »
Et l’accent du fils de Marie, d’abord mordant,
sévère indigné en parlant des pharisiens hypocrites, fut empreint
d’un regret si déchirant en prononçant ces dernières paroles, que
presque tous versèrent des larmes comme le jeune maître de
Nazareth.
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