Bientôt un grand silence se fit, car on le vit s’accouder sur la table et cacher en pleurant sa figure entre ses mains.

Geneviève ne put non plus retenir ses larmes ; elle entendit l’un des deux émissaires dire à son compagnon d’un air de triomphe cruel :

– Le Nazaréen a appelé les docteurs de la loi et les princes des prêtres serpent et race de vipères ! Pendant toutes cette nuit il a blasphémé ce qu’il y a de plus saint parmi les hommes : nous le tenons.

– Ah ! tu parles de crucifiés, Jésus de Nazareth ! reprit l’autre ; nous ne te ferons pas mentir, prophète de malheur !

Simon, l’un des disciples du jeune maître, le voyant toujours accoudé sur la table, pleurant en silence, se pencha vers lui et dit :

– Maître… le soleil va bientôt paraître… Les gens des campagnes qui apportent leurs fruits au marché de Jérusalem passent par la vallée de Cédron ; ils ont, comme nous, soif de ta parole ; ils t’attendent sur la route… n’irons-nous pas à leur rencontre ?…

Jésus se leva ; sa figure triste et pensive s’éclaircit en embrassant les enfants, qui, le voyant se disposer à partir, lui tendirent leurs petits bras. Ensuite, il serra fraternellement toutes les mains qu’on lui tendait, et sortit de la taverne de l’Onagre, située près d’une des portes de la ville s’ouvrant sur la campagne ; il se dirigea vers la vallée de Cédron, que les hommes et les femmes des champs traversaient habituellement pour se rendre à Jérusalem, où ils apportaient leurs provisions…

Tel était l’attrait de la parole du jeune maître de Nazareth, que la plupart des personnes qui venaient de passer la nuit à l’écouter le suivirent encore.

Madeleine, Oliba, Banaïas, étaient du nombre de ces personnes.

– Jeane, allez-vous donc aussi hors de la ville ? dit Aurélie à la femme de Chusa. Voici le jour, rentrons au logis ; il serait imprudent de prolonger notre absence.

– Moi, je ne rentre pas encore ; je suivrais Jésus au bout du monde, répondit Jeane avec exaltation.

Et descendant de son banc, elle tira de sa poche une lourde bourse remplie d’or, qu’elle mit dans la main de Simon au moment où il allait quitter la taverne sur les pas du fils de Marie.

– Le jeune maître a vidé ce soir son aumônière, dit Jeane à Simon, voici de quoi la remplir.

– Encore vous ! répondit Simon avec reconnaissance à la vue de Jeane : votre charité ne se lasse pas[50].

– C’est la tendresse de votre maître qui ne se lasse pas de secourir, de consoler les pauvres, les repentants et les opprimés, répondit la femme de Chusa.

Geneviève, qui épiait avec inquiétude toutes les paroles des émissaires des pharisiens, entendit l’un de ces deux hommes dire à l’autre :

– Suivez et surveillez le Nazaréen… Moi, je cours chez les seigneurs Caïphe et Baruch leur rendre compte des abominables blasphèmes et des impiétés qu’il a proférés cette nuit en compagnie de ces vagabonds… Il ne faut pas cette fois que le Nazaréen échappe au sort qui l’attend…

Et les deux hommes se séparèrent.

Aurélie, après avoir paru réfléchir, dit à sa compagne :

– Jeane, je ne saurais vous exprimer ce que me fait éprouver la parole de ce jeune homme. Cette parole, tantôt simple, tendre et élevée, tantôt satirique et menaçante, pénètre mon cœur. C’est pour mon esprit comme un nouveau monde qui s’ouvre ; car pour nous autres païens, ce mot charité est une parole et une chose nouvelles… Loin d’être apaisée, ma curiosité, mon intérêt augmentent, et quoi qu’il arrive, Jeane, je vous suis… Nos maris sont absents pour trois jours ; qu’importe, après tout, que nous rentrions dans nos demeures avant l’aube ou après le soleil levé ?…

Entendant sa maîtresse parler de la sorte, Geneviève fut très-heureuse, car pensant à ses frères esclaves de la Gaule, elle éprouvait aussi un grand désir d’entendre encore les paroles du jeune maître de Nazareth, l’ami et le libérateur des captifs.

Au moment de quitter la taverne avec sa maîtresse et la charitable femme du seigneur Chusa, Geneviève fut témoin d’une chose qui prouva combien la parole de Jésus portait promptement ses fruits.

Madeleine, la belle courtisane repentie, vêtue du vieux manteau de laine d’une pauvresse échangé contre tant de riches parures, Madeleine, suivant la foule empressée sur les pas de Jésus, heurta du pied une pierre de la rue, trébucha, et fût tombée à terre, sans le secours de Jeane et d’Aurélie, qui, se trouvant par hasard à ses côtés, se hâtèrent de la soutenir.

– Quoi ! vous, Jeane, la femme du seigneur Chusa ? dit la courtisane rougissant de confusion, songeant sans doute aux dons impurs qu’elle avait reçus de Chusa, vous, Jeane, vous n’avez pas craint de me tendre une main secourable, à moi, pauvre créature justement méprisée des honnêtes femmes ?…

– Madeleine, lui répondit Jeane avec une bonté charmante, notre jeune maître ne vous a-t-il pas dit d’aller en paix, et que tous vos péchés vous seraient remis, parce que vous aviez beaucoup aimé ? De quel droit serais-je plus sévère que Jésus de Nazareth ! Votre main, Madeleine… votre main ; c’est une sœur qui vous la demande en signe de pardon et d’oubli du passé.

Madeleine prit la main que Jeane lui offrait, mais ce fut pour la baiser avec respect et la couvrir de larmes de reconnaissance et de repentir.

– Ah ! Jeane, dit tout bas à son amie la maîtresse de Geneviève, le jeune homme de Nazareth serait satisfait de vous voir pratiquer si généreusement ses préceptes.

Jeane, Aurélie et Madeleine, suivant la foule, sortirent bientôt des portes de Jérusalem.

Le soleil se levant alors dans toute sa splendeur, éclairait au loin les campagnes de la vallée de Cédron, dont l’aspect oriental, si nouveau pour Geneviève, la frappait toujours de surprise et d’admiration.

Grâce à la saison printanière, hâtive cette année-là, les plaines qui s’étendaient aux portes de Jérusalem étaient aussi verdoyantes, aussi fleuries que celles de Saron, que Geneviève avait traversées en venant de Jaffa (lieu de son débarquement) pour se rendre à Jérusalem avec sa maîtresse. Les roses blanches et roses, les narcisses, les anémones, les giroflées jaunes et les immortelles odorantes, embaumaient l’air et émaillaient les champs de leurs fraîches couleurs, encore humides de rosée.

Au bord du chemin, un bouquet de palmiers ombrageait la voûte d’une fontaine où venaient déjà s’abreuver les grands buffles noirs couplés à leur joug et conduits par des laboureurs vêtus d’un sayon de poil de chameau ; des pâtres amenaient aussi à cette fontaine leurs troupeaux de chèvres à oreilles pendantes et de moutons à larges queues, tandis que de jeunes femmes au teint brun, vêtues de blanc, venant sans doute d’un village que l’on voyait à peu de distance, à demi-caché par un bois d’oliviers, puisaient de l’eau à cette fontaine, et retournaient au village, portant sur leur tête, à demi-enveloppée de leurs voiles blancs, de grandes amphores rouges remplies d’eau fraîche.

Plus loin, sur la route poudreuse qui descendait en serpentant des premières rampes des montagnes, dont la cime se dégageait à peine des vapeurs azurées du matin, on voyait cheminer lentement une longue caravane que dominaient les cous allongés des chameaux chargés de ballots.

Tout au long de la route que suivait Geneviève, des colombes bleues, des alouettes et des bergeronnettes nichées dans des taillis de nopals et de térébinthes, faisaient entendre leurs chants, tandis que quelque cigogne blanche aux pattes rouges s’élevait dans les airs tenant un serpent dans son bec…

Plusieurs pâtres et laboureurs, apprenant par les personnes qui suivaient le Nazaréen qu’il se rendait à la colline de Cédron pour y prêcher la bonne nouvelle, changèrent de route, et, dirigeant leurs troupeaux de ce côté, augmentèrent la foule attachée aux pas du fils de Marie.

Jeane, Aurélie et Geneviève approchaient ainsi du village à demi-caché dans le bois d’oliviers que l’on devait traverser pour arriver à la colline. Soudain, de ce bois, elles virent sortir en tumulte un grand nombre d’hommes et de femmes poussant des cris et des imprécations.

À la tête de ce rassemblement marchaient des docteurs de la loi et des prêtres ; deux de ceux-ci emmenaient une belle jeune femme pieds et bras nus, à peine vêtue d’une tunique : la honte, l’épouvante se peignaient sur son visage baigné de larmes ; ses cheveux épars couvraient ses épaules nues. De temps à autre, demandant grâce à travers ses sanglots, elle se jetait, dans son désespoir, à genoux sur les cailloux du chemin, malgré les efforts des deux prêtres qui, la tenant chacun par un bras et la traînant ainsi dans la poussière, la forçaient bientôt de se relever et de marcher entre eux. La foule accablait de huées, d’imprécations et d’injures cette infortunée, aussi livide, aussi terrifiée qu’une femme que l’on conduit au supplice…

À la vue de ce tumulte, le fils de Marie, surpris, s’arrêta ; ceux qui l’accompagnaient s’arrêtèrent de même et se rangèrent en cercle derrière lui.

Les prêtres et les docteurs de la loi, reconnaissant sans doute le jeune maître de Nazareth, firent signe aux gens du village, de qui les cris et les fureurs redoublaient à chaque instant, de rester à quelques pas. Alors ces gens courroucés, hommes et femmes, ramassèrent de grosses pierres dont ils restèrent armés, faisant de temps à autre entendre des injures et des menaces contre la prisonnière éplorée.

Les prêtres et les docteurs de la loi, auxquels l’émissaire des pharisiens était allé parler en secret, traînèrent l’infortunée créature jusqu’aux pieds de Jésus, qu’elle se mit aussi à implorer dans sa terreur, levant vers lui son visage baigné de larmes et ses mains meurtries couvertes de sang et de poussière.

Alors un des prêtres dit à Jésus, pour l’éprouver, et dans l’espoir de le perdre s’il ne se prononçait pas comme eux :

– Cette femme vient d’être surprise en adultère ; or, Moïse nous a ordonné dans la loi de lapider les adultères… Quel est donc sur cela votre sentiment ?

Jésus, au lieu de répondre, se baissa et se mit à écrire sur le sable du bout de son doigt.

Et comme les pharisiens, étonnés, continuaient de l’interroger, il se releva et leur dit, ainsi qu’à ceux de la foule qui s’étaient armés de pierres :

« Que celui d’entre vous qui est sans péché, lui jette la première pierre (à cette femme) ».

Puis, se baissant de nouveau, il se remit à écrire sur le sable sans regarder autour de lui.

Aux paroles du fils de Marie, de grands applaudissements éclatèrent parmi la foule qui le suivait, et Banaïas s’écria en riant aux éclats :

– Bien dit, notre ami… Je ne suis pas prophète ; mais, si des mains pures doivent seules lapider cette pauvre pécheresse, je jure, par les talons de Gédéon, que nous allons voir tous ces furieux de vertu, tous ces frénétiques de chasteté, tous ces endiablés de pudeur, à commencer par les seigneurs prêtres et les seigneurs docteurs de la loi, tourner au plus vite leurs sandales et retrousser leurs robes pour courir plus vite… Tenez, que vous disais-je ? ajouta Banaïas en redoublant d’éclats de rire ainsi que beaucoup d’autres ; les voilà qui se débandent comme un troupeau de pourceaux poursuivis par un loup !

– Et pourceaux ils sont ! reprit un autre. Quant au loup qui les poursuit, c’est leur conscience.

Et ainsi que le disait Banaïas, à ces paroles de Jésus : Que celui d’entre vous qui est sans péché jette la première pierre à cette femme, les docteurs de la loi et les princes des prêtres, sans doute accusés par leur conscience, ainsi que ceux qui voulaient d’abord lapider la femme adultère, tous enfin, craignant peut-être aussi la foule dont était suivi le jeune maître de Nazareth, se sauvèrent si prestement, si rapidement, que, lorsque le fils de Marie se releva, car il avait continué d’écrire sur le sable, cette foule, naguère si menaçante, fuyait au loin vers le village ; Jésus ne vit plus alors que l’accusée, toujours agenouillée, toujours suppliante et pleurant à ses pieds.

Souriant avec finesse et bonté en lui montrant le vide fait autour d’elle par la dispersion de ceux qui naguère voulaient la lapider, Jésus lui dit :

– Femme, où sont donc vos accusateurs ? Personne ne vous a-t-il condamnée ?

– Non, seigneur, répondit-elle fondant en larmes.

– Je ne vous condamnerai pas non plus, lui dit Jésus. Allez… et ne péchez plus à l’avenir[51].

Et laissant la femme adultère à genoux et encore dans le saisissement d’avoir été ainsi sauvée de la mort et pardonnée, le fils de Marie arriva bientôt, suivi de ses disciples et de la foule, au pied d’une colline où se trouvaient déjà rassemblés un grand nombre de gens de la campagne attendant sa venue avec impatience : ceux-ci, ayant leurs provisions sur des ânes ou sur des zèbres ; ceux-là, sur des chariots traînés par des bœufs ; d’autres, dans des paniers tressés qu’ils portaient sur leurs têtes. Les pasteurs, qui, lors du passage du Nazaréen, abreuvaient leurs troupeaux à la fontaine, arrivèrent à leur tour ; et, lorsque toute cette foule, silencieuse et attentive, fut ainsi rassemblée au pied de la colline, Jésus de Nazareth gravit ce monticule afin d’être mieux entendu de tous.

Le soleil levant, inondant de sa vive lumière le fils de Marie, vêtu de sa tunique blanche et de son manteau d’azur, faisait resplendir son céleste visage, et, se jouant dans ses longs cheveux blonds, semblait les entourer d’une auréole d’or. Alors, s’adressant à ces simples de cœur, qu’il aimait à l’égal des petits enfants, Jésus leur dit de sa voix sonore et tendre :

« – Bienheureux les pauvres d’esprit, parce que le royaume des cieux est à eux !

» Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils posséderont la terre !

» Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés !

» Bienheureux les miséricordieux parce qu’ils obtiendront eux-mêmes miséricorde !

» Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu !

» Bienheureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés les bienheureux !

» Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des cieux est à eux !

» Mais malheur à vous, riches, car vous emportez votre consolation !

» Malheur à vous qui êtes rassasiés, car vous aurez faim !

» Malheur à vous qui riez maintenant, car vous pleurerez plus tard !

» Malheur à vous quand les hommes diront du bien de vous, car leurs pères disaient du bien des faux prophètes !

» Aimez votre prochain comme vous-mêmes…

» Prenez bien garde ne pas faire vos bonnes œuvres devant les hommes, afin d’attirer leurs regards !

» Lors donc que vous donnez l’aumône, ne faites pas sonner la trompette comme font les hypocrites dans les temples et dans les rues, pour être honorés des hommes ; car je vous dis en vérité qu’alors ils ont déjà reçu leur récompense.

» Ainsi, l’autre jour, j’étais assis dans la synagogue vis-à-vis du tronc, prenant garde de quelle manière le peuple y jetait de l’argent : plusieurs gens riches y en jetaient beaucoup ; il vint une pauvre veuve ; elle mit seulement dans le tronc deux petites pièces qui faisaient le quart d’un sou ; alors, appelant mes disciples, je leur dis :

» – En vérité, cette pauvre veuve a donné plus que tous ceux qui ont mis dans le tronc ; car tous les autres ont donné de leur abondance, mais celle-ci a donné, de son indigence, même tout ce qu’elle avait et tout ce qui lui restait pour vivre.

» Lorsque vous faites l’aumône, que votre main gauche ne sache donc point ce que fait votre main droite.

» De même, lorsque vous priez, ne ressemblez pas aux hypocrites qui affectent de prier dans les synagogues et au coin des places publiques, pour être vus des hommes. Pour vous, lorsque vous voulez prier, entrez dans votre chambre, fermez-en la porte, et priez votre Père dans le secret.

» Lorsque vous jeûnez, ne prenez point un air triste comme font les hypocrites, car ils apparaissent avec un visage pâle et défait, afin que les hommes connaissent qu’ils jeûnent.

» Vous, lorsque vous jeûnez, parfumez-vous la tête et le visage, afin qu’il ne paraisse pas aux hommes que vous jeûnez, mais seulement à votre Père qui est toujours présent à ce qu’il y a de plus secret.

» Ne faites point surtout comme les deux hommes de cette parabole :

» Deux hommes montèrent au temple pour prier ; l’un était publicain, l’autre pharisien. Le pharisien, se tenant debout, priait ainsi en lui-même :

» – Mon Dieu, je vous rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont voleurs, injustes, adultères, qui sont enfin tels que ce publicain (que je vois là-bas). Je jeûne deux fois la semaine ; je donne la dîme de ce que je possède.

» Le publicain, au contraire, se tenant bien loin, n’osait pas même lever les yeux au ciel : mais il se frappait la poitrine en disant :

» – Mon Dieu, ayez pitié de moi qui suis un pécheur !

» Je vous déclare que celui-ci s’en retourna chez lui justifié, et non pas l’autre.

» Car quiconque s’élève sera abaissé… quiconque s’abaisse sera élevé…

» Ne vous amassez pas de trésors sur la terre, où les vers et la rouille les corrompent et où les voleurs les déterrent et les dérobent ; mais faites-vous des trésors dans le ciel, car là où est votre trésor, là aussi est votre cœur !…

» Faites aux hommes ce que vous désirez qu’ils vous fassent ; c’est la loi et les prophètes.

» Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent…

» Si quelqu’un vous prend votre manteau, ne l’empêchez point de prendre aussi votre robe.

» Donnez à tous ceux qui vous demanderont.

» Ne réclamez pas votre bien à celui qui l’emporte.

» Que celui qui a deux vêtements en donne un à celui qui n’en a pas.

» Que celui qui a de quoi manger en fasse de même.

» Car le jour de la justice venu, Dieu dira à ceux qui sont à sa gauche :

» – Allez loin de moi, maudits ! allez au feu éternel ! car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger !

» – J’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire !

» – J’ai eu besoin de logement, et vous ne m’avez pas logé !

» – J’ai été sans habits, et vous ne m’avez pas revêtu !

» – J’ai été malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité !

» Et alors les méchants répondront au Seigneur :

» – Seigneur, quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim ou soif, ou être sans habits ? ou sans logement, ou en prison ?

» Mais le Seigneur répondra :

» – Je vous dis en vérité qu’autant de fois que vous aurez manqué de rendre ces services à l’un des plus pauvres parmi les hommes, vous avez manqué me les rendre à moi-même, votre Seigneur Dieu[52] !… »

Au grand chagrin de la foule, émue, attendrie par ces divins préceptes du fils de Marie, que pouvaient comprendre les plus pauvres d’esprit, comme disait le jeune maître, son discours fut interrompu par suite d’un violent tumulte qui s’éleva.

Voici à quel propos. Une troupe de gens à cheval, venant des montagnes, se dirigeant rapidement vers Jérusalem, fut obligée de s’arrêter devant le rassemblement considérable groupé au pied de la colline où prêchait le jeune maître de Nazareth.

Ces cavaliers, dans leur impatience, enjoignirent brutalement à la foule de se disperser et de livrer passage au seigneur Chusa, intendant de la maison du prince Hérode, et au seigneur Grémion, tribun du trésor romain.

En entendant ces mots, Aurélie, femme du seigneur Grémion, pâlit et dit à Jeane :

– Nos maris ! déjà de retour !… Ils reviennent sur leurs pas ; ils vont nous trouver absentes du logis… ils sauront que nous l’avons quitté depuis hier soir… Nous sommes perdues !…

– Avons-nous donc quelque chose à nous reprocher pour être inquiètes ? répondit Jeane. N’avons-nous pas écouté des enseignements et assisté à des exemples qui rendent les bons cœurs meilleurs encore ?

– Chère maîtresse, dit Geneviève à Aurélie, je crois que, du haut de son cheval, le seigneur Grémion vous a reconnue, car il parle bas au seigneur Chusa en étendant le doigt de ce côté-ci.

– Ah ! je tremble ! dit Aurélie. Que faire ? que devenir ? Ah ! maudite soit ma curiosité !

– Bénie soit-elle, au contraire, lui dit Jeane, car vous remporterez des trésors dans votre cœur… Allons hardiment au-devant de nos maris : ce sont les méchants qui se cachent et baissent la tête. Venez, Aurélie, venez… et marchons le front haut !…

À ce moment, Madeleine, la repentie, s’approcha des deux jeunes femmes, et dit à Jeane les larmes aux yeux :

– Adieu, vous qui m’avez tendu la main quand j’étais tombée dans le mépris ; votre souvenir sera toujours présent à Madeleine dans sa solitude…

– De quelle solitude parlez-vous ? dit Jeane surprise. Où allez-vous donc, Madeleine ?

– Au désert ! répondit la repentie en étendant le bras vers la cime des montagnes arides au-delà desquelles s’étendent les solitudes désolées de la mer Morte. Je vais au désert pleurer mes péchés, emportant dans mon cœur un trésor d’espérance ! Béni soit le fils de Marie, à qui je dois ce divin trésor !…

Et la foule s’ouvrant avec respect devant la grande repentie, elle se dirigea lentement vers les montagnes.

À peine Madeleine eut-elle disparu, que Jeane, entraînant son amie presque malgré elle, se dirigea vers les cavaliers à travers le peuple irrité des grossières paroles de l’escorte.

On abhorrait Hérode, prince de Judée, qui eût été chassé du trône sans la protection des Romains… Il était cruel, dissolu, et écrasait d’impôts le peuple israélite : aussi, lorsque l’on apprit que l’un des cavaliers était le seigneur Chusa, intendant de ce prince exécré, la haine que l’on avait contre le maître rejaillit sur son intendant ainsi que sur son compagnon, le seigneur Grémion, qui, au nom du fisc romain, glanait là où Hérode avait moissonné.

Aussi, pendant que Jeane, Aurélie et l’esclave Geneviève traversaient péniblement le rassemblement pour arriver jusqu’aux deux cavaliers, des huées éclatèrent de toutes parts contre les seigneurs Chusa et Grémion, et ils durent entendre en frémissant de colère des paroles telles que celles-ci, écho affaibli des anathèmes du jeune maître contre les méchants :

– Malheur à toi, intendant d’Hérode ! qui nous écrases d’impôts et dévores la maison de la veuve et de l’orphelin !

– Malheur à toi, Romain ! qui viens aussi prendre part à nos dépouilles ?…

Banaïas, agitant d’une main son coutelas d’un air menaçant et farouche, s’approcha des deux seigneurs, et, leur montrant le poing, s’écria :

– Le renard est lâche et cruel ! mais il a appelé à lui son ami le loup dont les dents sont plus longues et la force plus grande !… Le renard lâche et cruel, c’est ton maître Hérode, seigneur Chusa ! et le loup féroce, c’est Tibère, ton maître, à toi, Romain, qui vient aider le renard à la curée !…

Et comme le seigneur Chusa, pâle de rage, faisait mine de tirer son épée pour frapper Banaïas, celui-ci leva son coutelas et s’écria :

– Par le ventre de Goliath ! je te coupe en deux comme une pastèque si tu mets la main à ton épée !

Les deux seigneurs, n’ayant pour escorte que cinq ou six cavaliers, se continrent, de peur d’être lapidés par ce peuple irrité ; et tâchèrent de sortir de ce rassemblement qui, de plus en plus courroucé, s’écriait :

– Oui, malheur à vous ! gens du fisc d’Hérode et de Tibère ! malheur à vous ! car nous avons faim ; et le pain trempé de nos sueurs que nous portons à nos lèvres, vous nous l’arrachez des mains au nom de l’impôt !

– Malheur à vous ! car, loin de pardonner le mal, vous accablez de maux des gens sans défense !

– Malheur à vous !… mais bonheur à nous, car le jour de la justice approche… le jeune maître de Nazareth l’a dit.

– Oui, oui, bientôt il y aura pour vous, méchants et oppresseurs, des larmes et des grincements de dents.

– Alors les premiers seront les derniers… et les derniers… les premiers…

Chusa et Grémion, de plus en plus effrayés, se consultaient du regard, ne sachant comment échapper à cette foule menaçante… Les plus irrités commençaient déjà à ramasser de grosses pierres à la voix de Banaïas, qui s’était écrié en remettant son coutelas à sa ceinture et s’armant d’un énorme caillou :

– Notre maître, à nous, pauvres gens, a dit ce matin en parlant de cette pauvre femme que ces pharisiens hypocrites voulaient lapider : Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre… Et moi, mes amis, je vous dit ceci : « Que celui qui a été écorché par le fisc jette la première pierre à ces écorcheurs… et qu’elle soit suivie de beaucoup d’autres !… »

– Oui, oui, cria la foule, qu’ils disparaissent sous un monceau de cailloux !

– Lapidons-les !

– Aux pierres ! aux pierres !…

– Nos époux courent un danger ; c’est une raison de plus pour nous rapprocher d’eux, avait dit Jeane à Aurélie en redoublant d’efforts afin d’arriver jusqu’aux cavaliers, de plus en plus enveloppés.

Soudain on entendit la voix douce et vibrante du Nazaréen dominer le tumulte et prononcer ces paroles :

– Je vous dis en vérité, si ces hommes ont péché, ne peuvent-ils pas se repentir d’ici au jour du jugement ? qu’ils ne pèchent plus et aillent en paix !…

À ces mots du fils de Marie, la tempête populaire s’apaisa comme par enchantement… La foule se calma, devint silencieuse, et, par un mouvement spontané, s’écarta pour laisser libre passage aux cavaliers et à leur escorte… Alors Jeane et Aurélie parvinrent à rejoindre leurs maris.

À la vue de sa femme, le seigneur Grémion dit à Chusa d’un air irrité :

– J’en étais sûr !… J’avais reconnu ma femme…

– Et la mienne aussi l’accompagne ! s’écria Chusa non moins en colère. Et, comme elle, sous un déguisement… C’est l’abomination de la désolation !…

– Rien ne manque à la fête, ajouta Grémion ; voici l’esclave de ma femme…

Jeane, toujours douce et calme, dit à son mari :

– Seigneur, faites-moi place ; je monterai en croupe sur votre cheval pour regagner le logis.

– Oui…, reprit Chusa en serrant les dents de colère, vous allez regagner le logis avec moi… Mais, par les colonnes du temple ! vous ne le quitterez plus désormais sans moi…

Jeane ne répondit rien, tendit la main à son mari pour qu’il l’aidât à monter en croupe : d’un léger bond elle s’assit sur le cheval.

– Montez aussi en croupe derrière moi, dit Grémion à sa femme d’un air courroucé. Votre esclave Geneviève – et, par Jupiter ! elle payera cher sa complicité dans cette indignité ! – votre esclave Geneviève se tiendra en croupe derrière un des cavaliers de l’escorte.

Il en fut ainsi, et l’on suivit la route de Jérusalem.

Le cavalier qui portait Geneviève en croupe suivant de près les seigneurs Grémion et Chusa, l’esclave entendit ceux-ci gourmander rudement leurs femmes.

– Non, par Hercule !… s’écriait le Romain, retrouver ma femme déguisée en homme au milieu de cette bande de gueux en haillons, de vagabonds et de séditieux scélérats !… c’est à n’y pas croire… Non, par Hercule ! il me fallait venir en Judée pour voir une pareille énormité !…

– Et moi, qui suis de Judée, seigneur, reprenait Chusa, je ne suis non plus que vous habitué à ces énormités… Je savais bien que des mendiants, des voleurs, des courtisanes du plus bas étage, suivaient ce Nazaréen maudit !… Mais que la colère du Seigneur me frappe à l’instant si j’avais jamais entendu dire que des femmes qui se respectaient avaient eu l’indignité de se mêler à la vile populace que cet homme traîne à sa suite en tout pays, vile populace qui tout-à-l’heure nous lapidait, sans la vaillance de notre attitude ! ajouta le seigneur Chusa d’un air conquérant.

– Oui… heureusement, nous avons imposé à ces misérables par notre courage, reprit le seigneur Grémion ; sinon c’était fait de nous… Ah ! vous disiez vrai… voilà une nouvelle preuve des haines et des ressentiments que produisent les prédictions incendiaires de ce Nazaréen ; il ne songe qu’à exciter les pauvres contre les riches !

– Le jeune maître n’a-t-il pas, au contraire, calmé la fureur de la foule ? dit la douce et ferme voix de Jeane. N’a-t-il pas dit : « Laissez aller en paix ces hommes, et qu’ils ne pèchent plus ?… »

– Est-ce assez d’audace ? s’écria Chusa en s’adressant à Grémion. Vous entendez ma femme ? Ne dirait-on pas que l’on ne peut maintenant aller en paix sur les chemins qu’avec la permission du Nazaréen… de ce fils de Belzébuth ! et que, si nous avons échappé aux fureurs de ces scélérats, c’est grâce à la promesse qu’il leur a faite que nous ne pécherions plus… Par les colonnes du saint temple !… est-ce assez d’impudence !…

– Le jeune maître de Nazareth, reprit Jeane, ne peut répondre de ce qui se dit et se fait en son nom… La foule s’était injustement émue contre vous… D’un mot il l’a apaisée… que pouvait-il faire davantage ?…

– Voilà du nouveau !… s’écria le seigneur Chusa. Et de quel droit ce Nazaréen calme-t-il ou soulève-t-il à son gré le populaire ?… Savez-vous pourquoi nous revenons à Jérusalem ? C’est parce qu’on nous a assurés que, par suite des prédications abominables de cet homme, les montagnards de Judée et les laboureurs de la plaine de Saron nous lapideraient si nous nous présentions pour percevoir les impôts…

– Le jeune maître a dit : Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ! reprit Jeane. Est-ce donc sa faute si les populations, écrasées par le fisc, sont hors d’état de payer davantage ?

– Et, par Hercule ! il faudra pourtant bien qu’elles payent ! s’écria Grémion. Nous retournons à Jérusalem, afin d’y chercher une escorte de troupes suffisante pour anéantir la rébellion ; et malheur à ceux qui nous résisteront !…

– Et surtout malheur au Nazaréen ! reprit Chusa ; lui seul est cause de tout le mal… Aussi vais-je prévenir le prince Hérode, les seigneurs Ponce-Pilate et Caïphe, de l’audace croissante de ce vagabond, et demander, s’il le faut, son supplice…

– Faites-le mourir, reprit Jeane, il vous pardonnera et priera Dieu pour vous !

Ce fut ainsi que Jeane, Aurélie et Geneviève furent ramenées à Jérusalem.

Chapitre 4

 

Geneviève est punie d’être allée écouter les paroles de Jésus. – La prison.