– Aurélie vient trouver son
esclave au milieu de la nuit. – Projets.
Lorsque Geneviève fut revenue avec sa
maîtresse au logis du seigneur Chusa, celui-ci dit à sa femme d’un
air courroucé :
– Rentrez dans votre chambre.
Aurélie baissa la tête en soupirant, obéit et
jeta sur son esclave un triste regard d’adieu.
Grémion prit alors Geneviève par le bras, et
la conduisit dans une salle basse, sorte de cave, destinée à
conserver les outres remplies d’huile, de vin et d’autres
provisions ; l’on descendait dans ce lieu par quelques marches
rapides. Le maître de Geneviève la poussa si rudement qu’elle
trébucha et tomba de marche en marche jusque sur le sol, pendant
que Grémion fermait la porte épaisse de cette salle basse.
La jeune femme se releva tout endolorie,
s’assit sur la pierre et pleura d’abord amèrement ; puis ses
larmes devinrent presque douces, lorsqu’elle songea qu’elle
souffrait pour être allée écouter la parole du jeune maître de
Nazareth, si tendre pour les pauvres et les esclaves, si
miséricordieux pour les repentants, si sévère pour les méchants et
les hypocrites.
Élevée dans la foi druidique que sa mère lui
avait pour ainsi dire transmise avec la vie, Geneviève n’en avait
pas moins de confiance dans les préceptes du fils de Marie,
quoiqu’il professât une autre religion que celle des druides,
toujours proscrits et vénérés dans la Gaule. D’ailleurs, Jésus
croyait, disait-on, ainsi que les druides, qu’en sortant de ce
monde-ci, on allait revivre ailleurs en âme et en chair, puisque,
selon sa religion, il parlait de la résurrection des morts[53]. Enfin, malgré la sublimité de la foi
druidique, qui délivrait l’homme de la crainte de mourir en lui
apprenant que l’on ne mourait jamais, Geneviève ne trouvait pas,
dans les préceptes de la religion gauloise, ce sentiment tendre,
fraternel, miséricordieux, dont les paroles du jeune homme de
Nazareth étaient si souvent empreintes.
L’esclave se livrait à ces réflexions,
lorsqu’elle vit s’ouvrir la porte de la cave où elle était
enfermée ; Grémion, son maître, revenait accompagné de deux
hommes : l’un tenait un paquet de cordes, l’autre un fouet à
lanières.
Geneviève n’avait jamais vu ces hommes :
ils portaient un vêtement étranger.
Le seigneur Grémion descendit les premières
marches de l’escalier et dit à Geneviève :
– Déshabille-toi.
L’esclave regarda son maître avec autant de
surprise que d’effroi, croyant à peine à ce qu’elle entendait. Il
reprit :
– Déshabille-toi… sinon ces hommes, les
valets du bourreau de la ville, vont t’ôter tes vêtements… pour te
fouailler comme tu le mérites !
Ce supplice indigne, si souvent subi par les
femmes esclaves, Geneviève, grâce à la bonté des Dieux et de sa
maîtresse, ne l’avait pas encore enduré ; aussi, dans son
épouvante, elle ne put que joindre ses mains, les tendre vers son
maître, et, suppliante, tomber à genoux.
Mais le seigneur Grémion,
s’effaçant pour donner passage aux deux hommes restés sur la
première marche de l’escalier, leur dit :
– Déshabillez-la !… fouaillez-la
rudement jusqu’au sang… Elle se souviendra d’avoir assisté aux
prédications de ce Nazaréen maudit.
Geneviève avait alors à peine vingt-trois ans,
et son époux, Fergan, lui disait parfois qu’elle était belle. Elle
fut, malgré ses pleurs, ses prières et sa résistance impuissante,
dépouillée de ses vêtements, garrottée à l’un des piliers de la
salle basse, et bientôt son corps fut sillonné de coups de
fouet.
Elle avait d’abord espéré que la honte et
l’horreur lui feraient perdre tout sentiment… Il n’en fut
rien ; mais elle oublia la douleur des coups, en se voyant en
proie aux regards de ses bourreaux… et en entendant les
plaisanteries infâmes qu’ils échangeaient en la frappant.
Le seigneur Grémion, debout, les bras croisés,
disait en riant avec méchanceté :
– Le Nazaréen ! ce fameux messie qui
se mêle de prophétiser, t’avait-il prédit ce qui t’arrive,
Geneviève ? Trouves-tu qu’il ait eu raison de proclamer
l’esclave l’égal de son maître ?… Par Jupiter ! je
regrette maintenant de ne t’avoir pas fait fouetter au milieu de la
place publique… C’eût été une bonne leçon donnée sur ton échine à
ces bandits qui croient aux séditieuses insolences de leur chef et
ami Jésus !
Lorsque les bourreaux furent las de frapper,
l’un d’eux délia Geneviève, et son maître lui dit :
– Tu ne sortiras d’ici que dans huit
jours ; durant ce temps, ma femme se passera de tes
soins ; elle se servira elle-même : ce sera sa
punition.
Et Grémion, sortant avec les bourreaux, laissa
Geneviève seule.
Ce ne furent plus alors le souvenir des
tendres et miséricordieuses paroles du fils de Marie qui vinrent à
la pensée de l’esclave, ainsi qu’elles lui étaient venues avant son
supplice : ce furent les paroles de vengeance, d’anathème,
qu’il avait aussi prononcées le matin même contre les méchants et
les oppresseurs. Pendant les longues heures qu’elle passa seule
avec le souvenir de sa honte, elle se fit à elle-même le serment
que, si jamais les Dieux voulaient qu’elle fût mère et qu’elle pût
garder près d’elle son enfant, elle s’efforcerait de lui inspirer à
la fois l’amour des faibles et des opprimés, mais de lui inspirer
aussi l’horreur de la servitude, la haine des Romains, au lieu de
laisser dégénérer dans sa jeune âme ces fiers ressentiments, comme
ils avaient dégénéré chez son époux Fergan, qu’elle aimait tant,
malgré la faiblesse son caractère, lui qui descendait pourtant de
cette forte et indomptable race de Joel, le brenn de la tribu de
Karnak.
Geneviève était depuis trois jours renfermée
dans la salle basse de la maison où Grémion, son maître, lui avait,
chaque matin, apporté un peu de nourriture, lorsque, un soir, à une
heure assez avancée de la nuit, la porte de la prison de l’esclave
s’ouvrit : elle vit apparaître Aurélie, sa maîtresse, tenant
une lampe d’une main, et de l’autre un paquet qu’elle déposa sur la
dernière marche de l’escalier.
– Pauvre femme ! tu as bien souffert
à cause de moi, dit Aurélie dont les yeux se mouillèrent de larmes
en s’approchant de Geneviève.
Celle-ci, malgré la bonté de sa maîtresse, ne
put s’empêcher de lui dire avec amertume :
– Si vous aviez une fille et que des
hommes l’eussent dépouillée de ses vêtements pour la battre à coups
de fouet, par ordre d’un maître, que diriez-vous de
l’esclavage ?
– Geneviève, tu m’accuses, et je ne suis
pas cause de ces cruautés !
– Ce n’est pas vous que j’accuse, c’est
l’esclavage ; vous êtes douce pour moi. Pourtant, voyez comme
l’on me traite !
– En vain, depuis trois jours, je demande
ta grâce à mon mari, reprit Aurélie d’une voix remplie de
compassion : il me l’a refusée ; je l’ai supplié de me
laisser venir te voir, il s’est montré impitoyable ; il
emporte d’ailleurs toujours avec lui la clef de ta prison.
– Et comment vous l’êtes-vous procurée
cette nuit ?
– Il avait mis cette clef sous son
chevet ; j’ai profité de son sommeil pour la prendre, et je
suis venue.
– J’ai bien souffert !… plus de
honte encore que de douleur, reprit Geneviève vaincue par la
douceur de sa maîtresse ; mais vos paroles me consolent.
– Écoute, Geneviève, je ne suis pas
seulement ici pour te consoler ; tu peux fuir de cette maison
et rendre un grand service au jeune homme de Nazareth… peut-être
même lui sauver la vie…
– Que dites-vous, chère maîtresse ?
s’écria Geneviève songeant moins à sa liberté qu’au service qu’elle
pourrait peut-être rendre au fils de Marie. Oh ! parlez :
ma vie, s’il le faut, pour celui qui dit qu’un jour les fers des
esclaves seront brisés !
– Depuis que nous avons passé la nuit
hors du logis pour aller entendre les prédications de Jésus, Jeane
et moi nous ne nous étions pas revues : le seigneur Chusa
l’avait empêchée de sortir de chez elle pour venir ici ;
cependant, ce soir, cédant à sa prière, il l’a amenée ici… et
pendant qu’il causait avec mon mari, sais-tu ce que Jeane m’a
appris ?
– Sur le jeune maître de
Nazareth ?
– Oui…
– Hélas ! quelque nouvelle
persécution ?
– Il est trahi… On veut l’arrêter cette
nuit même et le faire mourir.
– Trahi… lui ! Et par qui ?
– Par un de ses disciples.
– Oh ! l’infâme !
– Le seigneur Chusa, triomphant déjà de
la mort de ce pauvre Nazaréen, a tout révélé ce soir à Jeane, pour
jouir méchamment de l’affliction que lui causerait cette triste
nouvelle ; voici donc ce qui s’est passé : Les
pharisiens, docteurs de la loi, sénateurs et princes des prêtres,
tous exaspérés par les prédications de ce jeune homme, et surtout
par les dernières (celles que nous avons entendues), se sont réunis
chez le grand prêtre Caïphe et ont cherché les moyens de surprendre
le Nazaréen ; mais, craignant un soulèvement populaire si on
l’arrêtait hier, jour de fête, dans Jérusalem, ils ont remis à
cette nuit l’exécution de leurs mauvais desseins[54].
– Quoi ! cette nuit… même ?
– Oui, un traître, un de ses disciples,
nommé Judas, doit le livrer.
– L’un de ceux qui, l’autre nuit,
l’accompagnaient à la taverne de l’Onagre ?
– Celui-là même dont tu avais remarqué la
figure sombre et sournoise… Judas est donc allé trouver les princes
des prêtres et les docteurs de la loi, et leur a dit :
« Donnez-moi de l’argent, et je vous livrerai le
Nazaréen[55]. »
– Le misérable !
– Il est convenu de trente pièces
d’argent avec les pharisiens, et, à l’heure qu’il est, peut-être,
ce pauvre jeune homme, qui ne se défie de rien, est victime de
cette trahison.
– Hélas ! s’il en est ainsi, quel
service pourrai-je lui rendre ?
– Écoute encore… voici ce que Jeane m’a
dit ce soir :
– C’est en nous rendant chez vous, chère
Aurélie, que mon mari m’a appris avec une joie cruelle le malheur
dont est menacé Jésus. Sachant que, surveillée comme je le suis, je
n’ai aucun moyen de le faire prévenir, car nos serviteurs redoutent
tellement le seigneur Chusa, que, malgré mes prières ou des offres
d’argent, aucun n’oserait sortir de la maison pour aller à la
recherche du fils de Marie et l’avertir du danger ; d’ailleurs
la soirée s’avance ; une idée m’est venue : votre esclave
Geneviève paraît avoir autant de courage que de dévouement… Ne
pourrait-elle pas nous servir en cette
circonstance ?… »
» J’ai aussitôt appris à Jeane ma cruelle
vengeance que mon mari avait exercée sur toi ; mais Jeane,
loin de renoncer à son projet, m’a demandé où Grémion mettait la
clef de ta prison.
» – Sous son chevet, lui ai-je
répondu.
» – Tâchez de la prendre pendant qu’il
dormira, m’a dit Jeane. Si vous réussissez à vous en emparer, allez
délivrer Geneviève ; il vous sera facile de la faire ensuite
sortir du logis ; elle ira vite à la taverne de l’Onagre, et
là, peut-être, on lui dira où se trouve le jeune maître. »
– Oh ! chère maîtresse !
s’écria Geneviève, je n’oublierai jamais la confiance que vous et
votre amie vous avez en moi. Tâchons d’ouvrir à l’instant la porte
de la maison.
– Un moment encore ; car, enfin,
avant de te décider, il faut songer à la colère de mon mari. Ce
n’est pas pour moi que je la redoute, mais pour toi… Lorsque tu
reviendras ici, pauvre Geneviève, juge, d’après ce que tu as
souffert, ce que tu aurais à souffrir encore !
– Ne pensons pas à moi !
– Nous y avons pensé, au contraire.
Écoute encore : La nourrice de mon amie demeure près de la
porte Judiciaire ; elle vend des étoffes de laine et s’appelle
Véronique, femme de Samuel… Te rappelleras-tu ces noms ?
– Oui, oui ; Véronique, femme de
Samuel, marchande d’étoffes près la porte Judiciaire… Mais, chère
maîtresse, hâtons-nous, l’heure s’avance ; chaque instant
perdu peut être funeste au jeune maître… Oh ! je vous en
supplie, tâchez d’ouvrir la porte de la rue.
– Non, pas avant que je t’aie dit au
moins où tu pourras trouver un refuge ; il te sera impossible
de revenir ici car je frémis des traitements que te ferait endurer
mon mari.
– Quoi ! vous quitter… vous quitter
pour toujours ?…
– Aimes-tu mieux subir un supplice
infâme, et de pires tortures peut-être ?
– Je préférerais la mort à tant de
honte !
– Mon mari ne te tuera pas, parce que tu
vaux de l’argent… Cette séparation est donc indispensable ;
elle me coûte beaucoup… parce que jamais, peut-être, je ne
retrouverai une esclave en qui j’aie autant de confiance qu’en toi…
Mais que veux-tu ? depuis que j’ai entendu les paroles de ce
jeune homme, je partage l’enthousiasme qu’il inspire à Jeane ;
et si tu consens à tâcher de le sauver…
– En doutez-vous, chère
maîtresse ?
– Non ; je sais ton dévouement, ton
courage… Voici donc ce qu’il faudrait faire. Si tu peux parvenir à
trouver le jeune maître de Nazareth, tu l’avertiras qu’il est trahi
par Judas, l’un de ses disciples, et qu’il n’a plus qu’à fuir de
Jérusalem pour échapper aux pharisiens ; ils ont juré sa
mort !… Jeane pense qu’en se retirant en Galilée, son pays
natal, le fils de Marie sera sauvé, car ses ennemis n’oseront pas
le poursuivre jusque-là…
– Mais, chère maîtresse, même ici, à
Jérusalem, il n’aurait cette nuit qu’à appeler le peuple à sa
défense ; ses disciples, dont il est adoré, se mettraient à la
tête de la révolte, et tous les pharisiens du monde seraient
impuissants à l’arrêter !
– Jeane avait aussi songé à ce
moyen : mais, pour qu’il soulève le peuple on sa faveur, il
faut que Jésus ou ses disciples soient avertis du danger dont il
est menacé.
– Aussi, chère maîtresse, n’avons-nous
pas un moment à perdre.
– Encore une fois, pauvre Geneviève, tu
oublies les périls qui te menacent !… Lors donc que tu auras
prévenu le jeune maître ou quelqu’un de ses disciples, tu te
rendras chez Véronique, femme de Samuel ; tu lui diras que tu
viens de la part de Jeane, et, pour preuve de la vérité, tu lui
remettras cet anneau, que mon amie a ôté de son doigt ; tu
prieras Véronique de te cacher dans sa maison et de se rendre
aussitôt chez Jeane, qui l’instruira de ce qu’elle et moi comptons
ensuite faire pour toi. « Véronique, m’a dit mon amie, est
bonne et serviable ; elle conserve, ainsi que son mari, pour
le jeune homme de Nazareth, une grande reconnaissance, parce qu’il
a guéri un de leurs enfants. » Tu seras donc sûrement cachée
dans cette maison jusqu’à ce que Jeane et moi ayons résolu quelque
chose à ton égard. Ce n’est pas tout : j’ai apporté dans cette
toile ton déguisement de jeune garçon, que j’ai été prendre
tout-à-l’heure dans l’endroit où tu couches ; il sera plus
prudent de revêtir ces habits d’homme. Il te coûtera moins de
courir de nuit, ainsi déguisée, les rues de Jérusalem, et d’entrer
à la taverne de l’Onagre.
– Chère… chère maîtresse, toujours bonne…
vous pensez à tout !
– Hâte-toi, de t’habiller… Pendant ce
temps-là je vais aller voir s’il est possible d’ouvrir la porte de
la rue.
Chapitre 5
Évasion de Geneviève. – Le jardin des
oliviers. – Banaïas. – Le tribunal de Caïphe. – La maison de
Ponce-Pilate. – Le prétoire. – Les soldats romains. – Le roi des
Juifs. – La croix. – La Porte Judiciaire. – Le Golgotha. – Les deux
larrons. – Les pharisiens.
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