– Mort de Jésus.
Aurélie, ayant quitté la salle basse, y revint
au bout de quelques instants, et trouva Geneviève vêtue en jeune
garçon bouclant la ceinture de cuir de sa tunique.
– Impossible d’ouvrir la porte ! –
dit avec désespoir Aurélie à son esclave ; – la clef n’est pas
restée en dedans à la serrure, comme on l’y laisse
habituellement.
– Chère maîtresse, – dit Geneviève, –
venez ; essayons encore. Venez vite.
Et toutes deux, après avoir traversé la cour,
arrivèrent auprès de l’entrée de la maison. Les efforts de
Geneviève furent aussi vains que ceux de sa maîtresse pour ouvrir
la porte. Elle était surmontée d’un demi-cintre à jour ; mais
il était impossible d’atteindre sans échelle à cette ouverture…
Soudain Geneviève dit à Aurélie :
– J’ai lu, dans les récits de famille
laissés à Fergan, qu’une de ses aïeules nommée Méroë, femme d’un
marin, avait pu, à l’aide de son mari, monter sur un arbre assez
élevé.
– Par quel moyen ?
– Veuillez vous adosser à cette porte,
chère maîtresse ; maintenant, enlacez vos deux mains, de sorte
que je puisse placer dans leur creux le bout de mon pied : je
mettrai ensuite l’autre sur votre épaule ; peut-être ainsi
atteindrai-je le cintre, de là, je tâcherai de descendre dans la
rue.
Soudain l’esclave entendit au loin la voix du
seigneur Grémion, qui, de l’étage supérieur, appelait d’un ton
courroucé :
– Aurélie ! Aurélie !
– Mon mari, s’écria la jeune femme toute
tremblante. – Ah ! Geneviève, tu es perdue !
– Vos mains, vos mains, chère maîtresse,
– dit vivement l’esclave. – Encore un effort ; si je puis
monter jusqu’à cette ouverture, je suis sauvée.
Aurélie obéit presque machinalement à
Geneviève ; car la voix menaçante du seigneur Grémion se
rapprochait de plus en plus. L’esclave, après avoir placé l’un de
ses pieds dans le creux des deux mains de sa maîtresse, appuya
légèrement son autre pied sur son épaule, atteignit ainsi à la
hauteur de l’ouverture, parvint à se placer sur l’épaisseur de la
muraille, et resta quelques instants agenouillée sous le
demi-cintre.
– Mais, en sautant dans la rue, – dit
Aurélie avec effroi, – tu te briseras, pauvre Geneviève.
À ce moment arrivait le seigneur Grémion,
pâle, courroucé, tenant une lampe à la main.
– Que faites-vous là ? –
s’écria-t-il en s’adressant à sa femme, – répondez !
répondez !
Puis, apercevant l’esclave agenouillée
au-dessus de la porte, il ajouta :
– Ah ! scélérate ! tu veux
t’échapper !… c’est ma femme qui favorise ta fuite !
– Oui, – répondit courageusement Aurélie,
– oui ; dussiez-vous me tuer sur la place, elle va échapper à
vos mauvais traitements.
Geneviève après avoir, du haut de l’ouverture
où elle était blottie, regardé dans la rue, vit qu’il lui fallait
sauter deux fois sa hauteur ; elle hésita un moment ;
mais entendant le seigneur Grémion dire à sa femme qu’il secouait
brutalement par le bras pour lui faire abandonner les anneaux de la
porte auxquels elle se cramponnait :
– Par Hercule ! me laisserez-vous
passer ? Oh ! je vais aller dehors attendre votre
misérable esclave, et si elle ne se brise pas les membres en
sautant dans la rue, moi je lui briserai les os !
– Tâche de descendre et de te sauver,
Geneviève, – cria Aurélie ; – ne crains rien !… il faudra
que l’on me foule aux pieds avant d’ouvrir cette porte !
Geneviève leva les yeux au ciel pour invoquer
les dieux, s’élança du rebord du cintre en se pelotonnant, et fut
assez heureuse pour toucher terre sans se blesser. Cependant, elle
resta un instant étourdie de sa chute, puis elle prit rapidement la
fuite, le cœur navré des cris qu’elle entendait pousser au dedans
du logis par sa maîtresse, que son mari maltraitait.
L’esclave, après avoir d’abord précipité sa
course pour s’éloigner de la maison de son maître, s’arrêta
essoufflée, pour se rappeler dans quelle direction était placée la
taverne de l’Onagre, où elle espérait se renseigner sur le jeune
maître de Nazareth, qu’elle voulait prévenir du danger dont il
était menacé.
Elle apprit dans cette taverne que quelques
heures auparavant il s’était dirigé, avec plusieurs de ses
disciples, du côté du torrent de Cédron, vers un jardin planté
d’oliviers, où, souvent, il se rendait la nuit pour méditer et pour
prier.
Geneviève courut en hâte vers ce lieu. Au
moment où elle franchissait la porte de la ville, elle vit au loin
dans la nuit la lueur de plusieurs torches se reflétant sur les
casques et sur les armures d’un assez grand nombre de
soldats ; ils marchaient en désordre et poussaient des
clameurs confuses. L’esclave, craignant qu’ils ne fussent envoyés
par les pharisiens pour se saisir du fils de Marie, tâcha de les
devancer, et d’arriver assez à temps pour donner l’alarme à Jésus
ou à ses disciples.
Elle n’était plus qu’à une petite distance de
ces gens armés qu’elle reconnut pour des miliciens de Jérusalem,
troupe peu renommée pour son courage, lorsqu’à la lueur des
flambeaux qu’ils portaient, elle remarqua en dehors de la route, et
suivant la même direction, un étroit sentier bordé de
térébinthes ; elle prit ce chemin, afin de n’être pas vue des
soldats, à la tête desquels elle remarqua Judas, ce disciple du
jeune maître qu’elle avait vu à la taverne de l’Onagre une des
nuits précédentes. Il disait alors à haute voix à l’officier des
miliciens :
– Seigneur, celui que vous me verrez
embrasser sera le Nazaréen.
– Oh ! cette fois, – reprit
l’officier, – il ne nous échappera pas, et demain, avant le coucher
du soleil, ce séditieux aura subi la peine due à ses crimes…
Hâtons-nous… hâtons-nous ; quelqu’un de ses disciples pourrait
lui donner l’éveil sur notre arrivée. Soyons aussi très-prudents…
de peur de tomber dans une embuscade… et soyons très-prudents
encore lorsque nous serons sur le point de nous saisir du Nazaréen…
il peut employer contre nous des moyens magiques et diaboliques… Si
je vous recommande la prudence, braves miliciens, – ajouta
l’officier d’un ton valeureux, – ce n’est pas que je redoute le
danger… mais c’est pour assurer le succès de notre entreprise…
Les miliciens ne parurent pas très-rassurés
par ces paroles de l’officier ; ils ralentirent leur marche,
de crainte sans doute de quelque embuscade. Geneviève profita de
cette circonstance, et, toujours courant, elle arriva aux bords du
torrent de Cédron. Non loin de là, elle aperçut un monticule planté
d’oliviers ; ce bois, noyé d’ombre, se distinguait à peine des
ténèbres de la nuit. Elle prêta l’oreille, tout était
silencieux ; l’on entendait seulement au loin les pas mesurés
des soldats, qui s’approchaient lentement. Geneviève eut un moment
d’espoir, pensant que peut-être le jeune maître de Nazareth,
prévenu à temps, avait quitté ce lieu. Elle s’avançait avec
précaution dans l’obscurité, lorsqu’elle trébucha contre un corps
étendu au pied d’un olivier. Elle ne put retenir un cri d’effroi,
tandis que l’homme qu’elle avait heurté s’éveillait en sursaut et
disait :
– Maître, pardonnez-moi ! mais,
cette fois encore, je n’ai pu vaincre le sommeil qui
m’accablait.
– Un disciple de Jésus ! – s’écria
l’esclave alarmée. – Il est donc ici ?
Puis, s’adressant à cet homme :
– Puisque vous êtes un disciple de Jésus,
sauvez-le… il en est temps encore… Voyez au loin ces torches…
entendez ces clameurs confuses !… ils s’approchent… ils
veulent le prendre… le faire mourir… Sauvez-le !
sauvez-le !
– Qui cela ? – répondit le disciple
à demi appesanti par le sommeil ; – qui veut-on faire
mourir ?… qui êtes-vous ?…
– Peu vous importe qui je suis ;
mais sauvez votre maître, vous dis-je, on vient le saisir… les
soldats avancent… Voyez-vous ces torches là-bas ?…
– Oui, – répondit le disciple d’un air
surpris et effrayé en s’éveillant tout à fait ; – je vois au
loin briller des casques à la lueur des flambeaux. Mais, –
ajouta-t-il en regardant autour de lui, – où sont donc mes
compagnons ?
– Endormis comme vous peut-être, – dit
Geneviève. – Et votre maître où est-il ?
– Là, dans le bois d’oliviers, où il
vient souvent méditer ; ce soir, il s’est senti saisi d’une
tristesse insurmontable… il a voulu être seul et s’est retiré sous
ces arbres, après nous avoir à tous recommandé de veiller…
– Il prévoyait sans doute le danger qui
le menace, – s’écria Geneviève. – Et vous n’avez pas eu la force de
résister au sommeil ?…
– Non ; moi et mes compagnons nous
avons vainement lutté… notre maître est venu deux fois nous
réveiller, nous reprochant doucement de nous endormir ainsi… puis
il s’en est allé de nouveau méditer et prier sous ces arbres…
– Les miliciens ! – s’écria
Geneviève en voyant la lueur des flambeaux se rapprocher de plus en
plus ; – les voilà !… il est perdu ! à moins qu’il
ne reste caché dans le bois… ou que vous vous fassiez tuer tous
pour le défendre… Êtes-vous armés ?
– Nous n’avons pas d’armes, – répondit le
disciple commençant à trembler ; – et puis, essayer de
résister à des soldats, c’est insensé !…
– Pas d’armes ! – s’écria Geneviève
indignée ; – est-ce qu’il est besoin d’armes ? est-ce que
les cailloux du chemin ! est-ce que le courage ne suffisent
pas pour écraser ces hommes ?
– Hélas ! nous ne sommes pas gens
d’épée, – dit le disciple en regardant autour de lui avec
inquiétude, car déjà les miliciens étaient assez près de là pour
que leurs torches éclairassent en partie Geneviève, le disciple et
plusieurs de ses compagnons, qu’elle aperçut alors, çà et là,
endormis au pied des arbres. Ils s’éveillèrent en sursaut à la voix
de leur camarade, effrayé, qui les appelait, allant de l’un à
l’autre.
Les miliciens accouraient en tumulte ;
voyant à la lueur des flambeaux plusieurs hommes, les uns encore
couchés, les autres se relevant, les autres debout, ils se
précipitèrent sur eux, les menaçant de leurs épées et de leurs
bâtons, car quelques-uns n’étaient armés que de bâtons, et tous
criaient :
– Où est le Nazaréen ?… dis-nous,
Judas, où est-il ?…
Le traître et infâme disciple, après avoir
examiné à la lueur des torches ses anciens compagnons, retenus
prisonniers, dit à l’officier :
– Le jeune maître n’est pas parmi
ceux-ci.
– Nous échapperait-il cette fois ? –
s’écria l’officier. – Par les colonnes du Temple ! tu nous as
promis de nous le livrer, Judas ; tu as reçu le prix de son
sang, il faut que tu nous le livres !
Geneviève s’était tenue à l’écart ; tout
à coup elle vit à quelques pas, du côté du bois d’oliviers, comme
une forme blanche qui, se détachant des ténèbres, s’approchait
lentement vers les soldats. Le cœur de Geneviève se brisa ;
c’était sans doute le jeune maître, attiré par le bruit du tumulte.
Elle ne se trompait pas. Bientôt elle reconnut Jésus à la clarté
des torches ; sur sa figure douce et triste on ne lisait ni
crainte ni surprise.
Judas fit un signe d’intelligence à
l’officier, courut au devant du jeune homme de Nazareth, et lui dit
en l’embrassant :
– Je vous salue… mon maître[56] !
À ces mots, ceux des miliciens qui n’étaient
pas occupés à retenir prisonniers les disciples, qui tâchaient en
vain de fuir, se rappelant les recommandations de leur officier au
sujet des sortilèges infernaux que Jésus pourrait peut-être
employer contre eux, le regardaient avec crainte, hésitant à
s’approcher de lui pour s’en emparer ; l’officier lui-même, se
tenant derrière ses soldats, les excitait à se saisir de Jésus,
mais il n’osait s’en approcher.
Le jeune maître, calme, pensif, fit quelques
pas au devant de ces gens armés, et leur dit :
« – Qui cherchez-vous ? »
– Nous cherchons Jésus, – répondit
l’officier restant toujours derrière ses soldats ; – nous
cherchons Jésus de Nazareth.
« – C’est moi, » – dit le jeune
maître en faisant un pas vers les soldats. – C’est moi.
Mais les miliciens reculèrent effrayés.
Jésus reprit :
« – Encore une fois, qui
cherchez-vous ? »
– Jésus de Nazareth ! –
reprirent-ils tous d’une voix ; – nous voulons prendre Jésus
de Nazareth !
Et ils reculèrent de nouveau.
« – Je vous ai déjà dit que c’était moi,
– répondit le jeune maître en allant à eux ; – puisque vous me
cherchez, prenez-moi, mais laissez aller ceux-ci[57], » – ajouta-t-il en montrant du
geste ses disciples, toujours retenus prisonniers.
L’officier fit un signe aux miliciens, qui ne
semblaient pas encore tout à fait rassurés ; cependant ils
entourèrent Jésus pour le garrotter, tandis qu’il leur disait
doucement :
« – Vous êtes venus ici armés d’épées, de
bâtons, pour me prendre, comme si j’étais un malfaiteur ?…
J’étais pourtant tous les jours assis au milieu de vous, priant
dans le temple… et vous ne m’avez pas arrêté[58]… »
Puis, de lui-même, il tendit ses mains aux
liens dont on les garrotta. Les lâches disciples du jeune maître
n’avaient pas eu le courage de le défendre ; ils n’osèrent pas
même l’accompagner jusqu’à sa prison, dès qu’ils ne furent plus
contenus par les soldats, ils s’enfuirent de tous côtés[59].
Un triste sourire effleura les lèvres de Jésus
lorsqu’il se vit ainsi trahi, délaissé par ceux-là qu’il avait tant
aimés et qu’il croyait ses amis.
Geneviève, cachée dans l’ombre par le tronc
d’un olivier, ne put retenir des larmes de douleur et d’indignation
à la vue de ces hommes abandonnant si misérablement le jeune
maître ; elle comprit pourquoi les docteurs de la loi et les
princes des prêtres, au lieu de le faire arrêter en plein jour, le
faisaient arrêter durant la nuit : ils craignaient les colères
du peuple et des gens résolus comme Banaïas ; ceux-là
n’auraient pas laissé enlever sans résistance l’ami des pauvres et
des affligés.
Les miliciens quittèrent le bois des oliviers,
emmenant au milieu d’eux leur prisonnier ; ils se dirigeaient
vers la ville. Au bout de quelque temps, Geneviève s’aperçut qu’un
homme, dont elle ne pouvait distinguer les traits dans les
ténèbres, marchait derrière elle, et plusieurs fois elle entendit
cet homme soupirer en sanglotant.
Après être rentrés dans Jérusalem à travers
les rues désertes et silencieuses, comme elles le sont à cette
heure de la nuit, les soldats se rendirent à la maison du prince
des prêtres, où ils conduisirent Jésus. L’esclave, remarquant à la
porte de Caïphe un grand nombre de serviteurs, se glissa parmi eux
lors de l’entrée des soldats, et resta d’abord sous le vestibule,
éclairé par des flambeaux.
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